LE PARFAIT DÉNUEMENT DE L'ÂME CONTEMPLATIVE

DANS UN CHEMIN DE TROIS JOURS

par lequel Dieu nous appelle à la solitude intérieure afin que nous nous consacrions à lui dans la plus haute contemplation

suivi du Traité des extases, ravissements, révélations et illusions

Deus vocavit nos ut eamus viam trium dierum in solitudiem et sacrificem Domino Deo nostro (« Dieu nous a appelés à faire un chemin de trois jours dans le désert pour y offrir un sacrifice au Seigneur notre Dieu », Ex 5, 3).

Au divin Enfant Jésus

Très aimable et adorable Enfant,

Si les anciens mettaient des couronnes de fleurs au pied de la statue du soleil parce qu'ils ne pouvaient couronner ce bel astre qui se faisait un diadème de ses propres rayons, avec combien plus de raison me dois-je prosterner à vos pieds pour vous faire offrande ! Il y a longtemps, aimable Enfant, comme vous savez que je désire vous faire un présent et que je pense à ce que je pourrais vous offrir au vue de tant de grâces que j'ai reçues dans votre service ; mais je ne trouve rien en moi à vous présenter, et ce n'est pas parce qu'il n'y a rien qui ne soit digne de vous ou parce qu'ayant moi-même, pour votre amour, renoncé au monde et à tout ce qu'on y possède, étant pauvre religieux comme je suis, je ne puis pas vous dire comme le Roi-Prophète : Dixit Domino Deus meus es tu, quoniam bonorum meorum non eges ([« J’ai dit au Seigneur] Vous êtes mon Dieu parce que vous n'avez pas besoin de mes biens »).

Ce n'est pas non plus, comme on pourrait bien s'imaginer, parce que vous seul étant celui qui est, tout ce qui est vous appartient. Bien loin de tout cela, cherchant en moi-même ce que vous agréez dans les enfants des hommes, où vous trouverez tous vos délices, j'ai bien de la joie, Mon doux Jésus, de n'y rien trouver pour vous donner, parce qu'après avoir bien tout considéré, je trouve que depuis longtemps, je suis tout vôtre. Mon cœur, qui tressaille déjà de joie, d'autant qu'il se sentait détaché par les efforts de votre grâce, de toutes les choses sensibles, croyait pouvoir être ce présent à vous faire et que vous recevriez de moi, et me disait tout transporté : « Offrez-moi, présentez-moi, car je suis libre. » Mais, mon doux Jésus, comme une âme qui contemple votre beauté est tellement absorbée et perdue dans vos perfections infinies qu'elle ne saurait se trouver ni se connaître dans ces abîmes de ténèbres pleines de lumière ; ainsi ce cœur tout absorbé dans vos bienfaits et embrasé de vos ardeurs ne connaît pas qu'il n'est plus libre pour se donner, puisqu'il est votre esclave depuis le baptême, et tout vôtre par un nouveau titre dans les vœux de la religion.

Mais enfin, aimable, incomparable et adorable Enfant, s'il faut vous offrir quelque chose de ce tout qui vous appartient par tant de titres, la lumière qui est le premier écoulement de la divinité et dont vous avez pris toute la source (lumen de lumine1), est la chose qui vous agrée le plus dans le monde et les sciences ; et les connaissances des hommes sont le plus riche présent qu'on vous puisse faire, car je remarque qu'ayant soumis tout le reste de ce vaste univers au service de l'homme, votre Roi-Prophète nous proteste2 que vous vous êtes réservé le domaine et la seigneurie des sciences : Deus scientiarum Dominus est3.

Adorable Enfant, si les sciences sont votre principal domaine, la raison, si vous me permettez de la dire, est parce qu'elles sont les plus belles raisons que vous nous communiquez et qu'elles résident dans l'esprit de l'homme, qui peut lui seul vous connaître, vous contempler et vous adorer. Vous avez toutefois des docteurs pour nous les enseigner et nous les apprendre. Je remarque qu'il n'y en a qu'une seule dont vous êtes si jaloux que vous n'y voulez point d'autre maître que vous, car vous voulez que la mystique qui nous fait connaître et votre Père et Vous, soit tout à vous, vienne de vous, retourne à vous et qu'on ne la puisse apprendre que de vous-même comme une sciences toute divine : neque Patrem quis novit, nisi Filius et cui voluerit Filius revelare4 ?

Je vous offre donc, divin Enfant, cette science qui ne nous peut être communiquée que par vous-même. C'est le présent que je vous fais de ce que vous m'en avez donné, et je vous présente dans ce livre ce que vous m'en avez communiqué dans mes oraisons, car si selon saint Augustin, la manne dont vous nourrissez votre peuple dans le désert avait le goût de tout ce que les justes désiraient manger5, et qu'au sentiment du docte Origène6, il en est de même de votre parole — et le dévot saint Bernard dit qu'elle est à quelques-uns une lumière, une médecine, une vie, une nourriture pour la gloire éternelle, et aux autres une épée qui frappe sans pitié, un tonnerre qui donne de l'épouvante et un juge qui condamne souverainement selon la disposition des cœurs qui la reçoivent — j'espère par votre miséricorde que ceux qui la liront humblement dans ce livre que je vous présente et que je vous offre, profiteront beaucoup mieux que moi des lumières que vous m'avez données, parce qu'ils ont des esprits plus propres pour vous contempler dans les anéantissements de votre crèche, des cœurs plus tendres pour vous aimer dans les souffrances du Calvaire et des volontés plus ferventes pour vous embrasser, aimable Enfant Jésus, sur le lit de votre croix.

Du motif et de l'intention de l'auteur

Le motif de ce petit ouvrage où je montre au chrétien intérieur les voies qu'il doit quitter pour abandonner le monde et celles qu'il doit prendre pour revenir à Dieu, et où l'âme contemplative connaîtra les élévations par lesquelles Dieu la conduit et l'état présent où elle se trouve, est parce que j'en connais qui ne suivent les maximes du monde et du vieil homme que parce qu'ils ne savent pas rebrousser chemin pour retourner à Dieu et se revêtir du nouveau. Car si Dieu, par sa miséricorde, les éblouit par l'éclat de ses lumières, ils n'en profitent que par des irrésolutions ou pour de bonnes volontés sans aucun effet, ou au plus de fort peu considérables, et se plaignent comme s'ils ne trouvaient point de directeurs éclairés et assez charitables pour leur montrer le bon chemin et les voies de la vraie vertu.

Je connais même des personnes spirituelles qui n'avancent point dans les voies de l'oraison parce qu'elles n'y marchent qu'à tâtons et qu'on ne leur fait pas comprendre que les voies par lesquelles Dieu les conduit sont des élévations à la contemplation. Ces pauvres âmes souffrent les peines d'une amante fidèle à laquelle on défendrait d'aimer, de converser et de parler du langage de son bien-aimé, ce leur est un tourment incroyable de se voir si doucement et si fortement attirées sans qu'il leur soit permis de suivre les attraits de l’Époux, parce que, n'ayant pas assez d'expérience dans la vie mystique, elles ne sauraient marcher dans ces voies extraordinaires sans guide, quoiqu'elles se sentent si fortement attirées qu'elles ne peuvent s'en défendre qu'avec violence. Ces âmes pures vivent dans une incertitude de leur état, qui est tout à fait contraire au repos et à la quiétude que Dieu demande dans la contemplation. C'est pourquoi l'Esprit divin ne saurait agir dans toute son étendue sur un esprit agité, où la paix n'est pas sans bruit et où les connaissances n'ont rien de certain car, au lieu de suivre l’Époux par amour, elles ne s'amusent7 qu'à examiner avec crainte où est-ce qu'elles vont, qu'est-ce qui se fait, qu'est-ce qui se passe dans l'intérieur ? Et quoique les attraits divins soient assez puissants, elles n'arrivent jamais à l'union d'une parfaite contemplation, parce qu'au lieu de suivre l'Agneau à l'odeur de ses parfums, elles se font traîner par violence, elles n'osent s'abandonner à des mouvements qu'elles ne connaissent pas et qu'on ne leur fait pas connaître ; et je trouve que ces âmes fidèles n'ont pas peu de raisons de craindre de s'engager dans le chemin de la vie mystique, qui est d'autant plus dangereux qu'il est élevé quand on n'y marche sans guide ou que l'on n'a pas un conducteur assuré.

Or dans ce petit livre, l'âme bien intentionnée trouvera, comme dans une carte céleste, les voies qu'elle doit prendre pour quitter le monde et revenir à Dieu, et l'âme contemplative expérimentera les élévations par lesquelles Dieu conduit ses chastes épouses à l'union mystique. Dans ce livre, l'âme dévote apprendra ce qu'elle doit pratiquer pour devenir contemplative et l'âme contemplative apprendra quels sont les obstacles à la vraie contemplation. Enfin dans ce livre, l'homme intérieur apprendra à se recueillir, à s'introvertir, à s'élever et à unir toutes ses puissances à l'essence de l'âme pour devenir contemplatif, et l'âme contemplative s'instruira que les cessations d'actes, que les connaissances sans réflexion, que l'amour sans sentiment, que les anéantissements passifs et actifs, que la sainte oisiveté et que les abandonnements qu'elle expérimente dans l'oraison, sont des voies et des effets de la mystique.

Vous me direz peut-être : qui a Dieu pour maître, n'a-t-il pas un bon guide et un parfait directeur ? Je vous réponds qu'il est vrai, mais souvenez-vous de ce que l'ange dit à ce bon anachorète, lequel se plaignant de ce que l'ayant si souvent honoré de ses visites, il ne l'avait jamais repris d'une faute dont un confrère venait de le reprendre et le corriger. L'ange lui répondit que Dieu avait ordonné que les hommes enseigneraient les hommes, que le maître enseignerait ses disciples, c'est-à-dire que s'il y a des âmes spirituelles et contemplatives, Dieu ne refusera pas à leurs ferventes prières des directeurs savants et expérimentés pour les conduire.

Remarquez encore ce que Jésus-Christ disait à ses disciples, parlant des pharisiens : « Laissez-les faire, ce sont des aveugles qui mènent d'autres aveugles, et si un aveugle en conduit un autre, tous deux tombent dans la fosse » ; Cæcus autem cæco ducatum præstet, ambo in foveam cadunt8.

Je vous donne avis que dans tout le corps de cet ouvrage, je ne suis que les voies que j'ai rencontrées dans l'exercice9, c'est-à-dire : soit que je corrige, soit que je dirige, je ne dis rien que je n'aie expérimenté dans l'application de ce saint ministère et dont je ne me sois assuré dans l'étude des docteurs qui traitent de cette science, qu'on ne peut apprendre que de Dieu seul ; et pour ce sujet je cite quelquefois leur latin afin d'autoriser ma propre expérience dans l'esprit de mon lecteur.

Je finis en rendant grâces aux âmes dévotes de leur charitable appréhension. Je les prie de ne craindre point pour moi de ce que, traitant d'une vie cachée, je m'expose dans un danger éminent ; car, outre que l'humiliation qui me reviendra d'y réussir mal vaudra mieux que tout ce que je pourrais prétendre par un heureux succès, je ne suis pas digne d'être méprisé pour Jésus-Christ et d'être du nombre de ceux dont parle l'Apôtre : nos stulti propter Christum10. Et bien souvent il y a moins de danger à traiter des choses plus relevées, parce que n'étant pas si intelligibles, les ignorants ne les entendent pas pour les condamner et les savants pardonnent facilement les fautes qu'on y peut commettre. Que s'il s'en trouve qui ne soient pas assez charitables, ceux-là ne peuvent censurer que la façon de parler ou la science de ce livre.

Je réponds à ceux qui m'accusent d'y parler improprement, qu'ils ne considèrent pas qu'on ne peut parler fort juste de ce qui n'est pas bien intelligible, et qu'on ne saurait s'expliquer parfaitement sur un point qui est inexplicable. Que si l'on trouve que je fasse quelques faux pas dans ces voies divines et dans ces routes toutes célestes, je prie mon lecteur de considérer que le chemin de la vie mystique est si raboteux et si mal aplani, pour être si relevé et si peu fréquenté, que si ceux qui sont plus habiles que moi n'y bronchent pas si fréquemment, ils ont de grandes obligations à Dieu qui leur communique de plus belles lumières.

Introduction très nécessaire pour comprendre le dessein de ce livre

Si vous considérez, mon cher lecteur, pourquoi un architecte jette de temps en temps les yeux sur le plus haut de son édifice, quoiqu'il ne commence encore que d'en jeter les fondements, vous n'aurez pas de peine à comprendre l'axiome du philosophe qui dit que la fin de l'ouvrage doit précéder son commencement dans l'esprit de celui qui l'entreprend, et vous ne serez pas surpris non plus si je grave une idée de la contemplation sur le frontispice de ce livre, quoiqu'elle soit la fin et le plus haut de tout l’édifice spirituel.

Les théologiens mystiques qui veulent expliquer l'éminence de la contemplation et nous faire comprendre autant que l'on peut l'union qui se fait entre l'âme et Dieu, s'expliquent tous selon leur propre expérience et usent des termes les plus approchants et les plus conformes à l'état suréminent où Dieu les a élevés. Il ne faut donc pas s'étonner si, pour s'expliquer, ces âmes d'élite choisissent des termes difficiles à entendre et relevés, puisqu'elles parlent d'une union très éminente, inexplicable et qu'on ne peut comprendre que dans l'expérience que Dieu en donne.

Les uns disent que l'âme, par la force de l'amour divin, est unie à Dieu sans moyen, les autres qu'elle le contemple et le voit autant qu'on le peut voir en cette vie. Il y en a qui s'expliquent d'une autre façon et disent que l'âme cesse d'agir par une sainte oisiveté, ou bien qu’elle est morte ou anéantie en elle-même, ou plutôt qu'elle est déifiée et toute transformée en Dieu : cachée, vivante en lui et de lui, etc.

Si vous considérez bien toutes ces différentes façons de parler, vous trouverez qu'elles ne disent qu'une même chose. Premièrement, être uni à Dieu sans moyen, c'est à dire immédiatement, ce n'est dire rien moins qu'un dépouillement entier de toutes choses. Secondement, voir Dieu autant qu'on le peut voir en cette vie, ce n'est dire autre chose que le voir sans empêchement, sans nuages et dans un dénuement parfait de tout ce qui est créé. En troisième lieu, cesser d'agir emporte un dénuement achevé de toutes les opérations sensibles et intellectuelles. Enfin, dire que l'âme est morte et anéantie en elle-même ne veut dire autre chose qu'un parfait dénuement de toutes sortes de réflexions et de pensées, conformément au dire du maître des contemplatifs, lequel écrivait au Colossiens que la vie mystique est comme un tombeau où l'âme contemplative expire à la vie naturelle et aux opérations qui lui sont propres pour ne vivre que de la vie de Jésus-Christ en Dieu : Mortui enim estis et vita vestra abscondita cum Christo in Deo11.

Il n'y a que la séraphique des contemplatifs12 qui semblent s'écarter de cette définition quand elle dit que l'union mystique est un mariage sacré qui se traite13 entre l'âme et Dieu dans la méditation, qui s'achève dans la contemplation et qui se consomme dans le fond de l'âme, où Dieu seul peut entrer. Mais si sainte Thérèse14 l'appelle un mariage saint et sacré, je dis qu'elle ne dit rien moins ni rien plus qu'un dépouillement, qu'un dénuement, qu'une cessation d'actes, qu'une transformation, qu'une mort et qu'une vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; car si la loi ordonne qu'il y ait une égalité entre les parties dans tous les mariages : Si vis nubere, nube pari15, que pensez-vous donc qu'elle soit, cette égalité et cette disposition que Dieu demande de l'âme pour l'élever à cette union, à ce mariage spirituel où elle jouit de ses chastes baisers ?

Écoutez, je vous prie, Jésus-Christ, ce divin amant, et il vous dira lui-même, tout nu sur la croix, qui est la chaire d'où il enseigne tous les contemplatifs et le lit sacré où il épouse ces âmes choisies : Exemplum dedi vobis16, « je vous donne l'exemple » où vous voyez qu'il faut être dépouillé de tout, et principalement de tout amour-propre, pour approcher mon Père ; qu'il faut être tout nu et net de tout péché pour s'unir à Dieu . Exemplum dedi vobis : « je vous ai donné l'exemple » où vous voyez en ma personne qu'il faut avoir les mains et les pieds cloués et le cœur ouvert pour tout souffrir et ne savoir qu'aimer, et je vous proteste que vous ne serez jamais épouses dans la contemplation si vous n'imitez l'exemple de nudité que je vous donne sur le Calvaire.

Il me semble, mon cher lecteur, que cet exemple de Jésus-Christ tout nu sur la croix est un soleil qui éclaire toutes les voies obscures et ténébreuses de la vie mystique, et pour bien expliquer ma pensée, je veux prendre la chose en son principe et vous faire voir clairement tous les obstacles qui nous empêchent de nous unir à Dieu par la contemplation. Car si je trouve l'état dans lequel l'homme était intimement uni à Dieu et inséparable de sa présence, et le chemin par lequel il s'est éloigné et séparé de lui, nous trouverons sans doute le chemin qu'il doit suivre pour y retourner et l'état où il doit arriver pour s'unir à son premier principe, puisque le retour conduit toujours au même terme d'où l'on est parti, comme la même ligne qui écarte le compas d'un point le fait retourner au même centre.

Pour ce sujet nous ne saurions prendre un meilleur guide ni une règle plus assurée que l’Écriture sainte, où je remarque que Dieu travaillant à la formation de l'homme, il est dit qu'il le fit à son image et ressemblance ; et comme Dieu est un acte très pur, très simple, qui n'admet aucun changement et qui ne souffre aucune division en se divisant même, il s'ensuit que l'âme doit être très pure en son essence et très simple en son unité pour avoir cette divine ressemblance, qui seule la peut réunir à son principe. Nous savons au contraire que le péché, qui est le seul ennemi de Dieu et dont le propre est d'effacer son caractère et son image, ce monstre de la nature et de la grâce, met la division partout où il paraît, et principalement dans le cœur de l'homme, par des multiplicités qui le séparent de Dieu : Distantia et propinquitas creaturæ ad Deum, dit la théologie de saint Thomas d'Aquin, est similitudo vel dissimilitudo17.

En effet le péché séparant l'homme de Dieu a mis une si grande division dans l'âme, une si grande dissemblance dans l'image de Dieu, un si grand obstacle, non seulement entre l'âme et Dieu, mais encore entre les puissances et l'essence de l'âme où est la demeure de Dieu. Et les puissances extérieures, intérieures, sensibles et intellectuelles sont tellement multipliées et dissipées par le péché qu'elles ne savent plus le retour de leur introversion pour se réunir à leur essence où consiste le repos de l'esprit et de l'union de l'âme avec Dieu par ressemblance parce que, comme nous avons dit, Dieu étant un acte très pur et très simple, il ne peut pas s'unir à une âme qui a tant de dissemblances et tant de multiplicités qui sont, comme vous voyez, les routes de notre éloignement. Or, voyez comme je raisonne pour trouver le retour qui nous doit réunir à Dieu.

Si, plus une âme se dissipe et s'abandonne aux créatures, plus elle s'écarte de la pureté de son essence et de la simplicité de son unité, et par conséquent, plus elle s'éloigne de la ressemblance et de l'union qu'elle peut avoir avec Dieu, je conclus, par la règle des contraires, que plus une âme se dépouille des créatures et de tout ce qui la multiplie au-dedans et au-dehors d'elle-même, plus elle s'approche de la pureté de son essence et de la simplicité de son unité, où est la ressemblance qu'elle a avec Dieu, et par conséquent, plus elle s'est dénuée, plus elle est propre pour s'unir à son premier principe.

Cette théologie nous explique fort bien la leçon que Jésus-Christ nous fait tout nu sur la croix lorsque, n'ayant plus de parole pour nous instruire parce qu'il était prêt d'expirer, ni de mains pour nous montrer le chemin parce qu'elles étaient attachées avec des clous, il nous parle d'exemple et nous enseigne par sa nudité qu'il faut nous dépouiller de toutes choses, et principalement de tout péché, pour approcher son Père, qu'il faut nous dépouiller de toutes les créatures et principalement de nous-mêmes, et n'avoir que le bon plaisir de la volonté de Dieu, si nous voulons nous unir à lui. Car si le Fils de Dieu proteste qu'il faut quitter père et mère et renoncer à tout ce qu'on possède pour être seulement son disciple, jugez s'il y a quelque chose dont une âme ne se doive dépouiller pour mériter d'être son épouse dans la contemplation.

Le docteur des mystiques, écrivant à son ami Timothée, ne lui enseigne pas autre chose que cette nudité : Tu vero, Thimotee carissime, lui dit-il, intentissima contuendis spectaculis mysticis exercitatione et sensus linque et intellectuales operationes et sensibilia et intelligibilia omnia quæ non sunt et quae sunt omnia ut illi jungaris qui super omnem substantiam, omnemque scientiam est, ignote pro viribus te ipsum intende18 ; et c'est ce que je me réserve d'expliquer pour en faire ma clef mystique.

Or, si vous souhaitez, mon cher lecteur, arriver à cette union qui est par-dessus toutes les unions et parvenir à cette connaissance qui surpasse tout esprit créé, je ne sais point de voie plus courte et plus assurée qu'un chemin de trois journées qui nous conduit dans ce désert où l'âme séparée de toutes les créatures et éloignées de tout bruit se consacre à Dieu dans un parfait silence : Deus vocavit nos ut eamus viam trium dierum in solitudinem et sacrificemus domino Deo nostro19, et pour vous déclarer tout le dessein que j'ai dans ma conduite durant ce chemin de trois jours : dans la première journée, je dépouille l'homme de l'homme, dans la seconde, je dépouille l'âme de l'âme et dans la troisième, je dépouille l'esprit de l'esprit.

Car s'il faut premièrement déraciner les ronces et les épines d'une terre qu'on veut mettre en labour, s'il faut couper les branches d'un arbre sur lequel on veut enter un meilleur fruit, s'il faut effacer les images de dessus une cire sur laquelle on veut imprimer une nouvelle figure ; à plus forte raison, ne faut-il pas déraciner tout ce qu'il y a d'imperfection dans le vieil homme afin de le revêtir du nouveau ? Ne faut-il pas couper toutes les attaches du cœur humain et rompre toutes les inclinations de la nature afin de le rendre spirituel ? Ne faut-il pas effacer du fond de son intérieur les idées de toutes les créatures afin d'y faire une nouvelle impression de l'image de Dieu pour en réparer les défauts ? Enfin, il n'y a point de milieu, il faut mourir entièrement au plaisir des sens pour goûter comme les anges ceux de l'esprit.

C'est pourquoi je traite dans la première journée de ce chemin mystique de quelle manière le chrétien intérieur se doit dépouiller de tout, et principalement de soi-même, dans l'exercice de la haute vertu et de l'oraison mentale ; je lui montre comment il doit posséder les richesses sans attache et vivre dans une pauvreté volontaire sans renoncer à ses biens ; je le dépouille de toutes les considérations humaines qui sont le poison de la vie de l'esprit ; je le soulage de tout ce qui lui peut être incommode dans les voies de Dieu ; je ne lui laisse pour couvrir sa nudité que le mépris de soi-même ; je l'engage aux confusions sans s'excuser, je l'expose dans les amertumes sans lui laisser la liberté de se plaindre. Enfin, je lui montre par l'exemple de Jésus-Christ à souffrir les injures sans aucune vengeance et à « se dépouiller du vieil-homme avec toutes ses imperfections », expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis20.

Pour faciliter ce dépouillement, je marque dans cette même journée une sainte pratique du pur amour car, bannissant du cœur humain toute crainte servile, tout amour intéressé et toute autre fin que de plaire à Dieu dans toutes ses actions. Par cette grande pureté d'intention, je le dépouille si bien de sa propre volonté qu'il ne paraît plus rien en lui du vieil homme.

Je reforme le dehors et le dedans du nouvel homme par une sainte et très facile méthode de l'oraison mentale ; je montre les degrés par lesquelles on y peut monter facilement, j'observe les fautes qu'on y peut commettre, je prouve qu'il n'y a personne qui ne doive, qui ne puisse et qui ne sache faire oraison ; après cela je console les âmes sèches et je rafraîchis les cœurs trop ardents, j'arrête les esprits trop légers, j'anime les pusillanimes, j'excite les trop lents et enfin je remarque que le chrétien intérieur n'agit plus que selon l'esprit de Dieu.

Dans la seconde journée, je dépouille l'âme de l'âme. Je commence ce dénuement par l'ignorance d'elle-même, je lui fais connaître dans son intérieur les opérations nécessaires et celles qui sont des empêchements à la contemplation, je lui trace les deux voies par lesquelles elle y peut arriver, et pour faciliter son introversion et son recueillement, je dénue la raisonnable de la sensitive, et l'une et l'autre de toutes multiplicités. Je purge les trois bassins de l'âme, c'est-à-dire le cœur de toute attache, la conscience de tout reproche et la mémoire de toutes sortes d'images trompeuses et inutiles car, effaçant de son fond toutes ces espèces importunes, je lui fais une nouvelle impression des saintes images et principalement de celle de la passion et de la mort de Jésus-Christ ; enfin je dénue l'âme de toutes les dissemblances, de toutes les multiplicités, et je ne lui laisse rien de sensible dans les croix, dans les douceurs et dans la dévotion même que le sentiment de son propre néant et le bon plaisir de Dieu.

Dans la troisième journée, après avoir crayonné une idée de la contemplation négative et purement mystique, pour en faciliter autant que je puis l'intelligence, je tâche de faire comprendre comment l'esprit se dépouille de l'esprit, c'est à dire l'esprit passif de l'esprit actif, l'esprit direct de de l'esprit réfléchi ou bien, si vous voulez, comme la théologie mystique qui divise l'âme en trois parties, qui sont : inférieure, supérieure ou moyenne, et la suprême qu'on appelle le fond de l'âme ou pointe de l'esprit. Je fais voir comment cette troisième partie n'est qu'un dénuement de toutes sortes de formes, images et pensées. Et réduisant l'esprit dans un état passif, je montre que dans la contemplation on agit sans agir, on aime sans aimer et on connaît sans connaître ; je prouve que c'est agir parfaitement que de cesser d'agir pour laisser agir surnaturellement, que c'est aimer bien ardemment que de jouir de l'amour essentiel sans en produire les actes qui ne sont propres qu'à des commençants. Je montre que c'est connaître Dieu clairement de ne le voir que dans les ténèbres d'une foi nue et sans image.

Or, considérez que si la première journée est comme un purgatoire où je purge le vieil homme de toutes ses passions, ou un feu où je brûle tous les vieux haillons de ses imperfections pour le revêtir de nouveaux, la seconde est comme une école où j'apprends à l'âme ce qu'elle est et ce qu'elle doit savoir de son intérieur pour produire ses actes ou pour les anéantir en Dieu. Mais la troisième est comme un tombeau où j'ensevelis l'esprit, puisque selon l'Apôtre, l'âme doit expirer à la vie naturelle et aux opérations qui lui sont propres pour n'agir et ne vivre que de la vie de Jésus-Christ en Dieu.

Et afin qu'il ne lui arrive pas comme à celui de l'Évangile qui fut chassé du festin pour y être entré sans être revêtu de la robe nuptiale, en même temps que je dépouille l'homme du vieil homme, l'âme de l'âme et l'esprit de l'esprit, je tâche de revêtir chacun des vertus conformes à son état et d'un exercice propre à sa perfection.

Enfin je vous préviens de ces avis : premièrement, si, pendant que je vous conduirai dans ce désert, vous rencontrez quelques mauvais pas et quelques difficultés durant un chemin de trois journées, ne vous rebutez pas, car si vous condamnez celui qui cherche une solitude, s'il se plaint de ce qu'il ne trouve pas dans un désert des chemins larges, grands et frayés comme auprès des bonnes villes, vous n'aurez pas plus de raison si, cherchant la solitude de l'âme, vous vous plaignez de ce que vous ne rencontrez pas dans l'intérieur de ce désert spirituel des voies larges et sensibles comme quand vous passez par les avenues des sens ou que vous ne consultez que votre raison.

Et si, à votre avis, celui-là se fâche et s'inquiète mal à propos, lequel, marchant par un désert, se trouve engagé dans des labyrinthes ou sur le bord d'un précipice parce qu'il a négligé de remarquer les petits sentiers qu'il a rencontrés, vous n'aurez pas plus de sujet21 si, marchant dans ce désert de l'âme sans réflexion, vous vous ennuyez de rencontrer des profondeurs, des hauteurs qui vous sembleront des précipices et d'y voir des grandeurs que vous appréhenderez comme des abîmes.

Je sais que c'est la faute ordinaire de ceux qui lisent les livres spirituels, de se rebuter d'abord22 qu'ils n'entendent pas quelque chose et de condamner l'auteur d'abstraction, de spéculation, d'être trop obscur, trop spirituel et trop relevé ; et condamnent de ténèbres des lumières qui viennent du Ciel.

Mais, mon charitable lecteur, peut-on être trop spirituel lorsqu'on traite d'une vie qui est toute spirituelle, ni trop relevé quand il faut s'élever pour s'unir à Dieu ? Et peut-on faire autrement que d'être spéculatif et abstrait quand on parle que d'introversion, de suspension et d'une union qui est par-dessus toutes les unions. Et qui pourrait, je vous prie, parler sans obscurité des ténèbres infinies qui couvrent le trône de la majesté de Dieu, qui solus lucem inhabitat inaccessibilem23 ?

Achevons donc toutes ces raisons et soyez persuadé que ce langage, qui semble barbare aux uns, est de grandes consolations aux autres, et que ces spéculations et ces abstractions sont bien sensibles à qui veut s'y appliquer sans curiosité et s'en instruire avec ardeur. Car ceux qui ont expérimenté ces élévations et ces ténèbres savent fort bien qu'elles n'ont rien d'obscures et qu'elles enferment toutes les lumières. Commençons donc, au nom de Jésus-Christ, d'entrer dans ce chemin de trois journées où Dieu nous appelle et consacrons-nous au Seigneur dans la plus haute contemplation, ainsi qu'il désire de nous. Deus vocavit nos, ut eamus viam trium dierum in solitudinem et sacrificemus Domino Deo nostro.

Approbation de monseigneur Savignac, docteur de Sorbonne.

La plus funeste impression que le péché du premier homme ait fait dans la postérité, c'est l'attachement au monde et à soi-même. C'est pourquoi le Fils de Dieu, venant pour rétablir l'homme dans le chemin du Ciel, ne lui prêche rien tant par ses paroles et par ses exemples que le détachement de soi-même et le mépris du monde, et proteste dans son Évangile qu'il faut renoncer à toute chose pour être son disciple. L'auteur de ce livre qui a pour titre Le Parfait Dénuement de l'âme contemplative donne de si belles règles et tant de maximes pour la vie spirituelle que quiconque lira avec attention découvrira tous les détours nécessaires pour arriver à ce parfait dépouillement. Car il y explique excellemment l'état de la haute vertu et conduit l'âme dans une solitude intérieure où il lui montre clairement de quelle manière elle doit se conduire dans la vie illuminative et dans la contemplation acquise et enfin, l'élevant sur la montagne de la contemplation négative et purement mystique, lui fait ressentir les délices de la vie unitive. De sorte que toutes sortes de personnes spirituelles trouveront de merveilleux avantages dans la lecture de ce livre, composé par le Révérend Père Alexandrin, prédicateur capucin. Car il fait prendre garde à toutes les fautes qu'on commet dans la vie contemplative, il donne à chacun selon sa portée et son état présent toutes les règles nécessaires pour éviter toutes sortes de tromperies et fait remarquer aux âmes les plus élevées ce qu'elles doivent faire pour arriver à la plus haute contemplation ou ce qu'elles ne doivent pas faire pour se maintenir dans cet état des parfaits dans lequel il vaut mieux pâtir que d'agir. Ainsi la grande utilité que cet ouvrage produira dans les fidèles est un puissant motif pour le donner au public afin que tout le monde y puise, comme dans une source féconde, l'esprit intérieur de Jésus-Christ avec les plus véritables lumières de la grâce.

Savignac, docteur de Sorbonne

Approbation du Révérend Père Alexandre Piny, docteur en théologie de l'Ordre des frères prêcheur.

Ce livre qui a pour titre Le Parfait Dénuement de l'âme contemplative est si plein d'instructions, ses instructions y sont si générales et dans leur généralité si convaincantes et si bien appuyées par l'expérience même, qu'il n'est point d'âmes, bien qu'elles soient déjà dans l'état des parfaits ou qu'elles soient dans la voie pour y arriver bientôt, ou même qu'elles soient encore à soupirer pour y entrer et à le désirer, qui n'aient lieu, par le moyen des lumières qu'elles peuvent puiser dans ce livre, et de rompre ou éviter les obstacles qui en empêcheraient l'entrée, et d'avancer le pas et faire de plus grands progrès, si tant est qu'elles aient déjà entrepris l'ouvrage de la perfection, et d'épurer encore plus la perfection et rendre sa contemplation et plus brillante et plus ardente, plus lumineuse et plus amoureuse, au cas qu'elles soient déjà dans l'état des parfaits et des contemplatifs. Mais ce qui m'a paru encore plus remarquable dans ce livre, et qui marque aussi que celui qui l'a fait n'en a pas moins parlé par expérience que par abondance de lumière, c'est qu'il développe avec tant de clarté et tant de conviction tout ce qu'il y a de plus mystérieux dans la vie mystique et dans la plus haute contemplation, que j'ose dire que quiconque en fera la lecture, mais d'une manière à la comprendre et à vouloir se laisser convaincre, comprendra aisément ce qui lui avait peut-être jusqu'ici paru incompréhensible, savoir que dans l'oraison des parfaits et parmi les contemplatifs, on contemple et qu'on peut contempler sans formes, images, que la contemplation n'en est pas moins lumineuse pour ne rien apercevoir de distinct, que l'oraison n'est jamais plus sublime que quand on pense à Dieu et qu'on le connaît sans penser qu'on y pense et sans pouvoir comprendre ni exprimer ce qu'on connaît, et qu'on n'est jamais moins oisif dans l'oraison ni l'oraison jamais plus fructueuse ni plus sanctifiante que quand on cesse de faire et d'opérer pour laisser agir Dieu et opérer ce qui lui plaît et en la manière qui lui plaît. C'est donc le témoignage que je rends à ce livre et à son auteur, après l'avoir lu très exactement et m'y être instruit, en fait de spiritualité, de bien des choses.

Fait à Paris le 1er décembre 1679,

Frère Alexandre Piny, docteur en théologie de l'Ordre des frères prêcheurs

PREMIÈRE JOURNÉE dans le parfait dénuement de l'âme contemplative

Du parfait détachement dans l'exercice de la haute vertu et de l'oraison mentale

PREMIER PAS

Du détachement des richesses et qu'on les doit posséder sans affection

Lorsque Dieu fit l'homme tout nu, j'estime que son dessein fut de lui faire comprendre qu'il ne devait s'attacher qu'à lui seul et qu'il ne souffrirait point de division dans son cœur où il voulait être le maître. Remarquez, s'il vous plaît, que ce n'est pas mon dessein de parler de l'arrachement au péché ni mortel ni véniel, parce que traitant avec un chrétien parfait ou qui désire de l'être, je suppose qu'il est exempt du premier et qu'il n'a aucune affection pour le second, et que, s'il en a été souillé par malheur, il s'est purgé de l'un et de l'autre par la miséricorde divine dans les bains d'une confession générale depuis que Dieu l'a retiré des embarras du monde pour l'appliquer à son service. Mais puisque toutes les créatures sont devenues des lacets24 tendus aux pieds des insensés (comme dit le Sage25), que l'usage des richesses que saint Paul considère comme des excréments sales, infects et dangereux à ceux qui les possèdent26, je pense que je dois vous faire remarquer que le commencement de la sagesse est de savoir s'en éloigner (au moins de cœur) pour ne se laisser pas prendre à ses pièges.

Aussi je tremble pour tous les riches lorsque je lis les malédictions que le Fils de Dieu donne aux richesses et quand il proteste qu'il est plus aisé de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux, parce que, si le cœur de l'homme s'attache aux biens de la terre, ce sont des occupations si fortes qu'elles ne lui laissent ni loisir ni désir de penser aux biens du Ciel. Ubi thesaurus, ibi et cor tuum27, d'où est venu ce commun proverbe que « le riche, ou il est méchant, ou il a hérité d'un méchant » : Dives aut iniquus, aut iniqui haeres28.

Qui sera donc si hardi pour ne pas se défier des richesses après que Jésus-Christ nous les dépeint pleines de périls? Car s'il prêche, il met la béatitude dans la pauvreté et il n'a des invectives que contre les richesses. Ses paraboles ne tendent qu'à détourner les cœurs de ses appâts, faisant connaître les soins avec lesquels elles accablent l'âme et les périls dont elles la menacent. Ce sont, dit-il, des épines qui étouffent la semence de la parole de Dieu, des occupations mercenaires qui empêchent d'assister au festin royal et qui font manquer à la parole qu'on a donnée de s'y trouver : Iuga bovum emi29. Retirez donc vos cœurs des richesses, déclarez-les vos ennemis mortels, puisqu'elles ne sont propres qu'à vous éloigner des voies où Jésus-Christ vous appelle.

Ce n'est pas que je veuille dire que pour être parfait, il est nécessaire de vouer une pauvreté volontaire, conformément aux paroles de Jésus-Christ qui conseille dans son Évangile de vendre tout ce qu'on a et d'en distribuer le prix aux pauvres pour mériter d'être de sa suite, ou quand il dit qu'il n'est pas possible d'être son disciple sans renoncer à tout ce qu'on possède. La grâce peut ôter aux richesses leur malignité et sauver les riches dont l'état n'est pas mauvais, mais seulement périlleux.

Je n'ignore pas que plusieurs ont été parfaits disciples de Jésus-Christ et qu'ils n'ont pas renoncé à ce qu'ils avaient dans le monde. Lazare était disciple du Fils de Dieu et néanmoins il n'avait pas abandonné ses héritages. Joseph d'Arimatie était disciple du Fils de Dieu et nous ne trouvons pas qu'il eût quitté ses biens. Au contraire, l'Évangile dit qu'il était riche, homo dives ab Arimatia30 et nosseigneurs les évêques ne laissent pas d'être dans un état plus parfait et plus éminent que les pauvres religieux, parce que Dieu n'estime pas tant la pauvreté extérieure des choses temporelles qu'il n'estime encore davantage un détachement intérieur de toute affection. C'est en quoi consiste l'essence de la vraie pauvreté comme nous enseigne l'Apôtre, lorsqu'il dit : Nihil habentes et omnia possidentes31, c'est-à-dire de n'avoir rien en affection et de posséder toutes choses dans le bon plaisir de la volonté de Dieu.

DEUXIÈME PAS

De deux sortes de pauvreté volontaire, pauvreté de fait et pauvreté de cœur

Tous les pères de l’Église sont dans ce sentiment qu'il faut se dépouiller des richesses comme d'un vêtement incommode pour courir plus vite dans le chemin du Ciel et pour combattre nu à nu le démon qui nous en ferme les avenues car, comme raisonne saint Ambroise, il faut que l'abandon des biens de fortune donne le commencement à la sainteté du chrétien, et si on ne le fait pas en effet, il faut au moins s'en détacher de cœur et d'affection.

Je remarque deux sortes de détachement ou deux sortes de pauvreté volontaire. La première est une pauvreté de possession et la seconde une pauvreté d'affection. La pauvreté de possession, qui est la plus éminente, consiste à n'avoir rien en propre et à ne posséder rien dans le monde par un vœu solennel, conformément à ce conseil de l'Évangile : Si vis perfectus esse, vade et vende omnia quæ possides et da pauperibus32. Mais cette pauvreté sera bien imparfaite, si après avoir renoncé pour Jésus-Christ aux biens de la terre, on vient à souhaiter la superfluité33 au boire et au manger et la curiosité aux vêtements et autres choses semblables ; parce que la perfection de la pauvreté consiste dans le dénuement de l'affection, et celui qui attache son cœur aux choses mêmes nécessaires, en sorte qu'il en sente un mécontentement si le supérieur en dispose d'une autre manière, cette pauvreté devant les hommes est une propriété devant les yeux de Dieu, et celui-là n'est pas du nombre de ces pauvres à qui Jésus-Christ promet le Royaume des Cieux.

La seconde pauvreté volontaire et que tout le monde peut avoir, est une pauvreté d'affection. Celui-là est véritablement pauvre qui désire de suivre Jésus-Christ et qui ne s'attache ni de cœur ni d'affection aux choses de la terre. Car posséder les richesses et ne s'en servir que par nécessité, c'est suivre le conseil de l'Apôtre qui, vous faisant faire réflexion sur la brièveté de cette vie, vous exhorte d'avoir vos femmes comme si vous ne les aviez pas, de souffrir comme si vous ne souffriez pas, de vous servir de vos richesses comme si vous ne les aviez pas en propre34. Mais je conclus qu'il est bien plus difficile d'être volontairement pauvre en les possédant, que de s'en priver pour l'amour de Dieu.

Les raisons que le même Apôtre donne aux Corinthiens en détacheraient le cœur d'un avare s'il n'avait pas son entendement blessé ou s'il avait des yeux pour voir que son or et son argent ne sont que les chaînes de sa captivité, car il leur fait considérer que tout ce qu'on peut posséder en ce monde n'est qu'en figure et qu'il n'y a rien de réel, præterit enim figura hujus mundi35. En effet à quoi vous serviront toutes vos richesses à l'heure de la mort ? Hélas ! Vous n'en auriez pas un bon moment de vie, tout ce que vous possédez en ce monde ne facilitera point le passage de l'autre d'un seul pas. Au contraire, la syndérèse36 vous tourmentera de les avoir mal acquises ou possédées ou de ne les avoir pas employées pour soulager les pauvres, car dans quel trouble ne sera pas le riche s'il voit qu'au lieu de s'en être servi pour racheter ses péchés elles ne lui auront servi, comme dit l'Apôtre, que pour l'exposer aux tentations et le faire tomber dans les pièges du diable ? Nam qui volunt divites fieri, incidunt in tentationem et in laqueum diaboli37.

Et pour vous dire encore un mot qui doit faire l'horoscope de votre bonne ou mauvaise fortune, c'est que le Fils de Dieu proteste qu'il est comme impossible qu'un riche (c'est-à-dire que celui qui a mis son cœur dans les richesses) entre dans le royaume des cieux : Quam difficile qui pecunias habent, in regnum Dei intrabunt38. Concluez donc : ou le mépris des richesses, ou une indifférence pour votre salut éternel. Mais comme on se flatte ordinairement, et que tel qui se dit être sans attachement aux choses de la terre, bien souvent y est engagé de cœur et d'affection, je veux vous donner quelques règles pour connaître le vrai et le faux détachement des richesses.

TROISIÈME PAS

Du vrai et du faux détachement des richesses

Il n'est pas bien difficile, pour passer pour vertueux, de quitter en apparence et du bout des lèvres ce que le cœur possède avec opiniâtreté, mais il est bien difficile de se détacher de ce qu'on aime et de rompre des liens dont on est pris depuis longtemps. Car bien que les richesses fassent courir le risque du salut éternel à tous ceux qui s'y attachent pour un peu de temps, il y a pourtant si peu de personnes qui ne les possèdent avec empressement, et il est si rare de voir un riche avare devenir libéral pour les pauvres, bien qu'il s'en trouve des prodigues pour leur plaisir, que Jésus-Christ nous a laissé dans son Évangile qu'il est bien difficile que le riche puisse donner son cœur à Dieu après l'avoir mis dans son or : Ubi enim est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum.

Voulez-vous donc savoir si vous êtes dans ce détachement, regardez si vous distribuez votre argent aux pauvres, qui sont les agents de Jésus-Christ, avec la même facilité que vous le compteriez à un changeur pour vous le rendre avec usure, parce que les mains des pauvres sont les bureaux où Jésus-Christ reçoit de vos deniers à cent pour un, et c'est la marque infaillible que votre cœur n'y a point d'attache et que vous êtes un pauvre volontaire auquel Jésus-Christ a promis son royaume pour l'intérêt de ses aumônes.

Au contraire, si pour donner un sol à un pauvre, vous le faites passer par tous les doigts de la main comme par autant de sentinelles qui le gardent, voyez combien grande est votre attache par la difficulté que vous avez de vous en démettre ; ou si la porte de votre maison et celles de vos greniers sont fermées comme des portes de citadelles dont on écarte les pauvres de Jésus-Christ comme autant d'espions de vos richesses, si vos antichambres sont entourées de vieux chapeaux, de vieux souliers et d'autres vieux habillements que vous abandonnez aux vers et à la pourriture et que vous refusez à Jésus-Christ pour couvrir la nudité de ses pauvres, marque infaillible que votre royaume n'est pas dans l'autre monde et que votre cœur n'est pas à Dieu puisqu'il est dans les richesses.

Pour connaître encore le vrai détachement du dissimulé, remarquez si, lorsque vous perdez un procès ou quelques portions de vos richesses, vous perdez avec elles tout votre repos intérieur et si vous ne sauriez faire la moindre perte de vos biens, que vous ne perdiez en même temps la patience et tout ce que vous avez d'exercice spirituel : tirez cette conséquence que votre cœur est trop attaché à la terre pour goûter les douceurs du Ciel. Car si, au lieu de dire comme le saint homme Job : Mon Dieu, vous me l'aviez donné, mon Dieu vous me l'avez ôté, votre saint nom soit béni39, au contraire vous maudissez votre infortune, vous grondez contre la providence : marque infaillible que votre cœur est dans les richesses que vous avez perdues.

Saint Grégoire de Nazianze40, remarque Zénon41, ayant jeté tous ses biens dans la mer, il remerciait la fortune de ce qu'elle l'avait réduit à n'avoir plus rien que le manteau de philosophe. Saint Jérôme nous fait remarquer que Cratès42 en fit de même, disant aux richesses : « Je vous perdrai dans les abîmes de la mer, de peur que vous ne me fassiez perdre mon innocence dans la vanité du monde. » Je vous donne ces exemples de l'ostentation de ces philosophes pour vous faire voir que s'ils n'ont pas cru pouvoir devenir sages sans renoncer aux richesses, vous ne devez pas croire de pouvoir devenir saint si vous ne suivez les conseils de Jésus-Christ qui vous portent tous au mépris et au renoncement de toutes choses.

Ah ! Qu'il serait bon vous entendre parler de la sorte dans les occasions : « Mon Dieu, je vous rends grâce de m'avoir dépouillé de cette possession, mon Dieu je vous rends grâce de m'avoir soulagé par la perte de ce procès, d'un fardeau que la fortune avait mis sur mes épaules, je rends grâce encore une fois à votre providence de m'avoir délivré de tant de soucis et, pour suivre le conseil de votre Évangile, je veux que ma maison soit le refuge des pauvres et que les pauvres soient les dépositaires des richesses que vous m'avez laissées. » Il est bien vrai que peu de personnes peuvent parvenir au point de cette indifférence. Mais la pauvreté de celui-là ne sera pas moins parfaite, qui sent la perte de ses biens, si, considérant toutes les nécessités qui le menacent, il sacrifie généreusement toutes ces privations au bon plaisir de Dieu.

QUATRIÈME PAS

Qu'il faut se dépouiller de tout respect humain et principalement de ce malheureux « que dira-t-on ? »

Il est très constant que la dissimulation et le génie de ce siècle est qu'on voit fort peu d'action qui ne soit masquée du respect humain. Jamais souverain ne fut plus absolu sur l'esprit de l'homme et on voit très peu de personnes, parmi les spirituelles mêmes, qui ne s'étudient à contenter le monde.

Je ne m'étonne pas que cet éventé cherche les belles compagnies pour trouver des esprits creux et chimériques où il puisse débiter ses pensées, ni que cette délicate qui ne souffrirait pas la mortification d'un pli à sa chemise pour plaire à Jésus-Christ, donne la torture à tout son corps pour suivre la mode du monde afin de plaire aux hommes. Mais je suis bien surpris de voir des âmes bien nées et auxquelles Dieu fait la grâce de voir clair et net dans les abus du monde, et qui néanmoins, pour ne lui pas déplaire, suivent ses modes et se contrefont pour se mouler à ses maximes ; « parce que, disent-elles, que dirait-on ? »

Vous en trouvez auxquelles Dieu a donné le monde à mépris et qui aimeraient mieux mourir mille fois que de l'offenser une. Elles veulent néanmoins faire les complaisantes et violentent leurs inclinations pour ne pas diminuer le nombre des belles compagnies d'où elles ne rapportent que des regrets d'avoir entendu ce qu'elles ne voulaient pas entendre, d'avoir vu ce qu'elles n'auraient pas voulu voir et de n'avoir pas eu assez de générosité pour défendre le parti de Jésus-Christ quand on a choqué les maximes de son Évangile. Et si vous leur demandez pourquoi se faire tant de violence pour s'exposer à tant de repentir ? Elles n'ont point d'autres raisons si ce n'est : « Que dirait-on si l'on ne me voit plus que dans les hôpitaux, que dans les églises et jamais avec le beau monde, que dira le monde si je porte un habit qui blesse leurs yeux et condamne leur mode ? »

À propos des habits et des modes

Les saints Pères ont enseigné (j'ai horreur de le dire) que l'habit dissolu du corps est le messager des adultères de l'esprit, qu'une femme qui veut paraître trop ajustée devant le monde ne peut avoir le cœur bien chaste devant Dieu, que toute cette curiosité des modes nouvelles n'est que l'équipage et l'attirail d'une femme demi-damnée, et que si elle porte en son corps des ornements trop mondains devant les yeux des hommes, elle fait les funérailles de son âme devant les yeux de Dieu : Damnata et mortua impedimenta43.

Je connais pourtant des personnes que Dieu a sevrées de la conversation du monde et qui ne trouvent plus de contentement que dans la retraite ; toutefois, si elles se font voir en public, elles s'y veulent toujours paraître comme les mieux ajustées. Et si vous leur demandez : « Pourquoi perdre autant de temps pour suivre la mode du monde que vous condamnez ? », elles n'ont point d'autre réponse si ce n'est : « Que dirait-on si on me voyait si modestement habillée ? » Comme si elles appréhendaient de paraître chrétiennement vêtues dans le cercle du monde. Hélas ! Souvenez-vous, en vous habillant, du conseil de l'Apôtre, qui vous exhorte de vous revêtir de Jésus-Christ, et faites en sorte que vous ne paraissiez ornée que de ses livrées. De grâce, ne donnez point d’appâts à la vanité et ne tendez point de pièges à la volonté d'autrui en vous parant contre la modestie chrétienne. « Ôtez les adultères du milieu de votre sein », comme Dieu vous l'ordonne par un prophète, et malheur aux filles et aux femmes qui, par des nudités scandaleuses de gorge ou de bras, donnent occasion au péché d'autrui : Auferat adulteria de medio uberum suorum44.

Plût à Dieu que tous les confesseurs gardassent l'ordonnance que Urbain VIII fit à tous ceux du Pays-Bas par des lettres patentes du 24 février et du troisième du mois de mars de l'année 1636 ! Et souvenez-vous que saint Charles Borromée45, en ses actes qui les condamnent de péché mortel, appelle les confesseurs des « téméraires » qui osent les absoudre. Souffrez, s'il vous plaît, ce mot en passant sur les nudités.

Chose étrange, que des âmes dévotes auxquelles Dieu fait la grâce de se communiquer dans l'oraison, où elles expérimentent que le monde est un trompeur, que ses raisons sont toutes vaines et que ses maximes sont tout opposées à celles de Jésus-Christ et néanmoins, elles appréhendent si fort d'y contrevenir, que pour ne pas déplaire au monde, elles vont aux églises pour faire oraison avec des précautions qu'on ne garde que quand on va dérober, elles cachent leurs pratiques de dévotion, elles ont honte qu'on sache qu'elles servent Dieu et ce qu'elles ne devraient faire que par un motif d'humilité, elles ne le font que pour éviter « Que dira-t-on ? ». Car ce que dira le monde a un si grand poids sur leur esprit, que si on les appelle dévots ou dévotes par raillerie, elles croient qu'on leur fait injure et s'offensent de ce titre le plus honorable.

Je compatis à ces bonnes âmes comme je ferais à ceux qui se piqueraient contre des boiteux qui se railleraient de ce qu'ils marchent droit, ou contre des aveugles qui se moquent de ce qu'ils ont des yeux clairs et nets. Hélas ! Ne sait-on pas que les justes sont toujours blâmés par les méchants ? Que la vertu des uns est un reproche continuel des imperfections des autres, lesquels comme des hiboux d'enfer ne peuvent souffrir la lumière des enfants de Dieu ? Et cependant vous servez Jésus-Christ et vous avez honte que le monde vous appelle sa servante, vous pratiquez l'oraison et vous craignez que ceux qui n'ont pas cet avantage vous en raillent. Dieu se communique à vous dans la prière et vous appréhendez les moqueries de ceux qui ne reçoivent pas cette grâce et si j'ose dire, vous n'allez dans leur compagnie que parce que vous appréhendez « Que dira-t-on ? » si vous n'y allez pas ; et cependant vous n'appréhendez pas, si vous y allez « Que dira Dieu ? ». Vous ne vous habillez selon leurs modes, qui choquent également les yeux des chrétiens et les maximes de Jésus-Christ, que parce que vous appréhendez, si vous ne les suivez pas dans ses façons, « Que dira le monde ? », et cependant vous n'appréhendez pas, de l'immodestie de vos habits, « Que dira Dieu ? Que dira la Sainte Vierge, que diront tous les saints ? »

Hélas ! En quel siècle sommes-nous ? On a honte d'y passer pour serviteur et servante de Dieu. Untel fait mille fois profession de foi dans ses prières, et parce qu'il appréhende le « Que dira-t-on ? », il n'oserait interrompre les railleries et les discours qui offensent Sa Majesté divine dans les plus belles compagnies. Cependant Jésus-Christ proteste dans son Évangile qu'il niera lui-même devant son Père celui qui aura honte de le confesser devant les hommes. Concluons donc qu'il est impossible de servir deux maîtres, de plaire à Dieu et au monde tout ensemble. Nemo potest duobus dominis servire46.

Vous voudriez, dites-vous, accommoder la compagnie du monde avec la retraite pour éviter ce « Que dirait-on ? », et Jésus-Christ proteste qu'il ne peut avoir aucun commerce avec le monde. Il ne faut donc pas vous étonner si vous ne le sentez pas auprès de vous dans vos prières, si votre esprit n'est pas occupé de sa présence et si, au lieu de contempler les mystères de la passion de Jésus-Christ dans vos oraisons, vous vous occupez malgré vous bien souvent à des images inutiles et profanes.

Vous voudriez, dites-vous, accorder les maximes du monde avec celles de l'Évangile, vous voudriez sous des habits de vanité conserver un cœur pénitent pour éviter ce « Que dira-t-on ? », mais Jésus-Christ vous dit et vous proteste qu'il n'a rien de commun avec le prince de ce monde : Venit enim princeps mundi hujus et in me non habet quidquam47. Il ne faut donc pas vous étonner si dans vos oraisons, votre amour n'est pas le plus pur, si votre amour n'est pas le plus saint et si vous sentez encore dans le fond du cœur des ardeurs qui amortissent les flammes du Calvaire.

Au contraire, âme dévotes, si le monde murmure de votre conduite, réjouissez-vous de ce que vous ne lui agréez plus parce que vous ne suivez plus ses maximes. Si le monde se raille de vos exercices, tirez ce bon augure que vous commencez de lui déplaire pour plaire à Dieu. Enfin, si le monde se moque de votre modestie, souvenez-vous que le serviteur n'est pas plus que le maître et que celui qui a méprisé Jésus-Christ ne doit pas honorer ni ses épouses ni ses servantes.

Tirez donc ce masque du respect humain. Ne vous contraignez plus dans vos exercices spirituels pour éviter ce que dira le monde, mais faites une profession publique de servir Dieu sans vous déguiser, donnez-lui tout votre cœur sans dissimuler, défendez hardiment sa cause et ne vous souciez plus que de lui plaire car, puisque vous savez que le monde est un trompeur, que ses maximes ne sont pas chrétiennes et qu'il est impossible de servir deux maîtres, dépouillez-vous de ce que dira le monde, dépouillez-vous du vieil homme et de tout ce qui lui appartient, comme vous conseille l'Apôtre : Expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis.

CINQUIÈME PAS

Il faut souffrir les affronts et les amertumes de cœur sans perdre le repos intérieur.

Si la rosée, selon les philosophes, ne se forme que dans un air calme et serein, et que le moindre souffle de vent empêche que la terre en soit mouillée, jamais la rosée céleste n'arrosera le sol d'une âme si l'esprit n'est dans le calme et le moindre vent de passion qui souffle dans un cœur le rend indigne de recevoir les bénédictions du Ciel. Cependant l'Apôtre proteste à tous ceux qui veulent suivre Jésus-Christ, son maître, de se préparer aux opprobres, de se disposer à recevoir des affronts, à souffrir des injures et que jamais le plus habile sculpteur n'a si bien recherché à coups de ciseaux tous les défauts de sa figure pour la rendre parfaite selon son idée, que Dieu ne recherche encore plus diligemment à coups de fouet et à coups de marteau tous les défauts d'une âme qu'il veut élever à quelque degré suréminent. Il l'expose aux affronts, aux médisances, il l'exerce dans les amertumes, dans les tentations, dans les dégoûts, dans les sécheresses, dans les appréhensions, pour la rendre parfaite selon l'idée qu'il en a conçue en la personne de Jésus-Christ notre divin exemplaire.

D'où il s'ensuit que les troubles, que les tentations ne sont pas des obstacles à la vie spirituelle, comme la plupart s'excusent de pratiquer48 à la moindre mortification qui leur arrive. « Je ne saurais, disent-elles, m'approcher de Dieu quand on me trouble. » « Je ne saurais, vous diront même des personnes dévotes, faire ma prière quand on m'inquiète. Je ne saurais m'appliquer à l'oraison quand je pense à la calomnie qu'on m'a voulue faire. » Voilà les raisons des personnes qui se font accroire d'être spirituelles ; et cependant saint Augustin, dans les psaumes, dit que celui-là n'a pas fait encore un pas dans la perfection, qui n'a pas encore senti les coups de la médisance.

Il y a même de ces âmes dévotes qui vous disent que si leur croix venait de Dieu, elles la porteraient avec patience, mais qu'elles ont raison de perdre le repos intérieur, se voyant offensées par des personnes qui n'ont pas sujet de le faire.

Est-ce que vous voulez que Dieu ne puisse pas employer les mains de ses créatures pour faire des croix à ses épouses et que vous vouliez l'obliger à travailler toutes les vôtres comme s'il s'est fait lui-même, par amour, toutes les siennes ?

C'est une erreur dans vos esprits, qui ne sont rien moins que spirituels dans cette rencontre49, et apprenez ici que les croix sont également toutes bonnes. Car, soit qu'elles viennent de Dieu, soit qu'elles viennent du diable ou du monde, elles nous conduisent toutes au Ciel si nous les portons à la suite de Jésus-Christ.

Disons donc que si vous perdez le repos intérieur, c'est parce que votre dévotion vous le fait perdre et que, n'ayant pas la vertu de souffrir une injure, un affront, une parole piquante pour Jésus-Christ, vous perdez le calme de votre esprit et la tranquillité de votre conscience. Ce ne sont pas des infortunes qui troublent le fond d'une bonne âme, il n'y a que le seul vent des passions qui puissent altérer son repos, il n'y a que ces mauvaises vapeurs qui obscurcissent la sérénité de ses puissances et qui empêchent que la rosée céleste ne mouille l'intérieur du cœur.

Car, comme dit l'Apôtre, les tribulations, la pauvreté, les persécutions, la médisance, la faim, la soif ne surprennent pas un intérieur bien mortifié ; et il parle avec tant de certitude sur ce point qu'il proteste aux Romains que la mort, la vie, l'enfer n'ont pas pouvoir de séparer une âme du service de Dieu si elle a un peu d'amour50. Concluons donc, s'il vous plaît, que si vous perdez la paix de votre intérieur, n'excusez plus votre indévotion par les injures que vous avez reçues. Si vous manquez à pratiquer la vertu, n'excusez pas votre infidélité dans vos exercices, mais accusez votre seule inconstance ; souscrivez au sentiment de l'Apôtre et avouez que votre inquiétude est un défaut de votre passion et un effet de votre impatience.

SIXIÈME PAS

Comment il faut se dépouiller de tout ressentiment dans les injures par la pratique d'une vraie patience

Je ne m'adresse point ici à ces âmes de chair et de sang qui ne respirent que la vengeance, qui nourrissent la haine dans le cœur d'un barbare et qui croiraient faire tort à leur honneur s'ils pardonnaient une injure, quoique Dieu le commande.

Je les regarde comme des abandonnés qui condamnent impunément la conduite de Jésus-Christ puisqu'ils méprisent d'imiter ses actions et qu'ils ont honte de pardonner à leurs frères après que le Fils de Dieu a pardonné à ses bourreaux pour nous donner l'exemple.

Je m'adresse seulement aux âmes chrétiennes qui veulent souffrir patiemment les injures pour imiter Jésus-Christ mais qui, n'ayant pas toutes les connaissances de la morale, nourrissent une rancune secrète qui est contraire à la perfection et qui leur ravit le plus cher et le plus précieux de la charité.

Pour vous expliquer cette doctrine, je vous prie de remarquer qu'il faut passer par trois degrés différents pour monter au sommet de cette vertu. Dans le premier, qui est assez imparfait bien qu'il ne paraisse pas tel, sont ces personnes qui pardonnent les injures sans demander ni désirer aucune vengeance, mais qui conservent dans le fond de l'âme un gros d'amertume qui produit mille mauvais effets dans les occasions. Car elles protestent dans toutes les rencontres qu'elles pardonnent de bon cœur à leurs ennemis ou ennemies, qu'elles ne demandent aucune réparation pour l'amour de Jésus-Christ, mais qu'elles ne croient pas aussi offenser Dieu, faisant le récit de l'affront et de l'injure qu'elles ont reçue avec toutes ses circonstances ; et voilà une belle occasion de murmure à toute la compagnie qui répand une chose, qui en dit une autre, et bien souvent les plus retenues et les plus discrètes se glissent dans une médisance qui marque un cœur, ou envieux, ou mal mortifié.

Or, pour vous guérir de ce défaut et pour vous faire quitter de toutes ces imperfections, il faut dans toutes vos oraisons, lorsque vous considérez un Dieu humilié, offensé, battu, calomnié et qui ne dit pas un seul mot pour défendre son innocence, il faut, dis-je, rappeler dans votre esprit la personne qui vous a offensé, il faut considérer l'injure que vous en avez reçue et la détremper dans les souffrances, dans les plaies de Jésus-Christ, pour la mâcher et la goûter jusqu'à ce que vous ne sentiez aucune amertume.

Dans le second degré, qui est bien plus parfait que le premier, sont ces personnes qui ne se vengent, ni désirent de se venger et qui, pour plaire à Dieu, ne conservent aucun ressentiment, mais qui n'ont pas encore la vertu de se plaire dans les affronts et de désirer la croix. Néanmoins elles sont assez humbles pour connaître qu'elles en méritent davantage et croient que toutes les calomnies du monde ne sauraient assez punir leur ingratitude envers Dieu. Dans cette pensée toute céleste, la grâce les dispose, les prépare à souffrir tout pour Jésus-Christ avec patience.

Mais le troisième et le suprême degré de patience dans les injures est pour ces âmes qui souffrent les affronts avec joie et avec un extrême désir d'en souffrir davantage par un seul motif de plaire à Dieu. Vous voyez ces âmes prédestinées, affamées du mépris du monde comme d'un morceau le plus délicat. Elles regardent leurs persécuteurs avec des yeux de complaisance, elles essuient les calomnies comme une rosée céleste qui les dispose pour recevoir les bénédictions du Ciel, elles se présentent à tous ceux qui les méprisent comme au-devant des porteurs de bonnes nouvelles qui leur font connaître la volonté de Dieu, car elles considèrent ces bouches médisantes, ces langues tordues, comme des instruments nécessaires pour travailler à leur perfection. Enfin, quand le monde les humilie et les méprise, elles écoutent cet orateur d'enfer comme un panégyriste qui achève de les rendre conformes et semblables à Jésus-Christ méprisé et humilié. Ah ! Que ces âmes sont bien heureuses dès cette vie, puisqu'elles jouissent déjà de la paix du Ciel où rien ne peut troubler leur repos avec Dieu ; et qu'il fait bon leur entendre dire avec le Roi-Prophète : Seigneur, mon cœur a attendu avec désir les reproches et les misères51. Mais j'ai bien à vous dire que pour parler ce langage, il faut être parfaitement dépouillé du vieil homme, et principalement de tout amour-propre, pour aimer le mépris de soi-même.

SEPTIÈME PAS

Du pur amour et du dénuement de l'amour de soi-même

Si le Fils de Dieu proteste qu'on ne peut pas être de sa suite sans renoncer à soi-même, il n'entend pas certainement que nous renoncions tellement au corps que nous ne puissions faire servir ce rebelle à porter l'étendard de la croix. Il n'entend pas non plus que nous renoncions à notre âme, mais il veut dire que nous devons dompter la sensualité de la chair par l'austérité d'une vie pénitente et mortifier notre propre jugement qui, n'ayant autre caractère que l'estime de soi-même, consacre aveuglément tous les intérêts du prochain et de la gloire de Dieu au sentiment de l'amour-propre.

Saint Thomas dit que tous les péchés tirent leur origine de cet amour, d'où naissent l'amour des plaisirs, l'amour des richesses et l'amour des honneurs, qui sont comme trois foudres qui portent le feu de division dans le cœur du vieil homme. Mais comme je crois parler à un bon chrétien qui a déjà éteint l'amour des plaisirs par une vraie pénitence, l'amour des richesses par une pauvreté volontaire et l'amour des hommes par le mépris du monde, je ne veux parler ici que de cet amour-propre qui est d'autant plus dangereux qu'il est délicat, et qui se trouve principalement dans les personnes spirituelles.

J'ai quelque peine à le dire, mais que voulez-vous, il faut décrier le vice partout où il se trouve. Les moins éclairés savent si bien dire qu'il y a des faux spirituels au service de Dieu et que bien souvent, les personnes dévotes et celles qui pratiquent l'oraison sont les plus opiniâtres et les plus attachées à leurs propres sentiments. En effet, vous en voyez qui ont une si grande estime de leur conduite qu'elles méprisent toutes les autres. Elles veulent reprendre un chacun et ne veulent être reprises de personne. Elles se forgent une dévotion à leur mode et condamnent tous ceux et celles qui ne la suivent pas. Mais quel malheur ! Elles s'abusent jusqu'à ce point de se faire accroire que c'est un zèle de se mettre en colère à la moindre occasion pour troubler tout le repos d'une famille, elles veulent que leur murmure soit de justes plaintes, que leur avarice soit un ménage52 ou une abstinence, et que leur curiosité à se vouloir mêler de tout n'est que pour empêcher l'offense de Dieu.

Hélas ! Je considère ces personnes dans l'état spirituel et moral comme ces esprits politiques qui crient toujours et font crier à leur parti « Vive le roi ! » pour avoir plus de prétexte de tout faire contre son service, car elles protestent de ne chercher que la gloire de Dieu dans leur sollicitude et les moins éclairés voient nettement qu'elles sacrifient tout à leur propre estime.

Remarquez qu'elles sont curieuses de consulter partout et ne veulent suivre le conseil de personne et, parce qu'elles sentent dans l'intérieur quelque soumission à la volonté de Dieu qui peut-être n'a jamais paru en exercice, elles veulent bien que leurs sentiments soient toujours les plus raisonnables, que leur conduite soit elle seule la plus juste, que leurs pensées soient toutes des inspirations du Ciel, que leurs imaginations soient des visions, que leurs mouvements intérieurs soient des attouchements de Dieu. Et après avoir contesté de tout contre leur propre directeur même, elles concluent avec un « Dieu soit béni », mais sur un ton de voix qui marque plutôt le mépris que leur obéissance ; et quand elles n'ont plus ni raison ni parole pour continuer dans leur opiniâtreté, elles se flattent encore que c'est une abnégation de leur propre volonté.

Vous vous abusez, pauvres âmes, et votre propre jugement vous trompe, car pour ne la perdre jamais, il ne faut jamais vouloir la gagner, il faut tout perdre pour gagner Jésus-Christ ; et comme la vraie vertu ne se trouve que dans l'abnégation de soi-même, vous ne sauriez établir la gloire de Jésus que sur l'anéantissement de votre propre estime. Tout au contraire, quelque vertu que vous puissiez pratiquer, quelque exercice d'oraison que vous puissiez faire, vous criez « Vive Dieu ! » à fausse enseigne53 si vous ne mourez pas à vous même. Non omnis qui dicit mihi : Domine, Domine, intrabit in regnum cælorum, sed qui facit voluntatem Patris mei qui in cælis est54.

Apprenez donc aujourd'hui que l'esprit de Dieu est un esprit de soumission, un esprit d'anéantissement, et que vous ne faites jamais la volonté de Dieu, quelque prétexte que vous ayez, tant que vous faites la vôtre. Car bien souvent cet amour qui semble être tout de Dieu et pour Dieu, est bien souvent tout de vous et pour vous. Ou au moins, bien loin de servir et d'aimer Dieu parce qu'il est infiniment bon, infiniment aimable, vous ne l'aimez que d'un amour servile, vous ne le servez que parce qu'il est infiniment juste. Mourez donc dans votre propre estime, et Jésus-Christ vivra dans vous-même. Mourez à votre amour-propre et vous vivrez en l'amour de Dieu. Enfin, dépouillez-vous du vieil homme et de tout amour intéressé, et l'amour pur et filial prendra sa place.

HUITIÈME PAS

Suite du même sujet dans le dénuement de l'amour intéressé

Il n'y a rien de plus certain que l'amour est le poids qui fait balancer le salut de l'homme. Vous diriez que son cœur est le champ de Mars où le ciel et la terre donnent des combats pour gagner des âmes ; car si Dieu, qui est et qui veut être le souverain des cœurs, en veut bannir l'amour qu'on appelle de soi-même, il lui succède bien souvent un amour servile et intéressé qui, n'étant pas tout à fait incompatible avec la charité, ne laisse pas pourtant de perdre presque tout ce que les bonnes œuvres ont de mérites.

C'est un stratagème, mon cher lecteur, qui est d'autant plus à craindre que ces deux amours, l'amour pur et l'amour intéressé, l'amour filial et l'amour servile ont beaucoup de ressemblances bien que leurs intentions soient tout à fait différentes car, comme l'amour filial résiste au mal et se porte au bien par un pur motif de plaire à Dieu et ne cherche en toutes choses que sa gloire, l'amour servile se porte au bien et résiste au mal en faisant réflexion sur soi-même et, quoiqu'il semble ne chercher que la gloire de Dieu dans ses actions, il ne cherche secrètement que son propre intérêt, parce qu'il est mercenaire.

Vous voyez des personnes qui jeûnent, qui veillent, qui prient, qui font pénitence et qui, pour résister aux tentations, font des efforts qui raviraient les saints et les anges si leurs fins étaient toutes pures. Mais comme la crainte est le caractère de leur amour, ils n'ont d'autre vue qu'un Dieu de colère avec des mains pleines de foudres pour punir les crimes, au lieu de n'avoir pour objet dans leur combat qu'un Dieu d'amour et de miséricorde qui mérite par sa bonté nos ardeurs et la fidélité de nos services.

Hélas ! Vous voyez des âmes assez généreuses pour mépriser le monde, les vanités et les appâts et qui fréquentent l'oraison, les sacrements, avec une récollection55 qui a autant de témoins que d'admirateurs. Mais parce que la crainte est le propre caractère de leur amour, elles n'ont rien de moins réglé que leur intérieur, où tout se passe dans l'inquiétude, car leurs confessions sont des alarmes continuelles qui ne laissent rien moins que le calme dans leurs consciences. Elles n'ont jamais bien dit ni trop dit une même chose, parce qu'elles appréhendent les châtiments. Leurs communions sont des approches de frénétique où elles ne s'unissent à Dieu que dans les tremblements, et bien loin d'employer ce temps en action de grâce, en actes d'amour et à considérer les bienfaits d'un Dieu de bonté et de miséricorde, elles ne s'occupent que des rigueurs et des peines dont sa justice punit les indignes communiants. Et ainsi, au lieu de s'enflammer d'amour et de se consommer dans les ardeurs de la charité, elles sont dans des craintes, dans des appréhensions des jugements de Dieu qui portent la terreur dans leur esprit et la glace dans le cœur.

Je crois, mon cher lecteur, de faire assez, faisant connaître le vice, pour le décrier et en donner de l'horreur car pour détromper les serviteurs mercenaires dans la suite de Jésus-Christ, il ne faut que leur faire connaître les mauvais effets que cet amour servile produit dans le cœur d'un serviteur intéressé.

NEUVIÈME PAS

Des différents effets de l'amour servile et de l'amour filial

Il n'est pas bien facile de comprendre comment le vice et la vertu méritent des récompenses si inégale,s et comment la gloire et l'enfer sont le prix de leurs amours, n'ayant bien souvent d'autre différence dans leurs feux et dans leurs flammes que l'intention. Le vice et la vertu, qui sont les antipodes de l'Évangile et les deux contradictoires de la morale chrétienne, sont si semblables que les plus spirituels ont peine de remarquer leur différence, parce que bien souvent, il n'y a qu'une pensée secrète qui distingue le dévot de l'indévot, le spirituel du sensuel, le libéral du prodigue, l'hypocrite du contemplatif ; et l'amour intéressé à tant de ressemblance avec l'amour pur qu'il est bien difficile de ne prendre pas le change entre le serviteur fidèle et celui qui est mercenaire.

Tous deux crient « Vive Dieu ! ». L'un et l'autre servent un même maître et l'amour intéressé fait embrasser à un cœur ambitieux tout ce que le pur amour peut inspirer de service. Vous voyez des âmes fidèles jeûner, veiller, prier, faire de grandes pénitences jusqu'à mépriser le monde et tous ces plaisirs, mais inutilement, pour n'observer pas simplement le bon plaisir de la volonté de Dieu dans toutes leurs actions car, comme elles font trop de réflexions sur les bonnes œuvres, elles s'y reposent, elles y adhèrent et se prennent par les yeux à leur éclat, d'où naît un orgueil secret, une avarice intérieure et une sensualité spirituelle qui sont les trois effets que l'amour servile produit dans le cœur d'un serviteur intéressé.

Je dis que leur orgueil est secret parce que le serviteur mercenaire paraît dans toutes les actions les plus humbles pour acquérir de l'estime et parle hautement de l'humilité pour couvrir son orgueil du manteau de la vertu. Au contraire, le serviteur fidèle qui n'a autre fin dans toutes ses actions que le bon plaisir de Dieu, jeûne, prie, s'exerce dans toutes sortes de mépris et principalement au renoncement de soi-même. Mais il ne se plaît jamais dans les bonnes œuvres, quelque grandes qu'elles soient, et sans considérer ni leur mérite ni leur récompense, il en rend grâce à la miséricorde divine, parce qu'il est tout persuadé que tout ce qu'il peut faire à son service, est indigne de son amour. De là vient qu'il méprise toutes les austérités qu'il fait et, se ressouvenant des anéantissements de Jésus crucifié, il avoue, quand on le méprise, qu'il en mérite davantage. Enfin il se crucifie lui-même de ce que son amour est de glace en comparaison de l'amour avec lequel Dieu l'aime et l'a aimé. Et ainsi, la peine que le serviteur fidèle trouve dans les souffrances n'est pas proprement de se voir humilié, méprisé, mais il souffre de ne souffrir pas assez pour imiter de plus près son divin exemplaire.

Et voilà la différence de l'amour servile et de l'amour filial, d'un serviteur intéressé et d'une servante fidèle : celui-là estime tout ce qu'il fait et celle-ci méprise tout ce qu'elle peut faire ; celui-là se confie en soi-même et celle-ci ne se confie qu'en Dieu seul ; celui-là se plaît dans toutes ses actions et celle-ci n'a que le bon plaisir de Dieu pour objet dans toutes ses œuvres. Et comme le serviteur fidèle se croit toujours inutile au service de Dieu, le serviteur intéressé, au contraire, adhère à tout ce qu'il fait, et s'imaginant pouvoir s'enrichir de lui-même, il se jette dans une avarice qui est pire que sa vanité.

DIXIÈME PAS

D'une avarice spirituelle que l'amour intéressé produit dans l'âme

C'est un cruel martyre que l'amour intéressé dans la vie morale et chrétienne. On ne voit pas des avares plus altérés du bien du monde, et quelque empressement qu'ils témoignent pour acquérir des richesses, ils ne font que copier le portrait d'un serviteur intéressé au service de Dieu. Il est toujours altéré de la vertu qui le doit rendre recommandable, il cherche toutes les occasions de souffrir pour acquérir du mérite ou de l'honneur. Il ne se soulage d'aucune peine où il y a de l'estime et, parce qu'il ne peut pas contenter l'ambition qu'il a de devenir vertueux, l'on voit en lui toutes les alarmes et tous les chagrins d'un avare spirituel.

S'il fréquente les sacrements, il ne rapporte de ses confessions qu'une inquiétude de n'avoir pas exprimé ses péchés en bel ordre. S'il va à la Sainte Table, il ne s'occupe que de ce qu'il y voudrait faire pour devenir parfait et oublie de s'enflammer des ardeurs dont il est aimé. S'il voit des personnes d'oraison comme des statues immobiles dans la pierre, l'envie qu'il a de devenir contemplatif lui cause des mouvements intérieurs, mais si irréguliers qu'ils lui font perdre tout le repos et la quiétude que Dieu demande dans la contemplation.

S'il jeûne, s'il veille, s'il prie, il ne pense rien moins qu'à ce qu'il fait, ni pour qui il le fait, parce qu'il est tout occupé de ce qu'il voudrait faire pour être vertueux. La passion qu'il a de mériter cet auguste titre le rend toujours chagrin de ne s'y avancer pas, parce qu'il en voit d'autres qui le surpassent. Et comme les greniers et les bourses pleines ne remplissent que de foins le cœur d'un avare, ainsi les austérités, les pénitences, les disciplines, les oraisons ne doivent pas traiter moins rigoureusement l'esprit d'un serviteur de Dieu quand il est intéressé à son service parce que toutes les vertus chrétiennes et morales ne communiquent pas un grain de vraie douceur si on ne les pratique avec cette liberté qui fait les enfants de Dieu.

Chose étrange ! Un avare ne souffre pas plus de chagrin d'une perte qu'il aura faite par sa mauvaise conduite dans le commerce du monde qu'un serviteur intéressé de la perte de quelque occasion où il pouvait mériter au service de Dieu. Cependant tous ces empressements pour la vertu, toutes ces mortifications à la suite de Jésus-Christ qui feraient un grand saint, ne le rendent pas bien souvent plus parfait, parce qu'il est trop intéressé et qu'il n'a pas une pure intention de plaire à Dieu. Et si, pour une juste punition, il tombe dans quelques manquements, il en conçoit plus de chagrin qu'un véritable déplaisir de l'avoir offensé. Car vous en voyez, jusqu'à la moindre faute, ils pleurent, ils gémissent comme s'ils venaient de perdre un royaume qui leur appartînt. Ils en demandent pardon à Dieu avec de si beaux sentiments mais avec si peu de confiance qu'ils offensent, comme des autres Judas, la miséricorde divine après avoir péché contre sa justice.

Au contraire, le serviteur fidèle rend grâce à Dieu du bien qu'il fait et du mal qu'il ne fait pas et, se reconnaissant indigne de tout bien, il est dans l'admiration quand Dieu l'applique à la vertu et le rend digne de faire quelque chose pour son service. S'il tombe dans quelques fautes légères, il adore la providence divine de ce qu'il n'en connaît pas de plus grandes. Il connaît ses faiblesses, il n'a aucune présomption de soi-même, il croit qu'il ferait encore pire si Dieu n'avait pas un soin tout particulier de le préserver. C'est pourquoi il s'humilie, il s'anéantit dans la considération de ses propres misères et ainsi, tout persuadé de la bonté de Dieu et de son propre néant, il se sert de l'une et de l'autre comme de deux ailes pour se relever de ses chutes et pour voler jusqu'au trône de la miséricorde divine.

Et voilà la différence qu'il y a entre l'amour servile et l'amour filial, entre le serviteur intéressé et le serviteur fidèle : celui-là est un avare achevé et celui-ci un charitable parfait, celui-là est un chiche qui amasse de bonnes œuvres, où il met son cœur comme dans son trésor, et celui-ci est un saint qui prodigue tout, qui fait tout et donne tout pour l'amour de son maître. Enfin, l'amour servile produit de si mauvais effets dans un cœur intéressé au service de Dieu, qu'après en avoir fait un orgueilleux par l'ostentation de sa vertu et un avare de ses bonnes œuvres, il en fait encore un sensuel dans les douceurs que Dieu lui communique.

ONZIÈME PAS

D'une sensualité spirituelle que l'amour intéressé produit dans l'âme

Saint Thomas56, définissant la sensualité, dit qu'elle est un appétit désordonné et la divise après saint Grégoire en cinq espèces différentes qu'il explique en ce peu de mots : Præpropere, laute, nimis, ardenter, studiose. Il ne faut pas douter que les saints n'aient voulu nous instruire des faiblesses de l'esprit, nous faisant remarquer celles du corps et nous apprendre qu'il y a autant de sensuels spirituels que de charnels.

Premièrement, il y a des spirituels si avides des douceurs divines pour en avoir goûté une fois, et vous en trouvez qui sont si empressés de recevoir des grâces sensibles que Ruusbroec57 les appelle les luxurieux spirituels, parce qu'ils ne cherchent que la saveur et le goût dans leur dévotion, dont ils perdent tout le mérite. Car s'ils passent une ou deux oraisons sans recevoir de ces visites qu'on ne saurait mériter que par la persévérance et par l'humilité, ils se ralentissent tout d'un coup, ils tombent dans la paresse et dans la langueur et menacent de tout quitter si Dieu ne leur en fait pas goûter præpropere, c'est-à-dire « bien vite ».

Secondement, ils sont comme ces friands qui ne se contentent pas des viandes communes et troublent toute une famille par la recherche des plus exquises. Car, après avoir importuné leur directeur, se plaignant qu'ils ne reçoivent dans leurs oraisons que des grâces communes, ils emploient les jeûnes, les veilles, les mortifications, non par un motif de plaire à Dieu mais parce qu'ils voudraient recevoir des lumières, des visions, des extases, et que Dieu les traite laute, c'est-à-dire « magnifiquement », comme des âmes choisies.

Troisièmement, il y en a, qui bien loin de s'humilier et de recevoir ces consolations divines comme des dons gratuits qu'ils ne sauraient mériter, s'abandonnent au goût et à la sensualité sans considérer la bonté de Dieu qui les en gratifie, de sorte que présomptueux de leur mérite, ils ne diraient jamais, comme saint Ignace disait : « Nimis, mon Dieu, c'est assez. »

Quatrièmement, vous en voyez de si ardents dans la jouissance de ces plaisirs spirituels qu'ils s'empressent d'en avoir comme des affamés, et ne recherchent plus que le goût dans leurs exercices et si Dieu, pour punir leur sensualité, les prive de ses douceurs, ils passent dans un moment du chaud au froid dans leurs exercices et tombent dans des langueurs qui font bien voir qu'ils n'aiment Dieu ardenter58 que par friandise.

Cinquièmement, enfin il y a des âmes si bien enivrées de ces délicatesses spirituelles que, sans considérer ce qu'elles sont, elles ne cherchent dans l'oraison que les délices qu'elles y ont goûtées, et si Dieu ne les sert pas de nouveau selon leur goût et selon leurs appétits, elles ne veulent pas se laisser déterminer et suivre l'esprit divin quand il les applique. C'est pourquoi, c'est en vain qu'elles font tous leurs efforts pour s'appliquer selon leurs caprices, parce que Dieu, pour punir leur sensualité, ne leur rend plus ces objets et ces mystères si sensibles pour apprendre au serviteur intéressé qu'il ne doit pas chercher des consolations spirituelles studiose c'est-à-dire « avec tant de soin ».

Mais au contraire de ces sensuels, si le serviteur fidèle reçoit quelques douceurs, c'est avec humilité qu'il remercie la main qui l'en gratifie et en souffre la privation avec la même facilité parce qu'il s'en croit indigne. Car, soit que Dieu l'honore de sa présence ou que Dieu l'afflige de son éloignement, il n'est pas moins fidèle dans ses oraisons et à lui rendre les plus humbles services, et il se plaît de se perdre lui-même avec tous les plaisirs pour ne trouver que la volonté de Dieu partout, et principalement en ses prières.

Je voudrais bien que mon lecteur eût parfaitement compris la différence de ces deux amours qui font tout le bien et tout le mal dans la morale chrétienne, et tous les vrais et les faux spirituels dans la vie contemplative. Mais puisque cette connaissance est si nécessaire, que d'elle dépend tout l'édifice spirituel, je veux vous la réduire en quintessence pour vous en donner une idée plus parfaite et vous la faire mieux comprendre.

Je vous prie donc de remarquer que ces deux serviteurs, intéressé et fidèle, pratiquent les mêmes choses pour Dieu. Tous deux demandent les mêmes choses à Dieu et tous deux reçoivent les mêmes choses de Dieu.

Premièrement, tous deux pratiquent l'abnégation de leur propre volonté avec la même rigueur de pénitence pour l'amour de Dieu, mais avec cette différence que le faux spirituel ne considère que ce qu'il fait, où il met toutes ses complaisances. Le vrai spirituel, au contraire, ne s'attache qu'à Dieu seul, pour lequel il fait tout ce qu'il fait sans considérer l'œuvre qu'il fait, d'autant qu'il est nécessaire pour la faire parfaitement et pour lui plaire.

Secondement, tous deux reçoivent de Dieu les mêmes douceurs, les mêmes consolations, les mêmes grâces, mais le premier goûte ses plaisirs avec tant d'attention à la sensibilité qu'il oublie Dieu. Le second, au contraire, ne s'occupe qu'en actions de grâces, qu'aux actes d'amour, d'adoration, et sans s'arrêter au goût de ses consolations, il ne fait qu'admirer la bonté et la douceur de Dieu qui le visite.

Enfin je trouve qu'il y a trois sortes de spirituels : les uns sont les faux dévots, les autres sont les imparfaits et les troisièmes sont les parfaits. Tous trois demandent à Dieu son amour, sa sainte volonté et l'esprit d'oraison, mais avec cette différence que les premiers ne cherchent que l'ostentation et l'éclat qui paraît dans les belles actions. Les autres adhèrent trop et se plaisent à ce qu'ils font, au lieu que les parfaits, sans faire aucune réflexion sur les grâces que Dieu leur communique, ils ne se reposent qu'en Dieu, ils s'abîment tout en lui et ne pensent qu'à lui plaire. Et ainsi vous voyez que si l'amour servile rend le serviteur intéressé, orgueilleux, avare et sensuel au service de Dieu, l'amour filial au contraire rend le serviteur fidèle, droit, simple et déiforme, qui sont les trois qualités nécessaires pour acquérir la pureté d'intention.

DOUZIÈME PAS

Il se faut dépouiller de toute recherche pour acquérir la pureté d'intention et l'intention droite, simple et déiforme.

Pour dépouiller notre intention de toute propre recherche, il faut qu'elle soit droite, simple et déiforme.

Premièrement, celui-là a l'intention droite qui résiste au mal et fait le bien principalement pour l'amour de Dieu et, comme dit saint Grégoire59 dans ses Morales, celui-là est droit qui n'est pas abattu par le fort des tentations et qui, sans se tourner vers les créatures, élève toujours son esprit en Dieu, auquel il désire de plaire. Cette intention quoique bonne, n'est pourtant pas parfaite parce que croupissant dans la vie active, elle souffre des divisions qui l'écartent de Dieu, elle a des multiplicités qui la divisent en plusieurs objets bien que Dieu soit le principal.

Secondement, l'intention simple, comme plus parfaite, nous approche plus de Dieu, parce qu'elle est sans obstacle et appartient à la vie contemplative ; car celui qui a son intention de la sorte, non seulement fait tout ce qu'il fait pour plaire à Dieu, mais encore il le considère toujours présent en ses actions et ainsi, non seulement son intention est droite puisqu'elle est selon la volonté de Dieu, mais elle est encore simple, parce qu'elle repose simplement en Dieu et son milieu, et pour le dire en un mot, elle n'est autre qu'un écoulement amoureux vers Dieu.

Il y a encore cette différence entre l'intention droite et la simple intention, que celui qui agit et qui prie avec l'intention droite seulement, s'imprime plus sensiblement les images des choses qu'il fait ou des personnes pour lesquelles il prie que la présence de Dieu pour lequel il agit et lequel il prie. Mais au contraire, celui qui agit avec une intention simple, perd facilement toutes ces images et ne s'occupe que de Dieu seul en ses actions et en ses oraisons car, oubliant ce qu'il demande et ceux pour qui il demande, il se perd et s'abîme en Dieu.

Mais quoique cette intention simple passe autant qu'elle peut immédiatement en Dieu, elle traîne pourtant encore quelques mélanges de propriété, parce qu'elle penche bien souvent aux douceurs spirituelles et à la dévotion sensible. Il est vrai qu'il y a des personnes dans un assez grand détachement des choses sensibles pour ne pas désirer des consolations dans l'oraison, mais elles ne sont pas dans cette sainte dépendance de recevoir également les grâces et les soustractions60, les douceurs et les sécheresses, l'honneur et l'infamie, la gloire et l'ignominie avec un même esprit, ce qui est le propre de l'intention déiforme, parce qu'elle est tellement unie et semblable à Dieu qu'elle n'est plus sensible qu'à son bon plaisir. Car comme remarque le dévot saint Bernard61, celui qui dispose de la sorte de son intention et qui règle de cette façon son affection, celui-là est déifié et déiforme. Il est un avec Dieu et jouit de Dieu avec Dieu. Et puisque cette pureté d'intention est tout le fondement de la morale chrétienne, en quoi consiste toute la perfection de la vie intérieure, il est bien juste de vous la faire connaître et de vous donner quelques méthodes pour l'acquérir.

TREIZIÈME PAS

De la pureté d'intention

C'est une science expérimentale62 et les moins avancés n'ignorent pas, dans la vie intérieure, qu'on peut avoir autant d'intentions différentes que le cœur de l'homme peut être touché de différents attraits. Les uns travaillent et prient pour exterminer le vice à la suite de Jésus-Christ, les autres pour acquérir la vertu en imitant ses exemples. Celui-là pratique l'oraison pour trouver le moyen d'éviter l'enfer, celui-ci pour acquérir le paradis et cet autre pour avoir l'honneur d'être à la suite de son divin maître. Toutes ces fins sont fort bonnes et les unes meilleures que les autres, mais l'intention la plus achevée qui enferme la perfection de toutes, c'est de ne regarder que la volonté de Dieu en toutes ses actions et de n'avoir autre motif que de lui plaire.

Cette intention est si pure et son mérite d'une si grande excellence que celui qui ferait une action très vertueuse et surnaturelle avec plusieurs bonnes intentions, ne mériterait pas tant que celui qui ferait une action naturelle et indifférente avec la seule pensée de ne faire que la volonté de Dieu. C'est-à-dire que celui qui prierait, qui jeûnerait, qui prendrait la discipline pour faire pénitence de ses péchés ne mériterait pas tant que celui qui se promènerait par le seul motif de plaire à Dieu, quoique les actions vertueuses et surnaturelles, comme de faire oraison, de faire l'aumône, soient d'un plus grand mérite que les naturelles et les indifférentes, quand elles sont faites dans un même degré d'intention.

De là vous devez inférer63 la perte des lumières et des grâces de la plupart des personnes dévotes qui font naturellement toutes leurs actions au lieu de les faire surnaturellement, comme elles pourraient par cette actuelle pureté d'intention, laquelle élève et ennoblit tellement l'œuvre qu'elle spiritualise les actions naturelles et humaines et, avec le secours du Ciel qui ne manque jamais, les rend surnaturelles et divines.

Je vous prie de remarquer attentivement que pour pratiquer parfaitement cette pureté d'intention, il faut regarder Dieu et l'œuvre comme une même chose et non séparément, ni être tellement attentif à la volonté de Dieu qu'on vienne à oublier ce qu'on fait pour son service. De sorte que faisant l'œuvre de Dieu négligemment, l'on ne fait rien moins que sa volonté64. Car celui qui détourne son esprit de l'œuvre pour l'appliquer seulement à Dieu, comme si l'œuvre était une chose et la volonté de Dieu une autre — et qui toutefois ne font qu'une chose —, celui-là, dis-je, néglige son œuvre et, la faisant imparfaitement, il ne fait rien moins que le bon plaisir de la volonté de Dieu.

Sur ce fondement, jugez du grand abus de ces personnes dévotes qui ne se refusent pas cet auguste titre et qui, pour ne rien faire contre la volonté de Dieu, pardonnent facilement les injures, néanmoins elles ne peuvent voir ni entendre parler, ni de ceux ni de celles de qui elles les ont reçues. Je ne puis les entendre parler de cette manière : « Dieu soit béni, je viens de recevoir un affront si sensible que s'il n'était pour Dieu, je ne sais ce que je ferais pour me venger ; mais pour l'amour de mon Jésus je lui pardonne. » Et ainsi leur pardon n'est qu'un pardon de contrainte qui n'est que dans l'abstraction de l'imagination et non pas dans le cœur ni dans l'œuvre, qui est inséparable de la personne à qui on doit pardonner pour Dieu.

Ces personnes-là ne considèrent pas que la volonté, l'œuvre et la personne ne sont qu'une même chose, et qu'on ne peut séparer son attention de l'une sans la séparer de l'autre. D'où il s'ensuit que regardant Dieu hors de l'œuvre, on le cherche hors de sa volonté. Car si l'intention ne se plaît pas à la même œuvre, elle n'y accomplit pas le bon plaisir de la volonté de Dieu, puisque l'accomplissement de l'œuvre et la volonté de Dieu, ne sont parfaitement qu'une même chose.

Je vous prie de remarquer encore qu'après avoir dressé votre intention le mieux que vous pouvez, vous ne devez pas vous occuper à considérer si vous avez bien cette pureté d'intention, mais vous ne devez vous appliquer qu'à contempler la volonté de Dieu dans l'œuvre que vous faites pour lui plaire, parce que la perfection de cette pratique n'est pas établie principalement sur l'assurance qu'on a et qu'on doit avoir de cette pureté d'intention, mais bien sur une connaissance assurée qu'on a d'accomplir, en cette action, le bon plaisir de la volonté de Dieu.

Pour pratiquer cette grande pureté d'intention et pour faire parfaitement la volonté de Dieu dans tous ces trois états, extérieur, intérieur et suréminent, je ne trouve point de méthode plus excellentes, plus brève et plus fructueuse que celle de ce grand contemplatif, l'auteur de La Volonté essentielle65 ; et si on la considère de près, l'on verra qu'elle est un ouvrage du Ciel et un abrégé qui comprend toutes les voies nécessaires pour arriver à la vraie contemplation. Il est vrai qu'il semble difficile de produire six actes différents qu'elle contient pour donner tout son mérite à chaque action ; mais il n'y a rien de plus facile quand on les a mis en exercice durant quelque temps, et une seule élévation d'esprit suffit pour les produire tous les six parfaitement à celui qui en a fait une sainte habitude.

QUATORZIÈME PAS

Méthode pour acquérir cette grande pureté d'intention

Pour donner tout son mérite à toutes nos actions qui sont ou commandées ou défendues ou indifférentes, et pour faire parfaitement le bon plaisir de la volonté de Dieu en tout ce que nous faisons à son service, par pensée, par parole et par œuvre, nous devons produire au commencement de chaque action, soit corporelle ou spirituelle, les six actes suivants, gardant toujours un esprit de discrétion66, laquelle doit être la règle de toutes les vertus, et faire, comme dit l'Apôtre, au nom de Jésus-Christ, tout ce que nous faisons67 avec ces six circonstances qui sont : actuellement, uniquement, volontairement, assurément, clairement et promptement.

1. Actuellement. C'est-à-dire qu'il faut avoir un actuel souvenir de la volonté de Dieu en tout ce que nous faisons, ce qui consiste à élever notre esprit et rectifier notre intention selon son bon plaisir, parce que cet acte exclut tout oubli de la fin pour laquelle nous devons agir, qui est une faute ordinaire qui dérobe aux plus spirituels mêmes le plus brillant de la vertu et le plus précieux de leur mérite.

2. Uniquement. Ce n'est autre chose que protester à Dieu dans cette élévation d'esprit que c'est seulement et uniquement pour lui plaire qu'on fait ou qu'on souffre telle chose. Et cet acte exclut toute autre fin, soit bonne ou mauvaise ou indifférente, comme l'espérance du paradis, la crainte de l'enfer, le désir de la vertu et autres fins semblables qui partagent pour l'ordinaire le mérite de l'action.

3. Volontairement. C'est-à-dire qu'il faut non seulement faire la chose uniquement pour Dieu, mais encore d'un plein consentement et agréablement ; et par cet acte on sent un certain repos et une tranquillité intérieure qui bannit du fond de l'âme tout chagrins, toute répugnance qu'autrement l'on ressent de l'action, ou de la personne, ou du temps, ou du lieu, ou de quelque autre circonstance.

4. Assurément. Ce n'est autre chose que croire fermement que c'est la volonté de Dieu qu'on fasse ou qu'on souffre telle chose. Cette assurance fortifie l'âme dans l'abnégation de sa propre volonté, l'anime dans les rencontres les plus difficiles et bannit de l'esprit toute hésitation, tous doutes, et ce « Peut-être que si, peut-être que non » qui ne fait que ralentir le courage et faire perdre le temps et le mérite au service de Dieu. Mais il faut remarquer que cette assurance doit s'appuyer principalement sur la connaissance de la volonté de Dieu et non sur la connaissance de la pureté d'intention, ainsi que nous avons dit au chapitre précédent, dont l'intelligence est très nécessaire pour la perfection de cette règle.

5. Clairement. C'est-à-dire qu'il faut accompagner cette assurance d'un acte de vive foi qui nous fasse voir clairement la volonté de Dieu et regarder en esprit l'œuvre que nous faisons, non comme cette œuvre mais comme cette volonté ; ne considérant pas l'œuvre extérieure mais bien le divin plaisir intérieur. Car bien qu'il y ait l'œuvre et la volonté, il faut les considérer toutes deux comme une même chose dans la seule idée du bon plaisir de la volonté de Dieu, ainsi que nous avons remarqué. Car cet acte de vive foi éclaire, fortifie et bannit du fond de l’âme ses incertitudes, ses hésitations, ses propos indélibérés qui la jettent dans une certaine langueur spirituelle où l'entendement n'est pas illuminé ni la volonté enflammée.

6. Promptement. C'est-à-dire, selon l'auteur, qu'il faut faire ces actes au commencement et non au milieu, ni à la fin de l'œuvre, ou bien (ce me semble) qu'il faut faire réflexion si on les a produits avec promptitude, sans chagrin, sans grande répugnance et sans hésitation, qui sont les conditions requises pour la perfection de ces actes, ainsi que nous avons remarqué en chacun en particulier.

Il est vrai, mon cher lecteur, comme nous avons dit, qu'il y a quelques difficultés à faire ces six actes différents pour dresser son intention au commencement de chaque œuvre, mais cela se doit entendre avec discrétion, c'est-à-dire quand les actions sont différentes ou faites en divers temps, ou bien quand on a perdu le souvenir de la volonté de Dieu, et principalement lorsque la chose que nous voulons faire nous plaît ou nous déplaît extrêmement. Car c'est par là qu'on s'avance spirituellement et qu'on profite beaucoup dans la vie intérieure. Et même, je vous prie de croire que cette méthode est si facile quand on l'a pratiquée durant quelque temps, qu'une seule élévation d'esprit suffit pour produire ces six actes différents à qui en a fait une sainte habitude. Mais comme ce n'est pas assez de vous avoir enseigné cette sainte méthode, ni à vous-même de l'avoir apprise si vous ne la pratiquez, je veux vous donner les moyens de vous appliquer dans ce saint exercice afin d'anéantir cet ennemi domestique, je veux dire la propre volonté, dans le bon plaisir de la volonté de Dieu.

QUINZIÈME PAS

Des moyens pour se perfectionner et persévérer dans cette sainte méthode de la pureté d'intention

L'auteur de cette sainte méthode met une différence entre les commençants et les parfaits, et donne à chacun le moyen de se perfectionner et de persévérer dans cette sainte pratique, avec cette circonstance que les imparfaits peuvent imiter les parfaits et commencer par où les autres finissent quand ils ont un cœur ardent et actif.

Le premier de ces moyens est de faire fréquemment des actes intérieurs, tantôt d'une crainte filiale envers Dieu, tantôt d'une grande révérence, quelquefois d'une profonde humilité et plus fréquemment encore d'un renoncement de soi-même et d'une entière résignation au bon plaisir de la volonté de Dieu. Mais principalement il faut s'élever en Dieu par de saints désirs, par des soupirs, par des épanchements et conserver une attention fidèle à l'union qui se fait entre l'âme et Dieu par l'unité des deux volontés, considérant, admirant et chérissant cette même union.

Une âme qui fait réflexion sur l'avantage qu'elle a d'être unie avec Dieu et de n'agir plus que par ses ordres, écoute attentivement ses inspirations ; elle obéit plus volontairement à ses saints mouvements, elle suit très agréablement ses divins attraits et s'abandonne, s'abîme, s'anéantit dans le bon plaisir de la volonté de Dieu qui lui est manifestée intérieurement en toutes ses actions. C'est pourquoi, pour se perfectionner et s'affermir dans cette sainte méthode par la pratique des actes de vertu, il faut s'imposer chaque jour un nombre de mortifications touchant les cinq sens du corps et les trois puissances de l'âme, et observer à chaque action cette grande pureté d'intention qui consiste à se mortifier actuellement, volontairement, agréablement, assurément, clairement et promptement par le seul motif de plaire à Dieu.

Le deuxième et le plus essentiel moyen pour persévérer dans cette pureté d'intention est de faire une désappropriation68 de l'œuvre, c'est-à-dire qu'après avoir dressé son intention, il se faut dépouiller de l'œuvre, tant extérieure qu'intérieure, et n'être occupé que du bon plaisir de la volonté de Dieu ; parce que l'âme ne doit pas regarder cette volonté comme sa volonté mais comme la volonté de Dieu, ni considérer cette action comme son action mais comme l'action de Dieu, duquel elle n'est que l'instrument et dont Dieu se sert pour opérer telle et telle chose ou pour faire telle ou telle mortification.

Car, considérant son œuvre comme la même volonté et comme l'opération de l'esprit divin et non cette volonté en l'œuvre comme deux choses distinctes — quoiqu'elles le soient véritablement — mais comme une même chose, l'âme demeure tellement recueillie et introvertie qu'elle se trouve hors de tout bruit, de toute distraction et de toute considération humaine, et jouit de la paix et du repos intérieur. Dans ce profond silence, elle goûte manifestement, elle goûte délicieusement et connaît d'une science expérimentale ce bon plaisir de la volonté de Dieu, qui est la vraie vie vivifiante de l'Esprit divin. Et voilà les deux moyens qui doivent servir aux commençants pour se perfectionner dans cette simple pratique et aux parfaits pour persévérer dans cette grande pureté d'intention. Il ne me reste qu'à vous dresser un petit examen pour en corriger les défauts et en faciliter l'action.

SEIZIÈME PAS

Examen de chaque jour pour faciliter cette grande pureté d'intention.

1. Dans cet examen que vous devez faire règlement69 une ou deux fois chaque jour, vous devez examiner : premièrement, si, dans les choses commandées, défendues ou par la loi ou par vos supérieurs, vous avez fait les unes et rejeté les autres par le seul motif de plaire à Dieu ou si vous avez eu quelque autre considération, quoique bonne ou indifférente.

2. Vous vous devez examiner, touchant les choses indifférentes, combien de fois vous avez accepté celles qui étaient contre votre inclination et combien de fois vous avez refusé et rejeté celles qui vous étaient agréables, et enfin si vous avez accepté les unes et rejeté les autres dans cette grande pureté d'intention, gardant toujours la règle de discrétion.

3. Vous devez examiner principalement si, aux choses délectables (par exemple les visites des lieux, des personnes ou autres choses semblables), vous avez produit des actes intérieurs contre telle sensualité spirituelle ou corporelle. Si après ces actes, cette délectation a continué, vous devez examiner si vous êtes demeuré ferme en l'appétit de la partie supérieure ou raisonnable sans vous abaisser et sans adhérer à ce plaisir, et si vous avez combattu ce plaisir comme une peine ou si vous l'avez souffert comme une croix.

Les plus grandes croix ne sont pas de bois ni de fer, je veux dire des maux et des peines extérieures ou intérieures, comme plusieurs peuvent croire, mais bien des plaisirs et des sensualités, comme bien souvent les plus chastes et les plus spirituels expérimentent. Car il y a bien plus de mortification à refuser une sensualité et à triompher d'un plaisir qu'à surmonter une peine, ce qui a fait dire au plus patient de tous les hommes : Factus sum mihimetipsi gravis70 (« Hélas ! Que je suis pesant à moi-même ! ») ; enfin vous devez examiner si vous avez accompli le nombre des mortifications que vous avez proposé, touchant les cinq sens du corps et les puissances raisonnables et si, dans toutes vos actions, vous avez eu autre motif que celui de plaire à Dieu, conformément aux règles de la pureté d'intention.

Si toutefois, faisant examen, vous trouvez que vous n'avez presque point observé ces règles, ne vous en troublez pas, parce qu'on sait par expérience que facilement l'on oublie ce qu'on n'a pas par habitude, et que le démon, qui est ennemi de votre avancement spirituel, ne manque pas d'y mettre tous les artifices pour vous en dégoûter, exagérant votre négligence.

C'est pourquoi, humiliez-vous, sans vous décourager, entrant dans la connaissance de vos propres faiblesses et de votre peu d'attention de votre salut, et reconnaissant avec mille remerciements que tout ce que vous y pouvez faire vient de Dieu. Protestez-lui71 avec confiance de mieux faire demain que vous n'avez pas fait aujourd'hui, moyennant sa sainte grâce.

Après cela j'estime avoir satisfait à mon engagement et dépouillé l'homme de soi-même, tant pour l'avoir instruit de posséder les richesses dans le détachement d'une pauvreté ou d'affection ou volontaire, que pour l'avoir détrompé de ce malheureux « Que dirait-on ? » par un abandon entier au service de Dieu ; et encore plus particulièrement, lui ayant inspiré le mépris de soi-même, l'engageant de souffrir à l'exemple de Jésus-Christ les affronts sans se venger et supporter des humiliations, non seulement sans se plaindre, mais encore avec plaisir. Je pense aussi avoir parfaitement réformé dans son intérieur, par la pratique de la haute vertu du pur amour et de la pureté d'intention, tous les défauts qu'on y commet et les maximes dont les hommes se servent pour se rendre difformes.

Mais comme l'homme, quelque réformé qu'il puisse être, n'est jamais dans l'impuissance de se rendre difforme et de devenir imparfait — car il peut mortifier la nature corrompue mais il ne saurait l'éteindre dans son fond, parce qu'elle n'est jamais si entièrement arrachée du cœur de l'homme qu'il n'y reste encore quelques funestes racines —, c'est pourquoi pour empêcher les productions d'une semence si dangereuse et pour remédier aux pernicieux desseins de cet ennemi domestique, je remarque qu'il n'y a qu'un seul moyen, et qu'il est bien difficile de dompter un si puissant adversaire sans le secours continuel de l'oraison. Et pour ne vous laisser pas sans un remède si nécessaire à votre salut, je veux, avant que de finir cette première journée, vous donner quelques avis sur ce sujet et vous dresser une méthode de méditer, mais si facile qu'il n'y aura personne, de quelque condition ou sexe que ce soit, qui puisse s'excuser72 de faire l'oraison qu'on appelle mentale.

DIX-SEPTIÈME PAS

De quelques avis nécessaires pour l'oraison mentale

C'est entreprendre de boire la mer, de vouloir donner tous les avis nécessaires pour l'oraison, et de corriger par un seul discours toutes les fautes qu'on y peut commettre ou de pourvoir à tous les besoins qu'on peut avoir dans ce saint exercice. Les esprits et les états sont si différents et il y a des voies si extraordinaires qu'il est bien difficile, et presque impossible, de donner toutes les réponses et d'appliquer tous les remèdes avant qu'on se plaigne du mal. J'en donnerai pourtant tout autant que le Saint-Esprit m'en inspirera, et je m'assure que venant d'une si bonne part, ils suffiront pour conduire et pour élever une âme au plus haut de la contemplation. Mais pour profiter de ces avis, ce n'est pas assez de les lire et les relire, il serait à souhaiter que l'âme eût une bouche de fer, des dents d'acier pour les bien mâcher et un estomac d'autruche pour les bien digérer.

Premièrement, pour arrêter un esprit vagabond, une mémoire et des puissances dissipées et une âme qui n'est point faite au recueillement, il faut prendre pour sujet de la méditation des matières fortes et sensibles, comme sont les horreurs de la mort, la crainte du jugement de Dieu, les flammes éternelles de l'enfer ou les damnables effets d'un péché mortel ; et quoique ces matières soient les moins fructueuses, parce qu'elles ne portent dans l’âme que des sentiments de crainte et d'un amour servile, elles sont pourtant très nécessaires pour retirer une âme du vice et la porter à vertu. C'est pour ce sujet qu'elles étaient si familières à ces anciens pénitents, et que le Roi-Prophète avait coutume de dire que « le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur » : initium sapientiæ timor Domini73 ; mais les parfaits et les imparfaits, les commençants et les achevés, les doctes et les ignorants, les maîtres et les novices, ne doivent pas s'écarter des mystères de la vie, de la mort et de la passion de Jésus-Christ, afin de compatir à ses souffrances et de se mouler aux exemples de son amour souffrant, selon l'Apôtre qui nous dit : Si compatimur et conglorificabimur74.

Deuxièmement. L'on conseille, même aux parfaits contemplatifs, non seulement de prendre pour objet de leur contemplation une image particulière ou universelle de la Passion de Jésus-Christ — qu'ils doivent contempler d'une vue simple et indistincte, pour découvrir les stratagèmes de l'amour d'un Dieu-homme —, mais de faire même quelques résistances aux attraits de l'Esprit de Dieu, pour ne le pas quitter dans les anéantissements, sans qu'on doive appréhender de perdre ses divines applications75. Parce que cette sainte et discrète résistance, qui procède d'un sentiment d'humilité et de charité tout ensemble pour Jésus souffrant et humilié, est l'unique moyen pour obliger la miséricorde divine à élever une âme aux plus belles connaissances de nos mystères.

Troisièmement. Il ne faut jamais manquer de s'occuper dans l'oraison quand l'Esprit de Dieu n'y fait pas quelque application particulière ; il est bien vrai que trop de raisonnements et un jugement trop actif mettent un grand obstacle à la vie contemplative, parce que l'oraison demande qu'on agisse plus de cœur que de tête, et un esprit actif y est moins propre que l'affectif. Mais aussi, d'éteindre tout d'un coup tout le discours et de retrancher absolument tout raisonnement, comme on veut dire76, c'est une illusion à la mode. Car d'ordinaire, cette suspension est à quelques-uns un effet de leur paresse et aux autres une incapacité de leur esprit à ne pouvoir s'élever par le raisonnement. Ce grand repos n'est que pour des âmes choisies, lesquelles Dieu ne laisse jamais dans l'oisiveté, comme nous dirons en son temps ; et même il ne les remplit jamais si bien de ses attraits qu'il ne lui laisse quelque petit vide où l'âme puisse témoigner ses reconnaissances.

Quatrièmement. Il faut vous tenir dans la méditation jusqu'à ce que Dieu vous élève à la contemplation. Vous devez pourtant frapper à la porte de la miséricorde divine et, quand Dieu vous laisse dans la pauvreté et qu'il ne vous donne l'entrée d'aller à lui que par l'ordre des choses sensibles et du raisonnement, il faut humblement vous accommoder à cet état pour éviter l'oisiveté et l'inutilité. Et si vous vous sentez attirée dans les délaissements, dans la pauvreté intérieure et dans la pure souffrance, vous ne devez pas chercher les choses sensibles pour vous porter à Dieu, mais vous devez demeurer pauvre et souffrante sur la croix, autant et comme il plaira à votre divin Époux, et vous devez persévérer dans l'entier abandon au bon plaisir de la volonté de Dieu.

Cinquièmement. Le principal soin d'une âme qui prétend à l'oraison est d'avoir grand soin d'être nette et pure de toute imperfection, de mourir aux créatures et ne vivre que dans le désir des souffrances. Pour l'état de son oraison, qu'elle ne s'en mette pas tant en peine, parce que Dieu opérera en elle tout ce qu'il faut, et dans une manière qui surpassera ses espérances et sa propre intelligence ; de sorte qu'un des meilleurs avis que l'on peut donner est de se tenir dans la suprême indifférence à tout état de douceur et de rigueur, de sécheresse ou d'ardeur, d'attraits ou de délaissements.

Quand je dis qu'il faut être dans une suprême indifférence, je n'entends pas une indifférence morte et purement passive qui jette l'âme dans l'oisiveté et dans une fausse suspension. Mais j'entends une sainte indifférence, confiante, vive et active, qui consiste au moins à une actuelle77 disposition qu'on sent dans le fond de l'âme pour se porter fidèlement à tout ce que Dieu la voudra appliquer et prête à supporter constamment les pauvretés, les abandons et les croix sans se plaindre ; car se plaindre d'être maltraitée dans l'oraison, c'est être injuste et irraisonnable.

Sixièmement. Pour se faciliter l'oraison, il faut avoir dans l'esprit plusieurs vérités universelles de la divinité, comme de sa puissance, de sa justice, de son amour, de sa providence et principalement sur le mystère de la vie, de la mort et de la passion de Jésus-Christ, et être fidèle à ce temps destiné pour l'oraison et non pas attendre de n'avoir plus des bonnes affaires, mais au contraire on en doit faire son affaire principale et particulière.

Septièmement. Je vous avertis qu'il y a quatre grands obstacles dans l'exercice de l'oraison. Le premier et le trop d'affaires où l'on s'engage sans l'ordre de Dieu ou de ses supérieurs, le second est le trop de délicatesse et le trop peu d'austérité corporelle, le troisième est le peu de retraite extérieure et intérieure et le quatrième et le trop de lâcheté à suivre les inclinations de la nature. La raison de ceci est parce que l'on ne saurait avoir le goût des consolations intérieures tant qu'on conserve le goût des choses extérieures. Et au contraire, il y a trois grands moyens pour faciliter l'exercice de l'oraison. Le premier est de faire de l'oraison son unique, au moins sa principale, affaire, le deuxième est de s'occuper de Dieu ordinairement et non des affaires du monde et le troisième, qui est un des grands secrets de l'oraison, est de recevoir avec pureté d'intention les impressions divines et de n'agir plus dans toutes ses actions que par le mouvement de l'esprit divin, qui n'est autre chose que mourir en soi-même. L'on connaît cet esprit par un calme et une paix qui remplit l'intérieur de l'âme ; et au contraire, l'indisposition à ce même esprit se manifeste par la syndérèse78 qui se fait sentir dans le fond du cœur, parce que l'Esprit de Dieu ne porte dans l'âme que des lumières ou des reproches.

Huitièmement. Dans l'exercice de l'oraison, l'on ne doit pas trop s'occuper à considérer ses péchés, parce que telles représentations rendent l'âme pusillanime et ne lui laissent pas une pleine liberté de s'élever en Dieu. Il faut seulement en conserver une idée générale pour en demander pardon avec une confiance amoureuse et une pleine conversion à Dieu. Nihil tam inimicum spei, dit saint Augustin, quam retro aspicere79. Il faut pourtant mourir à tout péché véniel et à la moindre affection aux occasions du péché. Car il y a bien de la différence entre les péchés qu'on commet par fragilité et ceux qu'on commet par affection ; et c'est encore un secret qui n'est pas trop connu, mais il est très nécessaire pour les personnes spirituelles de savoir qu'on efface plutôt les péchés véniels par une amoureuse conversion à Dieu que par une conversion au péché qui se fait par la contrition dans les amertumes d'un repentir.

Neuvièmement. Il faut remarquer que comme l'oraison est une élévation d'esprit en Dieu, il faut aussi élever le cœur et toutes les puissances de l'âme par de fréquentes et amoureuses aspirations, avec un grand désir de s'unir à lui. C'est-à-dire que lorsqu'on se sent enflammé d'un désir d'aller à Dieu, l'on se doit plutôt exciter par des aspirations80 que par la méditation. La raison de ceci est parce que l'amour qui est plus fruitif81 qu'effectif82 ne porte pas si promptement à cette union une âme qui est déjà dans l'état de la méditation, et que l'amour simplement effectif est le plus propre dans la vie active, bien que l'amour simplement fruitif soit le plus parfait et le plus noble dans la vie contemplative.

Dixièmement. Ne croyez pas facilement à tout ce qui vous arrivera d'extraordinaire dans vos oraisons ; Et quand l'esprit divin fera ses libéralités, gardez-vous bien de vous donner une assurance infaillible que c'est lui-même. Il vaut mieux qu'il vous reste toujours un petit doute de ces attraits que vous expérimentez, parce qu'une crainte médiocre83 produit mille bons effets dans ces rencontres84. Et quelque grande application que vous puissiez avoir à la contemplation, ayez toujours des sentiments humbles de vous-même. Car bien loin de vous élever, au contraire vous devez tirer de là un sujet de crainte, dans cette pensée qu'il faut bien que vos misères soient grandes puisque Dieu y accourt avec de si puissants remèdes et que vos faiblesses ne demandent pas de moindre secours pour se soutenir. Et souvenez-vous que dans l'exercice de l'oraison, les illusions sont aussi ordinaires qu'une personne spirituelle adhère à ses douceurs85. C'est pourquoi elle doit remarquer avec attention si c'est l'esprit divin qui la remplit de ces désirs ou si c'est l'esprit malin qui contrefait les attraits de la grâce, ou bien si c'est un naturel ardent qui lui donne l'échange. C'est à quoi elle doit penser sérieusement et avoir l'œil fort ouvert pour ne pas se précipiter86 autant qu'elle est poussée.

Onzièmement. Pour donner une fin à ces avis sans fin, je vous laisse en vous imprimant cette pensée, que dans toutes les grâces que Dieu vous fera, vous ne devez pas vous arrêter à considérer ses bienfaits qu'autant qu'il vous est nécessaire pour vous élever en Dieu. Mais vous vous devez occuper principalement de la grandeur, de la bonté et de l'amour de cet Amant sacré, sans adhérer sensiblement aux libéralités dont il vous favorise.

Car il faut remarquer qu'il y a bien de la différence entre s'occuper en Dieu qui vous donne un tel contentement et s'amuser87 aux contentements que Dieu vous donne. Et même quand on dit qu'il faut sentir et goûter le divin vouloir et le bon plaisir de Dieu, il ne faut jamais s'arrêter à ce sentiment, même fondé sur la négation de soi-même et sur le vouloir de Dieu. Et pour bien expliquer ceci, qui est très considérable dans la vie intérieure, il faut savoir que dans l'acte d'abnégation il y a deux choses, un renoncement et un contentement. Il faut donc s'arrêter au premier et non pas au second .Et ainsi dans l'acte de résignation il y a deux choses, la résignation et le goût ; il faut donc adhérer à la résignation et non pas au goût, comme dans tous les autres actes de vertu, de contrition, d'amour de Dieu, de mortification, il ne faut vouloir en tout que le bon plaisir de Dieu sans goûter la douceur qu'il y a d'être à son service. Et par cette pureté d'intention, la douceur sensible deviendra spirituelle et la douceur spirituelle se changera en une parfaite union avec Dieu qui est le grand chemin pour arriver à la contemplation.

Si vous désirez savoir pourquoi parmi tant de personnes d'oraison il y en a tant qui méditent et si peu qui contemplent, je vous réponds, qu'outre qu'on n’enseigne ordinairement que la manière de méditer et très rarement celle de contempler, la principale raison est parce que dans l'oraison l'on cherche Dieu le dernier, et rarement. Car on s'occupe toujours autour de lui et rarement de lui, c'est-à-dire qu'on raisonne sur tout ce que Jésus-Christ a fait et sur tout ce qu'il a dit mais l'on n’admire pas assez que c'est un Dieu qui l'a fait et un Dieu qui l’a dit. Voilà pourquoi il y a tant de raisonneurs d'oraison et si peu de contemplatifs, et voilà bien des conseils pour un si saint exercice ! Mais soyez assurés que les fautes qu'on y commet sont encore en plus grand nombre.

DIX-HUITIÈME PAS

Des trois degrés différents ou des trois différentes façons pour bien méditer la Passion de Jésus-Christ

Saint Bernard, dans son sermon du mercredi après le dimanche des Rameaux, nous enseigne trois degrés différents pour s'élever à l'oraison ou trois façons différentes de bien méditer la Passion de Jésus-Christ. La première, il l'appelle l'œuvre ; la seconde, la manière, et la troisième, la cause.

Premièrement, ceux qui commencent à méditer doivent s'occuper au premier degré et considérer l'œuvre de la Passion, c'est-à-dire les coups de fouet, les verges, les cordes, les chaînes, les épines, la croix, le mépris, l'infamie, le sang et les plaies de Jésus-Christ mourant ; ils doivent considérer la rigueur des instruments, la cruauté des bourreaux, la sévérité des juges et remplir l'entendement de ces vérités amoureuses jusqu'à ce que, la mémoire étant toute pleine de ces images douloureuses, le cœur vienne à crever par les yeux, afin qu'arrosant les pieds de Jésus-Christ avec des larmes, l'âme s'élève facilement en Dieu et produise mille actes d'amour, mille regrets de l'avoir offensé et autant de protestations d'imiter ses exemples.

Deuxièmement, ceux qui ont déjà profité dans la méditation doivent s'occuper dans le second degré et considérer attentivement la manière de la passion, c'est-à-dire avec quelle humilité Jésus-Christ a souffert les infamies du Calvaire sans se plaindre, avec quelle patience il a supporté les calomnies sans se justifier, avec quel silence il entendait les fausses accusations des juifs sans s'excuser. Ils doivent méditer comment Jésus-Christ conserve sa douceur parmi ces inhumains et son amour parmi ces barbares, qui sont de puissants motifs pour dépouiller une âme de toute recherche, de toute aigreur, et pour embraser un cœur de l'amour divin.

Car qui oserait se plaindre où Jésus-Christ ne dit mot ? Qui oserait se venger contre son ennemi lorsque Jésus-Christ, pour nous donner l'exemple, pardonne à ses bourreaux ? Enfin qui oserait s'élever où Jésus-Christ s'humilie ? Et où est ce cœur si dénaturé pour n'aimer pas uniquement Jésus-Christ souffrant, s'il considère que ni la cruauté des bourreaux ni l'inhumanité des juifs n'a pu satisfaire aux désirs qu'il a eus de souffrir pour nous témoigner son amour et satisfaire aux peines que nous avions méritées par nos offenses ? Car étant attaché à la croix, il s'écrit encore qu'il meurt de soif de souffrir pour les hommes.

Troisièmement, enfin, les parfaits dans l'exercice de l'oraison doivent monter au troisième degré et considérer les causes et les motifs de la Passion de Jésus-Christ, qui ne sont autres que son pur amour infini. De sorte que l'âme qui découvre de si beaux feux dans le cœur d'un Dieu humilié et qui reçoit de si grands témoignages d'amour d'un Jésus crucifié, se consomme dans les ardeurs de ses flammes, s'anéantit dans ses grandeurs humiliées et ne veut plus vivre que pour le servir et l'aimer. Et voilà en peu de mots les trois façons que saint Bernard enseigne pour méditer utilement et avec ordre la Passion de Jésus-Christ. Or cela supposé, je dis qu'il n'y a personne dans le monde qui ne puisse, qui ne doivent et qui ne sache faire oraison mentale.

DIX-NEUVIÈME PAS

Du peu de raison que les personnes du monde ont de s'excuser de faire oraisons mentales. que tous, sans exception de sexe, de condition, doivent, peuvent, savent très bien faire ce qu'on fait dans l'oraison mentale.

Si l'oraison mentale est très nécessaire pour nous approcher de Dieu et assurer notre salut éternel, d'où vient donc que si peu de personnes la pratiquent ? Je pense que c'est une invention du démon, de persuader les gens du monde qu'il n'y a rien de plus difficile que la méditation et que fort peu de personnes la peuvent et la sachent faire. En effet c'est l'excuse ordinaire des personnes séculières. Car elles s'imaginent que les personnes d’Église seulement peuvent s'appliquer à ce saint exercice et croient, ou le démon leur fait accroire, qu'elles ne la sauraient faire ; et cependant je soutiens qu'il n'y a pas personne dans le monde qui ne doive, qui ne puisse, qui ne sache faire tout ce que l'on fait dans la méditation.

Premièrement, je dis qu'il n'y a pas personne qui ne doive faire l'oraison mentale, chacun selon sa portée, parce qu'elle est un moyen très propre pour nous pénétrer dans le mystère de notre foi et nous instruire des vérités éternelles et des obligations que nous avons contractées envers Dieu dans l'état où il nous appelle. Dire le contraire est si déraisonnable comme qui voudrait soutenir qu'il ne faut pas se mettre en peine de penser sérieusement à son salut éternel, qu'il n'est pas nécessaire de suivre le chemin le plus assuré pour aller au paradis, que personne ne doit craindre de prendre l'échange88, qu'il ne manquera pas de damnés pour peupler l'enfer et que le paradis est trop grand pour appréhender de n'y avoir point de place. Cette objection est trop imprudente pour mériter une réponse.

Secondement, je dis qu'il n'y a personne qui ne puisse faire oraison, et dire autrement c'est vouloir passer pour ridicule, comme celui qui emploierait tout son temps à des affaires puériles et enfantines et qui se plaindrait qu'il n'a pas un moment pour vaquer à une affaire qu'on lui a remis de très grande importance. Toutes les plus grandes affaires du monde, mon cher lecteur, sont des niaiseries en comparaison de l'affaire de votre salut. Gouverner des royaumes, distribuer des offices et régir des empires sont des jeux d'enfants, et cependant tout est occupé. Autant de commissions, autant de commissaires ; tout se fait, rien ne reste à faire ; on trouve toujours du temps pour tout faire et après cela, peut-on dire de bonne foi et sans passer pour ridicule qu'on n'a pas le loisir de s'exercer à l'oraison mentale, qu'on ne peut pas vaquer à l'affaire de son salut et qu'on n'a ni le temps ni le lieu, ni le directeur pour apprendre à sauver son âme ? Ah ! Que ce grand homme a bien raison de dire : Punctum est de quo litigatur, æternum est de quo non curatur89.

En troisième lieu, je dis qu'il n'y a personne qui ne sache très bien faire tout ce qui se fait dans la méditation : les jeunes et les vieux, les ignorants et les savants, les pauvres et les riches. Et vous serez surpris, si je vous dis que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier et que cette jeune demoiselle qui ne se plaît qu'à la belle compagnie et qui ne s'emploie qu'à dérober des cœurs à Dieu, tout ceux-là sont très propres à bien faire oraison et tous savent très bien faire la méditation. Mais vous serez encore plus surpris si je vous dis que, non seulement ils savent, mais encore qu'ils la font très bien chacun à sa mode puisqu'il n'est pas un de tout ceux-là qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu'on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.

Car dites-moi, s'il vous plaît, l'avare n'aime-t-il par son or, son argent, et ne trouve-t-il pas les moyens d'amasser des richesses ? Le cavalier pour plaire à son commandant et le commandant à son prince, ne donnent-ils pas leur sang, ne hasardent-ils pas leur vie ? Et cette jeune délicate, ne sait-elle pas très bien l'art d'aimer et de se faire aimer ? Or pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer. Donc si j'ai eu raison de dire qu'il n'y a personne qui ne doive et qui ne puisse, j'ai encore plus droit de dire qu'il n'y a personne qui ne sache faire oraison, puisqu'il n'y a personne qui ne fasse tout ce qu'on fait dans la méditation, qui est d'aimer et de se faire aimer comme chacun fait selon sa passion.

Il ne faut que changer d'objet ; et si le cœur de cet avare aime les richesses, combien plus ardemment aimerait-il Dieu qui les possède toutes, s'il méditait sur ses trésors qui sont infinis et s'il pensait à ses libéralités qui sont immenses ? Si ce capitaine aime l'honneur, combien plus ardemment aimerait-il un Dieu de gloire s'il contemplait la grandeur et les magnificences de son empire ? Enfin si ce libertin aime les plaisirs et si cette amante se plaît aux douceurs de la compagnie, ah ! ni l'un ni l'autre ne pourraient plus supporter la flatterie des créatures s'ils avaient goûté une fois tant soit peu des douceurs que les amants et les amantes de Jésus-Christ expérimentent dans l'oraison. Mais afin d'ôter à toutes sortes de personnes toutes sortes d'excuses, je veux dresser une méthode de méditation propre et commune à toutes sortes d'états et de conditions.

VINGTIÈME PAS

Méthode pour l'oraison mentale, très facile à toutes sortes de personnes

Pour ne rien oublier de ce qui peut porter les gens du monde à ce saint exercice, je veux leur dresser une méthode qui sera conforme à tous les états, puisque je la veux minuter90 selon l'art d'aimer, qui est si familier dans le siècle où nous sommes qu'il n'y a personne qui ait besoin de maître pour l'apprendre ; les vieux, les jeunes, les nobles et les paysans, les aveugles et les clairvoyants, tout ce qu'il y a de l'un et de l'autre sexe, sont tous des maîtres profès, sans passer par le noviciat. Mais pour bien insinuer cette méthode dans leurs esprits, je veux premièrement leur faire faire réflexion sur ce qu'ils savent mieux que moi par leur propre expérience.

Je les prie donc de remarquer que l'oraison — que je veux appeler du nom de l'art d'aimer Dieu, afin de me servir des termes qui ne leur soient pas si barbares — a les mêmes moyens pour arriver à sa fin et pour s'y perfectionner que l'art d'aimer les créatures. Car l'un et l'autre, le sacré et le profane n'ont pour fin que l'union des cœurs, et les moyens que l'un et l'autre ont pour y arriver sont les mêmes que je réduits à trois, à savoir : les reproches, les protestations et la jouissance ou l'union.

Premier moyen

Premièrement, comme l'amour des créatures n'est pas si parfait ni si également partagé parce qu'il est dans des cœurs inégaux et différents, une amante si fidèle ne saurait s'empêcher de reprocher à son amant supposé, non seulement ses infidélités, sa légèreté et son inconstance, mais elle lui reproche encore plus sensiblement la tendresse qu'elle a pour lui, la foi qu'ils se sont mutuellement promise, les témoignages qu'il en a reçus ; et pour ne pas décrire plus au long ce que vous feriez mieux que moi, cette amante lui proteste avec des soupirs qu'elle est malheureuse d'aimer si constamment et de n'être pas aimée.

Hélas ! Il ne faut faire que le premier pas dans l'oraison mentale pour savoir qu'elle est un lieu de semblables reproches, où la grâce ne manque jamais d'avertir, de reprendre, de corriger, de faire confusion à l'âme et de la porter toujours au dépouillement. C'est une voix qui ne cesse jamais d'y parler et qui reproche à l'âme inconstante, non seulement ses faiblesses et ses infidélités, mais encore elle lui représente amoureusement les ardeurs, les tendresses de cet Amant sacré et les témoignages qu'elle en a reçus dans les douleurs de sa Passion, de sorte qu'il faut que cette âme avoue ingénument qu'elle n'aime pas comme elle est aimée et qu'elle confesse avec confusion qu'elle est bien ingrate de n'aimer pas uniquement un époux, un amant, un Dieu qui l'a infiniment aimée. Et voilà comme dans ces deux amours, je veux dire spirituel et profane, les reproches sont la première touche pour unir les cœurs.

Deuxième moyen

Deuxièmement, vous m'avouerez bien qu'un amant infidèle ne saurait souffrir tous ces reproches sans confusion et que son cœur, qui n'est pas fait à l'épreuve de ces tendresses, voudrait bien se rendre digne d'un amour qu'il a perdu par ses infidélités. Aussi vous savez mieux que moi ce qui se passe en semblables rencontres et que pour maladroit que soit un amant, il fait des protestations capables de persuader aux plus habiles qu'il n'y a que l'amour qui soit éloquent. Il proteste, il jure, il s'engage à n'être plus ingrat et s'il n'a pas l'occasion présente pour témoigner son amour réciproque, il la recherche avec tant d'ardeur qu'il veut bien que ses soupirs, ses gestes et ses regards soient autant de truchement de son cœur qui voudrait parler en toute sorte de langue pour exprimer le sensible déplaisir qu'il a de ses infidélités.

Mais si les reproches d'une amante profane produisent de si beaux effets dans un cœur, si les tendresses d'un amour dissimulé jettent de si beaux feux dans une âme mondaine, ah ! il faudrait avoir expérimenté les effets merveilleux que les reproches de l'amant sacré produisent dans une âme contemplative, et vous avoueriez que les feux, les flammes de ce premier amour n'ont ni ardeur, ni lumière et qu'il n'y a que les tendresses de l'amour divin qui changent véritablement les cœurs et éclairent les âmes.

Ah ! Qui pourrait entendre les protestations d'une amante dans ses entrevues avec Jésus-Christ quand il lui fait de si sensibles reproches, elle se prosterne à ses pieds, elle s'anéantit dans la connaissance de ses propres misères. Elle avoue, elle confesse les bienfaits qu'elle a reçus de son Bien-Aimé et pour le venger de ses ingratitudes, elle déclare une guerre sanglante à ses infidélités, elle hait sa chair autant qu'elle l'a aimée. Elle proteste mille fois de n'être plus infidèle, et durant tout le reste de son oraison, elle monte sur le Calvaire comme sur son lit nuptial où elle enfante mille bonnes pensées, où elle produit mille bons desseins, où elle embrasse les croix et, renonçant pour jamais à tout ce qui plaît aux sens et à tous ce qui flatte la nature, elle ne veut plus que les fouets, que les chaînes, que les humiliations, que les anéantissements qui sont les livrées de son divin Amant. Enfin, se consumant en soupirs, en langueurs, elle meurt de ne pas mourir d'amour, car c'est un martyre bien grand à une âme de passer par les feux et les flammes de l'amour divin sans se pouvoir réduire en cendre pour son Bien-Aimé.

Troisième moyen

Troisièmement, le moyen dont l'amour profane et l'amour divin se servent pour arriver à leur fin et pour se perfectionner dans leur union est la vue et la considération de cette même union. Car il n'y a rien qui nous établisse mieux dans la possession d'un bien que la jouissance et la connaissance du bien, parce que celui qui considère le bonheur qu'il y a de posséder un bien qu'on estime, il le chérit, il l'aime et ne saurait se négliger pour l'acquérir et pour le conserver quand il le possède.

C'est pourquoi une amante fidèle qui est unie à son divin Époux, pour jouir et s'assurer du bien qu'elle possède, elle le considère, elle l'admire, elle le contemple et s'abîme dans les douceurs qu'elle y reçoit. Enfin elle se purifie dans ses bains sacrés, elle se perfectionne dans les ardeurs de la charité et prend toutes les mesures qui la peuvent maintenir dans cette union.

Je n'entends pas parler ici de cette union passive et mystique dont les actes sont simplement directs sans réflexion, comme nous dirons dans son lieu, mais d'une union actuelle et active qui porte l'âme à des épanchements d'actions de grâces, à des élancements d'amour, et la laisse si bien libre de faire réflexion sur l'avantage qu'elle a d'être unie avec Dieu, que pour se conserver ce bonheur, elle se rend fidèle à toutes ses inspirations. Elle fuit ponctuellement tous ses attraits, elle obéit humblement à tous les mouvements de la grâce, elle admire celle que Dieu lui fait de l'élever à cette union, elle veut tout entreprendre pour son service et croire que de souffrir les affronts, les injures, les humiliations, les anéantissement, tout cela n'est que très peu de chose pour mériter d'être épouse de Jésus-Christ. Aussi vous ne voyez rien de plus humble, rien de plus recueilli ni de plus mortifié qu'une amante sacrée qui a joui de cette union dans l'oraison.

Voilà donc comme l'art d'aimer Dieu dans l'oraison mentale et l'art d'aimer les créatures ont la même fin qui est l'union des cœurs, les mêmes moyens pour y arriver qui sont les reproches et les protestations. Car dites-moi, s'il vous plaît, l'avare ne reçoit-t-il pas des reproches sensibles des richesses qu'il n'a pas amassées ? Ne proteste-t-il pas de les amasser par toutes sortes de moyens ? Et quand il les possède, ne les considère-t-il pas et, les considérant, ne contracte-il pas avec elles une union plus étroite et plus intime qu'avec son âme ? Plût à Dieu que cela ne fût pas vrai ! Mais Jésus-Christ ne lui aurait pas fait ce sensible reproche que son cœur est mieux avec son or qu'avec son Dieu. Il en est de même de ce délicat, de cette délicate, de cet amant, de cette amante, tous souffrent des reproches, tous font des protestations et chacun considère les faux avantages de la passion, qui sont les trois points de l'oraison mentale : reproches, protestations et union.

Concluons de là que l'oraison n'est pas si difficile comme le démon le fait accroire, puisque l'avare, le libertin et les plus délicats observent pour plaire à leurs inclinations avec plus de peine et moins de plaisir tout ce qu'une âme d'oraison observe pour plaire à Dieu. Ils n'ont qu'à changer d'objets et avoir les mêmes empressements pour le Ciel qu'il ont eus pour les choses de la terre, et n'ont qu'à se piquer d'être connus et de connaître, d'être aimés et d'aimer Dieu comme ils ont su faire pour se faire aimer des créatures. Et je m'assure que cet avare deviendra un homme de prière, ce libertin un homme d'oraison et que cette délicate deviendra toute spirituelle si elle s'applique à plaire à Dieu dans la contemplation. Mais pour vous faciliter encore mieux cette sainte méthode, je veux vous la dresser en exercice.

VINGT-ET-UNIÈME PAS

Exercice d'oraison selon cette même méthode

Première touche : des reproches

Pour bien faire mon oraison, je la commence par un signe de croix, me mettant en la présence de Dieu par un acte de vive foi qui me fait voir qu'il est partout par son immensité, que sa puissance peut tout et que sa sagesse gouverne tout, de sorte que, me sentant tout pénétré de la présence de Dieu qui voit tout, je l'adore, avouant mes misères, je déteste mes péchés par un pur motif de son amour, je proteste de ne penser qu'à lui plaire. Après, j'arrête ma vue sur une image de la Passion ou en particulier ou en général, et je considère d'une vue simple et indistincte Jésus-Christ, Dieu et homme, dans les souffrances, dans les anéantissement, dans les humiliations, et je lui dis du fond de mon âme : «  Mon Seigneur et mon Maîtres, enseignez-moi à vous aimer, enseignez-moi à vous prier, car je suis une bête ; Domine, doce nos orare91, mon doux Jésus, mon aimable Jésus, parlez, car votre servante écoute. »

Dans cette vue, je sens un recueillement dans toutes mes puissances, je sens mon âme attirée des attraits divins et mon esprit tout éclairé de ses lumières ; dans un profond silence, je vois dans l'image que j'ai prise pour sujet de ma méditation comme dans une glace très pure qui me découvre tous les replis de ma conscience. J'y vois toutes mes faiblesses condamnées, toutes mes inconstances accusées, toutes mes élévations méprisées, car c'est pour lors que j'entends la voix de Jésus-Christ souffrant qui me reproche mes infidélités par sa patience, mes légèretés par sa constance, mes sensualités par ses souffrances, mes recherches par son abandon. Enfin c'est pour lors que Jésus-Christ me reproche par son silence que mes protestations sont fort inutiles à son service et que mon amour est bien inconstant ou dissimulé.

Mais les plus sensibles reproches qu'une âme peut recevoir sont les tendresses que Jésus-Christ lui montre par l'ouverture de ses plaies, qui sont les caractères de son amour, et principalement quand il lui fait entendre d'une voix amoureuse qu'ayant fait une ouverture à son côté pour lui faire une entrée libre à son cœur, il se plaint qu'elle méprise d'y entrer ou bien qu'elle n'y entre que partagée.

Ah ! C'est pour lors qu'elle entend la voix de cet amant sacré qui lui dit amoureusement : « Si toutes choses sont communes parmi les amants, comment peux-tu considérer les excès de mes douleurs et n'en être pas sensiblement touchée ? Comment peux-tu me voir souffrir de si rudes tourments sans compatir à mes peines ? Si tout est commun parmi les amants, pourquoi désires-tu les honneurs et les dignités pendant que ton divin Jésus ne cherche que les mépris et les anéantissements ? Ah, lui dit cet Époux sacré, si toutes choses sont communes parmi les amants, imite donc ma patience à souffrir les injures ! Si tu te vantes d'être ma servante, où est la livrée que tu portes de ma Passion ? Si tu veux être mon épouse, peux-tu voir ton amant, ton Époux abandonné sur une croix sans donner des larmes ? Enfin si tu te vantes d'être mon amante, peux-tu voir ton divin Époux et ton Dieu, les pieds et les mains percés et tout son côté tout ouvert et que ton cœur soit sans blessure ? » Pour entendre ces amoureux reproches de la bouche de Jésus-Christ sans se fondre en amour, il faudrait avoir un esprit et un cœur de marbre.

Seconde touche : des protestations

Si les reproches d'une amante profane produisent (ainsi que nous avons dit) de si beaux effets et de si grands changements dans un cœur capable d'amour, jugez si les justes reproches de mes ingratitudes et si les tendresses que cet Amant divin témoigne à mon âme, lui doivent être sensibles. Ah ! Il faudrait avoir un cœur plus tendre que le mien pour expérimenter ces merveilleux efforts de l'amour divin, il faudrait avoir une langue plus éloquente que la mienne pour expliquer ce qui se passe dans des semblables rencontres. Je vous dirai pourtant que mon âme sensiblement touchée de confusion s'anéantit dans la connaissance de ses misères, elle a honte d'être en la présence de Dieu qu'elle a offensé par ses faiblesses et avoue qu'elle ne mérite rien moins que l'enfer si elle n'était pas infiniment aimée.

Mais c'est pour lors aussi, qu'admirant la bonté et les miséricordes de ce divin Amant, je lui proteste amendement de vie. Je l'assure de mes services, je lui jure fidélité, et pour me rendre digne de son amour, je soupire, je gémis à ses pieds, je me plains de ne l'aimer pas assez, je lui offre mon cœur et me consacre tout à son service, je renonce aux plaisirs, aux honneurs et je ne veux plus que le suivre sur le Calvaire. Enfin je renonce à moi-même pour n'avoir plus de volonté que pour l'anéantir et je lui dis avec le Prophète : Cor mundum crea in me Deus, et spiritum rectum innova in visceribus meis92.

Je vous assure qu'une âme qui sort de cette oraison ne soupire plus qu'après les humiliations, les mépris et les anéantissements, qu'elle ne cherche plus que les peines et les souffrances, parce qu'elles sont les livrées de son bon maître et dans les ardeurs de sa charité, pour grandes que puissent être ses croix, elle se plaint toujours que son Jésus en a porté de plus pesantes et ainsi, ne pouvant pas lui donner le témoignage de son amour comme elle le voudrait, elle se plaint, elle gémit, elle soupire, elle se pleure de son impuissance, elle se plaint à son amant de ce qu'elle n'a pas assez de son feu pour l'aimer tendrement ni assez d'ardeur pour s'unir à lui comme à son centre. Enfin elle se lamente, elle se fond, elle se dessèche de voir qu'elle n'a pas un cœur assez grand pour aimer un Époux, un Amant qui l'a éternellement et infiniment aimée.

Troisième touche : de l'union

Il n'est pas de l'amour de Jésus comme de celui des hommes. L'on a beau faire des protestations, après leur avoir manqué une fois de parole, on ne répare que très difficilement une infidélité ; l'on ne peut que tromper une seule fois le même, et au contraire, il semble que Dieu se plaise d'être trompé cent fois pour avoir de plus belles occasions de nous témoigner son amour, car toutes nos infidélités ne nous coûtent jamais qu'un peu de vent du cœur et un seul soupir nous suffit pour rentrer dans ses bonnes grâces.

Aussi quand je considère dans mon oraison qu'une seule protestation d'amour me rend digne d'être aimée de Dieu que j'ai offensé, j'admire, je contemple, j'adore sa bonté, sa beauté, sa douceur ; et quand je sens les approches de sa présence dans le fond de mon âme, je goûte des délices, je sens des plaisirs, je reçois un contentement qui se laisse bien sentir mais non pas exprimer. Dans cette union, l'âme se voit toute transformée en Dieu, dont elle lui rend des ferventes actions de grâce car, entrant et rentrant continuellement dans la jouissance de cette union par des réflexions intimes, elle n'en sort que pour produire des actes d'amour, d'anéantissement, d'admiration et tout dans un repos qui n'a rien de familier.

Ah ! C'est pour lors qu'il se fait un flux et reflux de Dieu à l'âme et de l'âme à Dieu ; car si Dieu lui fait connaître les bienfaits de son Incarnation, l'âme lui en rend mille reconnaissances ; si Dieu lui fait sentir les ardeurs de son amour dans sa Passion, elle s'empresse pour lui demander de ses feux et de ses flammes. Si Dieu l'attire par ses attraits, elle le poursuit par des soupirs. Si Dieu cesse de l'attirer par ses douceurs, elle ne cesse de le poursuivre de ses désirs. Si Dieu l'élève pour l'unir à soi, l'âme y adhère et s'y abîme de toutes ses forces. Si Dieu la délaisse pour expérimenter sa fidélité, elle s'élance vers lui autant de fois qu'il lui donne la liberté de respirer et lui proteste humblement et sans familiarité, que s'il est son Amant sacré, elle veut être son amante fidèle.

Après cet heureux combat où tous les coups sont de l'amour et pour l'amour, l'âme sent qu'elle est docile aux attraits de la grâce, qu'elle est fidèle à tous ses mouvements. Elle ne s'entretient plus que de cette union, elle la chérit, et la présence qu'elle conserve de son Bien-Aimé lui fait perdre l'estime et le goût de tous les plaisirs de la terre. Car ces douceurs célestes la dépouillent de tout ce qui plaît au sens et à la nature, la détachent de tout ce qui n'est pas Dieu. Et dans cet heureux anéantissement, comme dans un profond silence elle jouit d'une paix intérieure que toute l'infortune du monde ne saurait altérer, elle jouit d'une tranquillité où elle goûte des consolations qui la font mourir à elle-même et à toutes les créatures pour ne plus vivre qu'en Dieu. Et ce goût et ce dégoût, cette mort et cette vie bien expérimentée sont le grand chemin à la vie contemplative.

Je vous prie de remarquer que quand je dis que dans cette union il faut goûter cette douceur et ce plaisir, je ne veux pas dire de le goûter comme plaisir et y adhérer comme à l'objet de la méditation. Mais il le faut goûter sans adhésion et seulement pour mieux imprimer dans l'esprit la bonté des miséricordes divines parce que Dieu seul, dans ses humiliations, doit être l'unique objet de notre occupation.

Que si vous croyez qu'il y a beaucoup de paroles dans cet exercice, contre le conseil que j'ai donné de ne pas tant raisonner dans la méditation pour ne pas rendre l'oraison babillarde et d'écouter à son tour celui à qui on parle, je vous réponds qu'outre qu'on ne saurait expliquer un simple acte intérieur qu'avec une multitude de paroles et qu'il serait nécessaire de redire plusieurs fois une même chose pour donner quelque goût à ceux qui n'en n'ont point, je dis encore que ce qui semble bien long dans un discours se passe bientôt dans l'esprit et qu'il est bien difficile d'expliquer sur le papier les touches et les empreintes que Dieu fait dans le fond de l'âme qui le contemple.

VINGT-DEUXIÈME PAS

Examen ou réflexion pour s'examiner dans l'oraison

Je ne vous donne pas cette méthode d'examiner votre oraison pour vous en servir indifféremment dans toutes sortes de rencontres mais pour vous en servir seulement dans la nécessité. C'est-à-dire lorsque vous ne pouvez pas vous occuper sur la matière que vous avez préparée ou que l'esprit de Dieu, par des secrets divins, ne vous occupe à rien ; pour lors vous devez faire réflexion sur votre intérieur et examiner diligemment le fond de votre âme.

Premièrement, si entrant dans l'oraison vous n'avez point eu d'autre fin que le bon plaisir de la volonté de Dieu et si vous trouvez que la nature se soit recherchée ou que vous vous sentiez encore quelques désirs pour des consolations spirituelles, pour des lumières ou pour la vertu même, vous devez redresser votre intention jusqu'à ce que vous sentiez dans votre intérieur une sainte indifférence pour tous les états, jusqu'à vous détachez même de la présence sensible de Dieu afin de n'avoir autre fin que l'accomplissement de sa sainte volonté. Que s'il faut sentir quelque filet de désir, tâchez de pencher plutôt aux croix, aux sécheresses, aux délaissements qu'aux consolations sensibles.

Secondement, il faut examiner si vous ne désirez pas la fin de l'oraison, si vous ne seriez pas bien aise d'en être retirée ou si vous désirez des lumières, des goûts en la partie inférieure ou supérieure ; rejetez tous ces sentiments comme très dangereux. Cette revue doit être fréquente et continuelle. Mais remarquez que cet examen n'est autre chose que penser et juger à quoi l'esprit est attiré, à quoi il se plaît ou se déplaît, ce qu'il poursuit ou ce qu'il fuit pour le réduire au seul bon plaisir de la volonté de Dieu.

J'appelle cet examen une réflexion, parce que l'on n'y doit pas employer toute la vue de l'âme mais seulement une petite partie pour observer ce qui se passe dans l'intérieur sans jamais quitter la vue du bon plaisir de Dieu devant l'image de la passion qu'on aura prise pour sujet et qui doit être ordinairement l'unique objet de la méditation.

Il semble que cela est bien difficile à comprendre et encore plus difficile à faire et qu'il n'est pas possible de donner son attention sur un objet et faire réflexion en même temps sur un autre sans se distraire, mais l'expérience, qui est une bonne maîtresse, vous guérira de tous ces défauts, ou je tâcherai moi-même de le faire.

VINGT-TROISIÈME PAS

Consolation pour ces âmes qui souffrent de grandes distractions en l'oraison

Depuis la révolte du péché, l'esprit de l'homme est si léger qu'il passe d'un pôle à l'autre sans se distraire ; et si l'âme dévote veut s'attacher aux pieds d'un Jésus crucifié, il semble que les attraits d'un Dieu humilié ne sont pas assez puissants pour l'arrêter en sa présence, puisque le seul vol d'une mouche bien souvent l'emporte à trois mille lieux de l'objet qu'elle aime, qu'elle adore et qu'elle contemple.

Il n'y a que les grands contemplatifs qui soient exempts de ces failles enfantines, bien souvent les plus parfaits dans l'art de méditer font leur méditation avec un esprit à la mosaïque93, ils ne s'y occupent qu'à demi et à pièce rapportée. Mais quoique l'entendement semble se dissiper et se distraire et que la mémoire se représente quantité de fausses images, il n'y a rien à craindre pour vous dans cette foule de distractions pourvu que la volonté soit fidèlement et saintement unie à Dieu. Le seul mépris vous doit toujours suffire pour vous délivrer des petites, et ce qui vous doit consoler est que les plus violentes et les plus importunes ne sauraient forcer ni entrer dans le fort de votre cœur si la volonté ne leur ouvre la porte. Et qui supporterait doucement et dans une égalité d'esprit cette inégalité de pensées ne serait pas bien novice94 dans la vie contemplative.

Ne vous troublez plus, âme dévote, si les puissances de votre âme sont assez mal mortifiées pour se distraire de Dieu, pourvu que vous n'y avez pas donné sujet par trop de dissipation aux créatures et que votre volonté ne soit occupée qu'à lui plaire dans tous les états où il voudra vous mettre. Souvenez-vous que ces pensées, que ces inquiétudes et que ces images importunes vous seront un grand sujet de mérite si, sans vous amuser à les combattre par des actes qui vous dérobent le plus précieux temps de l'oraison, vous les chasser de votre imagination par le mépris, vous adressant à Dieu pour lui demander la grâce de vous fortifier contre vos misères.

C'est l'adresse de tous les spirituels qui, dans de semblables rencontres, au lieu de combattre ces illusions et pour se défaire de ces pensées fâcheuses à des âmes pures, ne font que s'en détourner pour s'appliquer à l'objet de leur méditation. Une très profonde humilité, une reconnaissance sincère de notre pur néant et une résignation entière au bon plaisir de Dieu sont l'unique remède. Mais comme la crainte d'avoir consenti aux distractions, principalement si elles sont de ces pensées agréablement importunes, est le plus grand tourment d'une âme dévote, apprenez ici pour votre consolation, qu'il n'y a rien à craindre tant qu'on sent et qu'on conserve la crainte d'y consentir.

VINGT-QUATRIÈME PAS

Consolations pour les âmes qui croient perdre leur temps en oraison parce qu'elles ne peuvent pas s'appliquer

Il est vrai que bien souvent on ne peut pas s'appliquer95 dans l'oraison à cause des indispositions que nous avons déduites en partie dans le dix-huitième chapitre de cette première journée, et qu'une des principales est une attache trop sensible au goût de ce qu'on a déjà goûté dans la méditation précédente. Mais la plus commune et la plus ordinaire est pour n'avoir le goût de ce qu'on y voudrait goûter. Car comme on ne saurait, pas toutes les expressions imaginables, vous faire sentir le goût d'un fruit que vous n'auriez jamais vu ni mangé, vous ne sauriez aussi avoir le goût du fruit de l'oraison si vous n'en avez fait aucune expérience. C'est-à-dire que si vous n'expérimentez quelque peu des souffrances que vous considérez en la personne de Jésus-Christ, ne vous étonnez pas s'il vous est si difficile de goûter le fruit de sa Passion et s'il vous est comme impossible, en ne voulant rien souffrir pour son amour, de vous appliquer dans la contemplation de ces mystères douloureux, c'est le conseil de saint Bonaventure96, de s'armer d'une bonne discipline au commencement de l'oraison afin de faire sentir à la chair le goût des coups sanglants que l'esprit veut méditer sur le corps adorable du Sauveur du monde.

Mais si après vous être dépouillé de tous les goûts sensibles et retiré votre cœur de tous les vains désirs, vous faites ce que vous pouvez pour vous mettre en la présence de Dieu sans y pouvoir arrêter votre esprit, souffrez cette impuissance dans cette résignation qui vous apprend à mourir à vous-même, et vous profiterez peut-être plus que dans les plus belles occupations de votre âme. Ce n'est pas perdre son temps dans l'oraison de n'y pouvoir rien faire, ainsi que vous le concevez. Car l'âme à des opérations si secrètes que, lorsqu'on se persuade ne rien faire parce que la partie inférieure ne le sent pas, l'esprit peut avoir des opérations si délicates qu'elles se dérobent à sa connaissance.

C'est pour lors qu'une âme est à plaindre et que les dégâts, au sentiment de sainte Thérèse, qu'on peut y faire sont bien considérables parce que celui qui n'a aucune expérience de cet état ni aucune vue de ces opérations divines, ne saurait consoler une âme que Dieu conduit par cette voie toute parsemée de croix. Au contraire, il la trouble par des conseils mal digérés97, il la met en désordre par une conduite sans expérience, et parce qu'il n'est pas fort intelligent dans la vie mystique, il fait un champ de Mars d'un cœur dont Dieu veut bannir jusqu'au moindre mouvement pour y faire son repos, car il veut que la nature l'emporte par-dessus la grâce et que les sentiments humains tuent les attraits divins parce qu'il les ignore.

Si l'on considérait que l'oraison est une union où la volonté, étant élevée par la grâce et enflammée des lumières de la foi, n'a pas besoin des autres puissances où la perfection ne se trouve que dans le repos, l'on ferait connaître à cette âme qu'elle peut aimer et qu'elle peut être unie avec Dieu sans la participation des puissances sensibles et que, lorsque sans son congé elles s'unissent avec les créatures, l'âme ne doit pas sortir de son fond où elle est unie avec son Bien-Aimé pour arrêter une imagination qui se plaît dans le changement.

On lui enseignerait que la vie contemplative est une mort universelle de tout ce qui peut contenter le corps et l'esprit et où la nature doit ressusciter à une nouvelle vie dont il faut connaître les divers mouvements. On lui dirait que l'oraison est une école où il faut apprendre peu à peu à ne rien faire, et qu'une des belles leçons qu'on y fait est de souffrir la suspension des opérations naturelles. On lui ferait comprendre qu'il peut y avoir des excès aux actes mêmes de la volonté. Je ne veux pas dire que l'amour puisse être trop grand quoiqu'il puisse être trop ardent comme nous dirons après. Mais on lui ferait concevoir que comme dans un bassin plein d'eau claire, le moindre mouvement empêche que le soleil ne s'y représente parfaitement, qu'ainsi ces empressements durant les attraits divins, cette multitude d'actes, ces épanchements, ces aspirations, ces élancements, cette grande activité sont des mouvements qui empêchent l'Époux sacré d'achever les plus belles unions dans le fond de l'âme où il ne demande que le repos et un entier abandonnement.

Enfin c'est encore une faute de ne faire pas connaître à cette personne spirituelle que, si elle s'appuie plus sur sa propre industrie que sur l'attraction surnaturelle, elle ne sera jamais tirée hors d'elle-même ni élevée au-dessus de ses propres opérations si elle continue de produire des fruits hors de saison et de faire des efforts qui ne lui servent que pour n'avoir pas l'union qu'elle souhaite. Que si j'avance un peu trop le pas, vous n'avez qu'à élever votre esprit et vous ne tarderez pas à comprendre ma pensée.

Mais, âme dévote, quand vous ne seriez pas dans cette haute perfection, vous devez savoir, pour votre consolation, que savoir bien ne rien faire en l'oraison et arrêter tous les mouvements tumultuaires d'une nature immortifiée, ou souffrir également l'inégalité de ces mouvements importants, c'est beaucoup faire ; et ce n'est pas mal faire son oraison de croire de ne le faire pas, quand on fait ce qu'on peut, parce qu'il faut une grâce toute particulière pour se soutenir sans chagrin dans cette impuissance de ne pouvoir s'occuper à ce qu'on ne voudrait pas. Et ne pensez pas pour cela être moins agréable à Dieu que ces cœurs tendres et amoureux qui se fondent en pleurs et se liquéfient en soupirs au premier regard d'un Jésus crucifié ou dans les épines. Car un cœur naturellement dur et difficile à la tendresse est une croix bien grande et bien pesante à celui qui souffre doucement cette dureté qu'il voudrait ramollie pour soupirer, gémir et se consoler aux pieds de Jésus-Christ.

Toutes ces tendresses, toutes ces douces occupations dans l'oraison, ces soupirs de componction, ces larmes de compassion, ces gémissements, ces pressures des cœurs, tout cela bien souvent n'est que sensualité où la nature secrètement se recherche. Et jusque dans l'état où tout plaisir n'est qu'une pure amertume, aimez, âmes dévotes et n'aimez que cette disposition intérieure de pénitence qui crucifie la partie inférieure, qui l'immole aux souffrances par une voie qui vous est encore inconnue, si vous voulez éviter les fautes qu'on commet dans l'oraison.

VINGT-CINQUIÈME PAS

Des fautes que l'on commet et que l'on peut commettre dans l'oraison

Il est des défauts comme des avis ; et si c'est entreprendre de boire la mer, de vouloir donner tous les conseils qui peuvent servir à l'oraison, ce n'est pas un moindre projet de vouloir corriger toutes les fautes qu'on y peut commettre. Je trouve qu'une des plus ordinaires et des plus à craindre est de ne pas s'y comporter conformément à sa capacité et à la disposition présente de l'âme.

1. Les commençants, comme nous avons dit, doivent s'appliquer à discourir sur le mystère qu'ils méditent — avec cette discrétion d'écouter ceux98 à qui ils parlent — et de ne pas s'amuser dans un certain repos qui est pour des âmes avancées et dont on ne jouit qu'après avoir travaillé dans la méditation.

2. Ceux qui sont avancés et qui ont l'entendement rempli de ces idées éternelles doivent s'appliquer aux épanchements et produire fréquemment des actes d'amour pour Dieu et d'anéantissement pour soi-même.

Mais après que les commençants ont enrichi l'entendement de ces lumières célestes, que les avancés ont embrasé leur volonté de ces ardeurs divines, il faut que les parfaits se forcent à imiter Jésus-Christ dans ses peines, principalement intérieures, comme dans sa pauvreté d'esprit et dans ses délaissements.

Mais au contraire si vous fuyez les sécheresses pour chercher les consolations sensibles, si vous voulez reprendre les premières façons de méditer par voie de discours ou par des saintes affections afin de goûter le lait que Jésus-Christ donne à ses novices, vous tomberez dans de plus grandes aridités que si vous vous fussiez résignés à la volonté de Dieu dans la peine de votre abandon.

3. C'est encore une faute bien subtile et une recherche secrète de vouloir s'occuper en l'oraison selon son caprice et non pas selon l'application de l'Esprit divin. La raison de ceci est parce qu'ayant encore le goût de quelque consolation, de quelque union avec Dieu, l'on s'attache au souvenir de ce goût comme à la fin de la méditation, et l'on fait tous ces efforts non pour chercher Dieu, qui doit être l'unique objet, mais bien pour trouver et sentir le plaisir de cette union précédente. Car pour n'avoir cette douceur, ces âme sensuelles s'étudient de la goûter, de la sentir ; mais si l'Esprit divin leur donne quelque autre sentiment, elles s'en détournent et n'ont garde de le suivre parce qu'il ne les conduit pas par les consolations ou par les amertumes sensibles dont elles ont encore le souvenir ; de sorte que passant tout le temps de la méditation dans l'inquiétude de ne pas pouvoir s'appliquer selon leurs appétits, elles s'en dégoûtent et la finissent sans en tirer autre profit que la lassitude de leurs empressements et un dégoût pour la vertu que j'appelle la punition de leur sensualité.

4. Le trop de sollicitude de se garder des distractions est encore un défaut dans l'oraison. Car bien souvent le trop de soin qu'on prend pour ne penser à rien est cause qu'on pense à mille choses, parce qu'il n'y a rien qui imprime si vivement quelque image dans la mémoire que le trop grand soin à ne pas s'en ressouvenir. Ainsi le trop de soin de chasser les distractions cause bien souvent de plus grandes distractions, comme le trop d'appréhension de ces pensées importunes en cause d'ordinaire de plus extravagantes et de plus fréquentes.

5. Il y a encore des personnes qui troublent tout le repos de l'oraison par une manie d'esprit qui marque une âme bien servile car, au lieu de s'occuper doucement de jouir de la présence de Dieu et de ses attraits ou de ses douces amertumes, elles travaillent continuellement leur esprit pour porter un jugement et avoir une connaissance certaine sur les sentiments qu'elles ont ou sur ceux qu'elles n'ont pas et qu'elles voudraient avoir. Et par une tromperie de l'ange des ténèbres, elles perdent tout leur temps à examiner si leur tranquillité est bien tranquille, si leur repos est un repos en Dieu ou en la nature, si ces douceurs sont des tromperies, si ces lumières sont désillusions et si ce n'est pas le démon qui leur donne le change ou Dieu qui les visite.

6. Enfin il y a des esprits si prompts qu'ils voudraient en quatre jours régler tous les mouvements intérieurs, recolliger99 dans quatre oraisons et recueillir toutes les puissances sensibles et raisonnables dans l'unité d'essence de l'âme après les avoir dissipées durant plusieurs années à toutes les créatures. Car si ces personnes ne sentent pas en même temps des récollections, des quiétudes et des douces amertumes qu'on goûte dans un repos mystique qu'elles lisent dans les auteurs et dont les directeurs les entretiennent, elles se dégoûtent de l'oraison ordinaire, elles quittent la méditation, non pas proprement100 pour le dégoût qu'elles y ont ni pour les peines qu'elles y rencontrent, mais parce que l'ange des ténèbres les trompe et leur fait accroire qu'elles n'y font rien, qu'elles n'y feront jamais rien, qu'elles y perdent et y perdront leur temps durant toute leur vie parce qu'elles ne sont pas de ces âmes qui doivent prétendre à de fin de l'oraison.

Or, pour remédier à tous ces désordres, il faut savoir que toutes les douceurs, les croix et toutes les lumières sont toutes bonnes encore qu'elles viennent du démon si on se sert humblement des unes et des autres pour s'approcher de Dieu et s'unir à lui et pour s'anéantir soi-même car, comme dit l'Apôtre : Diligentibus Deum omnia cooperatur in bonum101. Et le grand secret de l'oraison est de méditer, de contempler sans considérer sa méditation, sans faire réflexion sur sa contemplation et sans penser à ce qu'on pense, c'est-à-dire sans s'occuper de sa pensée afin de s'occuper de Dieu seul. Da ergo amantem, dit saint Augustin, et sentit quod dico102.

Fin de la première journée

SECONDE JOURNÉE

Du dénuement de l'âme et de la contemplation acquise

PREMIER PAS

Avant-propos

Il n'appartient qu'à Dieu de se dispenser quand il lui plaît et de changer les ordres de la nature et de la grâce, sans pourtant confondre dans nos cœurs et dans nos entendements le pouvoir qu'il nous a donné et l'autorité qu'il s'y est réservé ; car, quoique d'ordinaire, dans le sujet que nous traitons, il conduise les âmes de la méditation à l'oraison d'affection, de l'oraison d'affection à la contemplation actuelle et acquise et de la contemplation acquise à la contemplation infuse et passive, il élève quand il veut et tout d'un coup au plus haut de cet état les idiots103 et les plus simples. Mais comme la contemplation est l'état des parfaits, personne ne doit s'introduire de soi-même sans y être appelé ; on doit seulement frapper à la porte sans vouloir y entrer par des empressements qui ne méritent que du rebut. Et un directeur ne doit pas y admettre non plus indifféremment tous ceux et celles qui se présentent, parce que tous ne sont pas propres pour cet état de perfection, car ces esprits grossiers, stupides et engourdis n'y ont nulle disposition ; ces corps pesants et assoupis qui dorment au milieu de leurs veilles n'en sont pas plus capables. Les moins mortifiés comme les faibles n'y sont pas plus propres que ces âmes enfantines qui ne se plaisent qu'aux douceurs et on condamne généralement de présomption tous ceux et celles qui veulent s'y introduire si Dieu ne les appelle par des attraits particuliers.

Aussi je n'ai garde d'y vouloir introduire personne de moi-même, je n'ai autre dessein dans cette seconde journée que de donner la main à tant de bonnes âmes qui seraient attirées à cet état de perfection si on leur faisait connaître les desseins de Dieu. Je veux seulement rassurer celles qui y marcheraient à pas de géant, si l'incertitude qu'elles ont des voies par lesquelles Dieu les conduits, ne les arrêtait au milieu du chemin. Poursuivons donc le nôtre et prions Dieu que, comme il nous a dépouillé du vieil-homme, qu'il lui plaise de dépouiller notre âme de tout ce qui empêche son intervention et son élèvement à la contemplation. Je vous donne cet avis seulement, qu'outre qu'il est bien difficile d'expliquer les opérations intérieures, il est bien difficile aussi de ne rien dire de la contemplation infuse traitant de la contemplation acquise, parce que les puissances qui servent pour un état ne sont point différentes de celles qui sont destinées pour l'autre et que leurs opérations et leurs fonctions sont toutes dans un même fond104.

DEUXIÈME PAS

De la contemplation acquise

Pour vous donner en peu de mots une idée de la contemplation actuelle, je dis qu'elle est un regard simple, respectueux et amoureux par lequel l'âme, aidée de la grâce, adhère à Dieu par un simple ressouvenir et s'unit sans discours à l'objet et à la vérité qu'elle contemple. Car remarquez en passant cette différence d'oraison.

Premièrement, lorsque l'entendement s'entretient avec Dieu par la vue de la foi ou par le raisonnement, c'est la méditation. Secondement, lorsque la volonté s'emploie à l'aimer, à le désirer et à goûter les consolations intérieures, c'est l'oraison d'affection. Mais quand la mémoire se souvient de Dieu sans que l'entendement s'empresse beaucoup à discourir, ni la volonté à produire des actes et que ce simple ressouvenir occupe toute l'âme et la fait reposer en Dieu, c'est ce qu'on appelle contemplation. Or je dis donc que la contemplation est un regard simple, respectueux et amoureux.

Premièrement, la contemplation est un regard et non pas une considération, parce que considérer tient du raisonnement et du discours, et la contemplation est une vue en Dieu sans discours qui nous dépouille peu à peu de la vue des sens et de la raison afin de donner lieu aux lumières divines qui nous font connaître plusieurs objets sans multiplicité et nous manifestent plusieurs vérités cachées.

Secondement, ce regard doit être simple et sans distinction ou très peu, c'est-à-dire sans image distincte, dans une foi nue et obscure aidée de la foi humaine afin d'apprendre à se perdre peu à peu dans l'universelle unité de Dieu et dans l'abîme de ses mystères qui nous sont toujours plus cachés que connus. Car remarquez que, lors même qu'une âme reçoit quelques connaissances distinctes par des notions surnaturelles, il lui reste toujours quelque chose de caché et d'obscur dont elle fait le plus de cas et se sent la plus touchée.

Troisièmement, ce regard doit être respectueux et dans une crainte filiale sans aucune familiarité, car Dieu ne la permet jamais aux âmes mêmes qu'ils traitent le plus familièrement. C'est pourquoi un simple souvenir de leur propre néant et de la grandeur de Dieu leur est très nécessaire parce que rien ne jette tant une âme dans le respect et dans l'admiration d'où naît la contemplation, que de se connaître telle qu'elle est devant la majesté du Dieu que les anges adorent.

Enfin en quatrième lieu, ce regard simple et respectueux doit être encore amoureux, c'est-à-dire fervent et affectif et non pas paresseux et assoupi, et qui participe plus des ardeurs de la volonté que des lumières de l'entendement. Car si la vraie contemplation n'est qu'une transformation de l'âme en Dieu, c'est l'amour principalement et non la connaissance qui doit faire cet heureux changement.

Remarquez, s'il vous plaît, que bien que la connaissance infuse soit sans moyen, puisqu'elle est une grâce extraordinaire de la pure miséricorde divine qui ne dépend pas de nos efforts ni de notre industrie, il est pourtant certain que la contemplation actuelle et acquise met l'âme dans la plus belle disposition qu'on saurait s'imaginer parce que, si la contemplation passive n'est autre chose qu'une implication de Dieu et une union qu'il contracte dans le fond de l'âme par certaines lumières qu'il répand dans l'esprit et certaines affections qu'il excite dans la volonté, lesquelles nous ne saurions mériter par nos propres forces ni même avec le secours de ses grâces ordinaires, je dis néanmoins que la contemplation acquise, qui n'est autre qu'une application de l'âme en Dieu et un grand désir de s'unir à lui, est une grande disposition à la contemplation infuse parce que l'on ne saurait mieux faire pour se disposer à cette application de Dieu et à cette union mystique que de s'appliquer en Dieu et de désirer ardemment de s'unir à lui dans la contemplation acquise.

Car si, chaque fois qu'on se présente à l'oraison, on a la pensée de s'unir à Dieu, cette pensée produit le désir et ce désir produit un subtil et un tranquille ressouvenir de Dieu et à force de se souvenir de Dieu si souvent, on vient à s'en souvenir toujours, de sorte que ce n'est plus un simple ressouvenir mais une vue continuelle, dans laquelle consiste la vraie contemplation.

Pour lors, il n'est plus temps de recourir aux opérations de l'entendement, parce qu'il n'est plus temps de raisonner et que, dans ce grand silence, on parle plus éloquemment à Dieu qu'on ne saurait faire par toutes les belles expressions de l'éloquence ; car dans ce regard et dans cette vue habituelle, l'expérience nous apprend que l'âme s'humilie, s'anéantit et déteste ses infidélités et ses faiblesses. Elle y demande ses besoins temporels et spirituels ; et ce simple sentiment qu'elle sent dans son fond de la présence de Dieu est un agent divin qui lui manifeste ses volontés, qui la dépouille de tout ce qui lui déplaît et qui la fortifie contre tout ce qu'elle peut rencontrer de difficile en la pratique de la vertu, parce que la vue de Dieu ne porte dans le fond de l'âme que lumière, correction et amour, et corriger, éclairer et aimer, c'est tout ce qui fait les plus grands contemplatifs.

TROISIÈME PAS

Des deux voies différentes pour arriver à la contemplation

La contemplation, qui n'est qu'une union de l'âme avec Dieu, ainsi que nous avons dit, se fait dans un cabinet si secret qu'il n'a ni porte ni fenêtre, et où Dieu seul peut entrer. Aussi je ne m'étonne pas s'il y a si peu de personnes élevées à ce paradis en terre où l'on jouit de Dieu si familièrement, parce qu'il n'y a que deux voies pour y arriver, une purement surnaturelle qui n'est pas en notre pouvoir d'acquérir, une autre que nous pouvons rencontrer avec le secours de la grâce ordinaire.

La première, disent les contemplatifs, est une sapience105 très secrète, très élevée, enseignée immédiatement de Dieu seul par illuminations et influences divines que Dieu verse dans l'esprit de l'homme, laquelle, bien qu'on ne puisse l'apprendre de personne, les plus simples femmelettes et les idiots mêmes la peuvent apprendre immédiatement de Dieu s'ils pratiquent fidèlement les vertus chrétiennes et s'ils s'occupent fréquemment en de saintes affections, en des épanchements amoureux vers Dieu.

La seconde voie ou la deuxième porte pour y entrer est celle que l'école peut enseigner et que les hommes peuvent apprendre avec le secours du Ciel. Parce que, ce me semble, celui qui n'ignore pas ce que c'est que l'essence et l'unité de l'âme où se fait l'union avec Dieu par la grâce, qui connaît parfaitement comment les puissances peuvent servir ou ne pas servir à cette union, qui sait quels sont les actes qui multiplient ou qui unissent, ceux qui épanchent ou qui introvertissent, ceux qui sont réfléchis ou qui sont directs, ceux qui sont naturels ou qui sont mystiques, je dis que celui-là peut devenir contemplatif si, outre le bon usage d'une foi vive et constante, d'une espérance filiale et d'une charité ardente, s'il s'est formé par de fréquentes méditations sur la puissance, sur l'immensité et la bonté de Dieu et sur la vie et sur la mort de Jésus-Christ, des idées habituelles, particulières ou universelles de la grandeur de l'être de Dieu dans les anéantissements de Bethléem.

Car une âme qui est pénétrée de ces vérités surprenantes, qui unissent la divinité avec l'humanité dans une crèche, qui enferment l'immensité de Dieu dans les langes de sa naissance et sa puissance dans les faiblesses de l'enfance, ne saurait se défendre des ardeurs de son amour et ne peut qu'elle n'admire106 et qu'elle ne se perde dans ses abîmes de grandeurs humiliées, de puissances affaiblies de l'Homme-Dieu. C'est pourquoi l'on conseille, dès qu'on est suffisamment instruit des choses de Dieu, de se disposer à la contemplation et de ne pas s'attacher si fortement aux discours et à la méditation.

Pour ce sujet il faut remarquer que l'entendement et la volonté sont comme deux ailes que Dieu nous a données pour nous y porter ou bien, comme dit Gerson107, deux yeux ou deux offices de la pointe de l'esprit parce que la contemplation est une vraie intelligence et affectivité, c'est-à-dire qu'elle est dans l'entendement et dans la volonté. Il faut donc que ces deux puissances soient dans une parfaite union. Car après que l'entendement ait servi de porte-flambeau à la volonté, il doit laisser agir les ardeurs de sa souveraine108 et ne pas interrompre ses opérations pour s'occuper avec trop d'activité et faire réflexion sur ses lumières. Car, comme le feu de la charité est d'autant plus parfait qu'il est moins sensible et que l'amour essentiel n'a rien de commun avec les sens, parce qu'il est pur et net, de là vient que les moins spirituels se trompent bien souvent de vouloir revenir au raisonnement où ils trouvent plus de sensibilité au lieu de s'abandonner aux opérations de l'amour qui ne transforme jamais mieux en Dieu que lorsqu'il n'a plus rien de l'humain et ainsi ils renversent l'ordre, ils descendent au lieu de monter, ils reculent de l'oraison d'affection à la méditation et c'est la raison pourquoi plusieurs restent dans une oraison basse sans pouvoir jamais arriver à la contemplation divine.

C'est une conduite que sainte Thérèse condamne si souvent dans ses écrits, où elle dit qu'il y a des directeurs qui retiennent et arrêtent les âmes dans des considérations sensibles au lieu de les avancer au dénuement et à l'état pur et révélé où Dieu les appelle. Il ne faut pas s'imaginer que l'entendement puisse pénétrer dans ces touches divines que par les ardeurs de la charité. Il faut premièrement, dit le roi des contemplatifs, en avoir goûté pour en comprendre quelque chose, gustate et videte, et c'est sans doute ce qui a fait dire à sainte Thérèse que tout le nœud de cette affaire ne consiste pas à beaucoup penser mais bien à beaucoup aimer.

Vous diriez déjà que la contemplation acquise et actuelle n'est point différente de la contemplation infuse et passive. Elles tendent toutes deux à une même fin. Elles ont un même objet et une même façon de contempler qui est sans raisonnement. Mais parmi tant d'autres différences, je vous prie, pour éviter une funeste oisiveté, de remarquer que dans la contemplation infuse, Dieu tout calme repose dans l'âme et l'occupe sans qu'elle fasse beaucoup d'efforts ni beaucoup d'application et dans la contemplation actuelle, c'est l'âme aidée de la grâce qui doit reposer dans Dieu et s'occuper de lui par ses efforts et par son application.

C'est pourquoi je dis que si les personnes d'oraison avaient au moins une médiocre connaissance de l'essence de l'âme, de ses puissances et de ses façons d'opérer, elles se tireraient d'une infinité de peines et de plusieurs dangers qu'on rencontre dans la vie contemplative, où elles feraient plus de progrès. Car pour avoir et pour conserver cette tranquillité que Dieu demande dans un intérieur où il veut agir, il faut nécessairement qu'une âme se connaisse ou qu'un directeur la fasse connaître à elle-même afin de modérer sa trop grande activité ou pour animer sa paresse.

QUATRIÈME PAS

L'âme doit connaître sa propre opération parce que l'ignorance de son intérieur est un obstacle à la contemplation

Toute l’École109 reçoit cette division qui donne à l'âme deux parties seulement, la supérieure et l'inférieure : l'inférieure, selon les philosophes, est l'âme sensitive ou l'assemblage de tous les sens, et la supérieure ou l'âme raisonnable est celle qui comprend ces trois puissances : mémoire, entendement et volonté. La théologie mystique ajoute une troisième partie à ces deux et l'appelle la suprême, la pointe de l'esprit ou le fond de l'âme, de sorte que cette troisième partie est distincte de la supérieure et de l'inférieure. Toutes trois sont réellement distinctes de l'essence de l'âme, quoiqu'elles ne soient que la même âme identifiée avec sa propre substance, ce qui a fait dire au grand Augustin qu'il n'y a rien de plus admirable que cette division de l'âme et de l'esprit qui ne sont essentiellement qu'une même chose.

Il est vrai que la pointe de l'esprit n'est pas une puissance distincte des raisonnables si vous la considérez en tant qu'elle peut produire des actes mystiques, mais si vous considérez ce fond de l'âme en tant qu'elle opère des actes d'oraison mystique, c'est une puissance intérieure qui réside dans l'esprit de l'homme et un accident réellement distinct de la substance de l'âme. Car comme les astrologues ont trouvé le nombre des cieux par les divers mouvements des astres, les théologiens mystiques ont trouvé cette troisième partie de l'âme par les actions mystiques qu'ils ont remarquées essentiellement distinctes des sensibles et des simplement raisonnables. De sorte que, comme on appelle la superficie de l'entendement la manière la plus facile d'entendre les choses, l'on appelle aussi le fond de l'âme ou la suprême pointe de l'esprit une manière surnaturelle de concevoir mystiquement.

Je laisse cette troisième et suprême partie qui doit être la fonction de ma troisième journée pour vous dire que la seconde et la raisonnable, qui est le même intellect, a une double vertu d'opérer. La première et la plus commune se fait en tirant une conclusion de ses principes par une connaissance abstraite des choses sensibles ou bien de celles qu'il conçoit par une lumière infuse, et s'appelle raisonnement ou discours ; et l'autre est une force d'entendre sans discours, qui consiste en un simple regard de l'objet qui lui est naturellement ou surnaturellement représenté et s'appelle intelligence, laquelle est l'acte de la contemplation, comme le discours l'est de la méditation.

Cette simple intelligence qui réside seulement dans l'entendement, où la volonté n'assiste que pour goûter et se reposer au plaisir que cause cette même intelligence, se divise en deux sortes (ce que je vous prie de bien remarquer) : l'une qui se fait par connaissance claire, distincte et réfléchie ou qui le peut être, et s'appelle contemplation affirmative ; et l'autre qui se fait par connaissance mystique, c'est-à-dire directe, sans réflexion et sans en pouvoir faire aucune, et s'appelle contemplation négative et obscure. Mais pour un plus grand éclaircissement de ceci, il est très nécessaire de bien prendre garde que la contemplation affirmative est un acte de simple intelligence et la contemplation négative est un acte de pure intelligence ; et comme ce sont ces deux actes si différents qui font toute la différence entre la contemplation actuelle acquise et naturelle, la contemplation obscure, passive et surnaturelle, il faut que je vous explique en peu de mots la différence de ces actes pour vous les faire bien comprendre.

L'acte de simple intelligence est une contemplation sans discours mais non pas sans regards ni sans images qui sont connues, ou qui le peuvent être parce qu'elles ne surpassent par la force de l'imagination et de l'entendement. Et au contraire, l'acte de pure intelligence est une contemplation toute nue qui ne reçoit ni regard ni image, ou si elle en admet, elles sont indistinctes et dénuées de telle façon qu'elles ne sont ni connues et elles ne le sauraient être, parce qu'elles surpassent nos connaissances. Et si on veut savoir pourquoi cette contemplation est sans pensée et sans image, on répond que c'est parce qu'elle tend à une vérité qui est toute simple et toute nue — et c'est ce que nous expliquerons en son lieu.

Mais reprenons notre sujet et disons encore qu'à cette même partie intellectuelle comme raisonnante répond un double appétit raisonnable, qui est la même volonté en tant qu'elle est émue par la portion ou supérieure ou inférieure. Or à cette portion supérieure qui, par la considération des vérités éternelles, produit ses actes et juge des autres choses à la faveur des lumières ou naturelles ou infuses, répond une affection qui est cette même volonté en tant qu'elle reçoit de Dieu une propension naturelle pour la vertu et un désir de s'unir par imitation à l'objet qu'elle contemple, et auquel elle adhère ou par une simple ou par une pure intelligence.

Toutes ces connaissances, qui semblent curieuses, sont pourtant très nécessaires et très utiles aux personnes d'oraison pour savoir juger de tous ces mouvements spirituels afin de nourrir les uns ou d'étouffer peu à peu les autres et de laisser agir ceux qui n'ont rien de plus contraire que notre coopération110.

Je sais qu'on ne saurait facilement se laisser persuader de leur utilité, mais l'expérience et l'exercice de la contemplation convaincra les plus incrédules. Car celui qui s'applique lui-même à faire oraison, ou bien pour conduire et la faire faire aux autres, sans une parfaite connaissance de l'intérieur, ne saurait marcher dans la vie de l'esprit qu'avec peine, avec grand danger et perte de temps. Je connais des âmes que la crainte qu'elles avaient de se précipiter les faisait résister à l'Esprit divin qui voulait les conduire par des voies et par des actes qu'elles ne connaissaient pas. C'est pourquoi on dit qu'il faut qu'un directeur ait de la science ou de l'expérience ou bien une lumière infuse et quiconque veut enseigner la vie intérieure sans être muni de l'un de ces trois secours précipite bien des âmes dans de grands désordres.

Car comme un joueur d'instrument qui n'entend pas les divers sons des cordes ne saurait tirer justement celles qui sont trop lâches et lâcher celles qui sont trop tendues pour mettre son luth dans une cadence bien mesurée — au contraire, il le met toujours plus en désordre et court le risque de tout rompre, comment voulez-vous donc que le directeur qui n'a point de connaissance des opérations intellectuelles, puisse bien juger des différents états des âmes afin de tirer, d'exciter les trop lâches à agir, à aimer, et de modérer celles qui sont trop ardentes et adoucir ces activités violentes dans un cœur tendre et affectif pour mettre dans une parfaite harmonie les opérations de l'âme avec les mouvements de la grâce ? C'est ce qu'il ne saurait faire, s'il ne sait pas juger les opérations intérieures, s'il ne connaît pas mieux les divers dons du Saint-Esprit et les attraits différents par lesquels il conduit les âmes dans les différents états de la contemplation. C'est pour cette raison aussi qu'on met indifféremment toutes sortes de personnes dans un même exercice et qu'on dresse dans une même façon de faire oraison plusieurs personnes de différentes trempes. Ce qui est une grande faute, quoiqu'assez ordinaire en fait de spiritualité.

Ou bien quelle consolation donnera ce directeur à une pauvre âme qui est comme délaissée et qui se plaint de ce qu'elle n'a ni amour pour son Dieu ni aucun sentiment pour la dévotion, s'il n'a pas de quoi lui dire que les grâces, étant spirituelles, ne sont pas bien souvent des épanchements jusques aux puissances sensibles, et que la fidélité dans ses exercices est une marque assurée qu'elle est unie et conforme au bon plaisir de Dieu dans cet état de sécheresse. Au contraire on doit expérimenter si ces grandes ardeurs, principalement aux commençants, sont des efforts trop précipités ou des effets d'une nature tendre et affectueuse (comme c'est l'ordinaire des filles) ou bien si ce sont des épanchements d'une grâce abondante et victorieuse qu'on doit laisser agir.

Hélas ! Il ne faut pas avoir lu les écrits de sainte Thérèse pour dire que tous les directeurs ont l'esprit propre pour conduire ces âmes dans ces voies célestes, que l'incapacité des uns et l'inhabilité des autres ne sauraient mettre aucun empêchement à leur avancement spirituel car qui ne doit trembler, s'il considère qu'un directeur doit être prudent, charitable, éclairé, expérimenté en fait d'oraison et ne pas ignorer le repli de ce grand abandon, les détours de ce dénuement de toutes choses, ni les croix intérieures et mille autres sortes de sentiments qu'on expérimente dans les voies de la contemplation, où l'on ne peut arriver que par la mort des sens et de la raison.

CINQUIÈME PAS

De quelques autres empêchements à la contemplation

Après vous avoir dit en peu de mots que pour devenir contemplatif, il faut mourir en toutes choses et principalement en soi-même, qu'il faut avoir des yeux sans vue, des oreilles sans ouïe, des sens sans sentiment et un cœur dur et tendre tout ensemble afin d'être insensible à tout autre amour pour n'être sensible qu'à l'amour de Dieu, je dis d'abord, après saint Bernard sur les Cantiques, qu'entre tous les empêchements à la vie contemplative, l'indiscrétion111 est à craindre comme un artifice du démon par lequel il surprend bien souvent les commençants et les plus ardents dans la vie de l'esprit. Un zèle indiscret fait bien souvent des fainéants au lieu de faire de vrais amants de Jésus-Christ, il les rend inhabiles de souffrir pour son amour par trop de souffrances et incapables de l'aimer pour s'y être portés trop ardemment. Car bien loin de trouver du repos et de la douceur dans le service de Dieu, s'il n'est pas modéré, l'on devient chagrin, inquiet, parce qu'il y a une si grande liaison entre l'âme et le corps que les opérations indiscrètes de l'un abattent les forces et le courage de l'autre. Bien souvent une grande faim, une trop grande soif, une chaleur trop ardente, un froid trop rigoureux rendent un esprit sec et aride, inhabile à la contemplation, comme un amour trop ardent dans un naturel affectif rend le cœur incapable d'aimer.

Le second empêchement est le trop d'occupations aux choses extérieures quoique bonnes et le trop de sollicitude même pour les intérieures. Car ce zèle ardent qu'on remarque aux commençants n'est pas bien souvent une surabondance d'attraits divins, et ces empressements qu'ils témoignent pour la vie spirituelle sont d'ordinaire des fautes de novice. Parce que l'esprit de Dieu est bien ardent mais non pas empressé, il est généreux mais non pas précipité. Les moins trompés112 en matière d'oraison prennent bien souvent le change, s'occupant des choses de Dieu avec trop d'attachement parce que la nature se prend au sensible au lieu de ne s'occuper que de Dieu, ce qui est une faute très fréquente dans la vie intérieure. Et je vous prie de remarquer qu'il y a bien de la différence entre s'occuper en Dieu qui donne si libéralement ses grâces et s'occuper des grâces que Dieu donne, qui est une faute des plus difficiles à éviter dans la vie de l'esprit.

Un troisième empêchement, c'est le remords de conscience. Car bien que le souvenir de ses péchés soit très nécessaire aux commençants afin de les purger dans les larmes, et aux parfaits pour en demander pardon à Dieu au commencement de toutes leurs prières, néanmoins, comme la vue des péchés qu'on a commis produit une amertume et une confusion qui trouble, qui obscurcit les yeux de l'âme, il faut, après les avoir submergés dans les abîmes de la miséricorde divine, s'élever en Dieu avec un cœur libre et un esprit affranchi de toute crainte.

Car bien souvent ces contritions sensibles, ces larmes de conscience, ces larmes dans l'oraison sont des efforts de la propre nature qui s'attriste de voir la laideur du péché, ou de sentir la pesanteur du péché, ou bien par la crainte des peines dues au péché, au lieu de ne pleurer que pour un Dieu offensé par le péché. Ou bien ce sont des stratagèmes de l'Ennemi, qui fait entrer une âme dans la connaissance de ses fautes par une contrition falsifiée afin de l'empêcher d'entrer dans la connaissance de Dieu par un véritable amour. Or, pour éviter toutes ces tromperies, il faut nous abandonner à la miséricorde divine et nous soumettre à souffrir toutes les peines des damnés si tel était le bon plaisir de Dieu, car c'est la dernière preuve de conformité qu'il veut exiger d'une âme. Il faut donc seulement nous ressouvenir de nos péchés pour ne pas oublier la misère de notre néant et la grandeur de la miséricorde divine qui nous les a pardonnés, qui sont comme les deux principes de méfiance de nous-mêmes et de confiance en Dieu qui nous portent vers lui.

Enfin, un quatrième obstacle à la vie spirituelle sont ces fantômes et ces images agréables mais importunes qui s'impriment doucement dans l'esprit et dont on peut difficilement se faire quitte jusqu'à ce qu'on soit arrivé dans cet état où l'on ne ressent plus les plaisirs des sens que comme des croix et où les fantômes de l'imagination ne sauraient interrompre l'union qui se fait de l'âme avec Dieu dans la pointe de l'esprit. Mais tant que les plaisirs ne sont pas encore des croix, une bonne conduite est bien nécessaire pour se défendre contre ces images importunes, dont je me réserve un chapitre en particulier pour en effacer de la mémoire toutes les impressions et pour en faire une nouvelle des images simples et sacrées qui élèvent l'esprit à Dieu.

SIXIÈME PAS

Du dénuement de l'âme et de l'âme sensitive

Pour bien commencer ce dénuement, il faut supposer, comme nous avons dit, qu'il y a deux parties dans l'âme : à savoir l'inférieure ou animale, qui consiste en un assemblage de tous les sens, et la supérieure ou raisonnable, qui comprend toutes les puissances intellectuelles, et que, quand nous parlons d'une troisième partie qui est la pointe de l'esprit, c'est plutôt pour faire comprendre qu'il y a trois sortes d'opérations différentes, qui sont : les sensibles ou animales, les raisonnables ou intellectuelles (qui sont connues ou qui le peuvent être) et les mystiques (qui ne sont ni connues ni le peuvent être), que pour ajouter une troisième partie aux deux premières.

Les docteurs qui parlent de ce dénuement ont raison de dire qu'il est très difficile de le bien comprendre, parce que les actions ou les opérations sensibles et les intellectuelles ont une si grande dépendance les unes des autres que la volonté ne se conduit que par les lumières de l'entendement et l'entendement n'éclaire la volonté qu'à la faveur des sens. Car s'il forme des êtres abstraits et universels, ce n'est que par les espèces que l'imagination lui fournit des êtres particuliers et toutes les fois qu'il veut faire réflexion et discourir sur ces espèces abstraites et intellectuelles, il faut que ce soit à la faveur des espèces formées par l'imagination, qu'on appelle « fantômes ». Et par là vous voyez que l'âme, quoique spirituelle, descend toujours au sensible pour agir naturellement.

Au contraire, dans la contemplation, qui n'est autre, en son premier effort, qu'un retour, qu'une introversion de ces mêmes puissances, il faut que l'âme monte et s'élève à cette unité d'esprit requise pour s'unir à Dieu. Car si l'âme ne se dépouille de l'âme, c'est-à-dire la raisonnable de la sensible et la sensible de ses passions, pour s'élever en Dieu, elle n'y serait jamais arrivée. C'est pourquoi, pour bien commencer ce dénuement, il faut considérer que le cœur est la source de tous ces petits113 sensuels, l'arsenal où toutes les puissances sensibles s'arment contre la raison, ou le fort114, si vous voulez, que chacun tâche de gagner et que des passions travesties se partagent selon leurs caprices.

Car l'amour et la haine, le désir et la fuite, la joie et la tristesse, la hardiesse et la crainte, l'espérance et le désespoir forment deux parties dans ce petit monde qui porte pour devise dans leur enseigne : le concupiscible et l'irascible. Et la colère qui se joint au dernier, n'a point de contraire parce que la tranquillité qui est son opposé n'est pas une passion et s'il faut croire le grand Augustin, toutes ces passions ne sont qu'un amour déguisé et travesti.

En effet la peine est un amour qui a de l'aversion pour un objet qui lui déplaît. Le désir est un amour qui poursuit un objet qui lui plaît. La fuite est un amour qui s'éloigne de tout ce qui lui déplaît. La joie est un amour satisfait. La tristesse est un amour languissant, la crainte un amour timide, la hardiesse un amour généreux, l'espérance un amour relevé, le désespoir un amour abattu et la colère un amour irrité. De sorte que pour mettre la paix et l'union dans ce petit monde de l'homme où Dieu seul veut régner en souverain, il ne faut qu'introvertir vers Dieu ces passions travesties qui sont une transformation que l'amour bien ordonné peut faire dans un cœur sans les détruire.

En effet un cœur qui est embrasé de l'amour divin hait tout ensemble pour Dieu, c'est-à-dire qu'il n'aime que Dieu et hait tout ce qui le sépare de Dieu. Il désire de s'unir à Dieu et fuit tout ce qu'il éloigne de Dieu. Il ne se réjouit que des choses de Dieu et s'attriste de tout ce qui ne va pas à Dieu. Il entreprend généreusement tout ce qui est pour Dieu et ne craint que Dieu. Il n'espère qu'en Dieu et désespère pour tous ceux qui ne se confient pas en Dieu ; enfin il est toujours tranquille et jouissant de Dieu, quoiqu'en colère contre les ennemis de Dieu. Et ainsi vous voyez que toutes ces passions qui partagent le cœur ne sont qu'un amour travesti que la charité peut transformer sans les détruire.

Or, pour faire cette transformation, il faut pratiquer un exercice d'aspiration et s'habituer à s'élever des choses sensibles aux insensibles, des naturelles aux divines, et n'avoir plus que Dieu pour objet en toute choses. Il faut s'élever continuellement en Dieu par des écoulements, par des épanchements amoureux, et les accompagner quelquefois de telles ou semblables paroles :

« Mon Dieu, quand est-ce que je n'aimerai que vous seul ? N'êtes-vous pas tout seul infiniment bon, infiniment aimable ?

Mon Dieu, quand est-ce donc que je vous aimerai parfaitement et sans reprise ?

Mon Dieu, ne me condamnez-vous pas de115 vous aimer de tout mon cœur, de toute mon âme ? Eh bien je veux vous aimer de toutes mes forces, à quoi tient-t-il que je ne vous aime uniquement ? N'êtes-vous pas tout beau, tout bon et infiniment aimable ? Comment puis-je aimer autre chose que vous ?

Mon Dieu, n'êtes-vous pas tout-puissant, tout libéral et immense ?

Hélas ! Combien de temps durera mon aveuglement de ne pas mépriser toutes choses pour vous posséder entièrement ?

Eh ! Mon Dieu, je me donne donc tout à vous afin que vous soyez tout à moi, ne permettez plus, s'il vous plaît, aucune reprise de part et d'autre.

Eh ! Mon Dieu, je vous donne mon cœur, je le puis et je le fais. Défendez-en la possession et puisqu'elle vous appartient par tant de titres, pourquoi souffrez-vous que les créatures vous la disputent ?

Ah ! Plût à vous, mon Dieu, que je fus116 rebuté, méprisé, refusé et abandonné de toutes les créatures afin que je fus nécessité de me donner tout à vous.

Ô bienheureuse nécessité ! Ô heureux abandon ! Ô heureux mépris des créatures qui me ferait posséder Dieu en me laissant tout à lui !

Mon Dieu, mon amour et mon tout, ne permettez plus que je me sépare de vous. Ne souffrez plus que j'aime autre chose que vous. Donnez-moi un cœur net et pur et un esprit droit pour ne penser plus qu'à vous. Cor mundum crea in me Deus et spiritum rectum innova in visceribus meis117. Ou bien disons avec le même prophète : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te Deus, ou bien : sitivit anima mea ad Deum fortem vivum118, etc. »

Mais souvenez-vous, âmes dévotes, de faire ces épanchements, de pousser ces soupirs et de proférer ces paroles avec un ardent désir de vous unir à Dieu et de n'aimer plus que lui. Et soyez assurées que cet exercice d'aspiration bien continué est un souffle qui porte et qui élève l'âme à Dieu. Mais au contraire, c'est en vain qu'on y prétend si l'on ne s'habitue à s'élever aux choses divines par les choses sensibles ; et si le cœur, qui est le siège de l'amour, ne porte incessamment ses feux et ses ardeurs vers le Ciel, c'est inutilement que l'esprit s'efforce de s'élever à la contemplation.

Je vous laisse avec cet avis que ces aspirations et ces épanchements ne sont pas faciles à tous, et principalement à ceux qui n'ont pas un cœur tendre et affectif ou qui ne font que commencer à dompter leurs passions. Car bien souvent il faut faire des efforts pour relever un cœur languissant, et j'avoue qu'il est bien difficile de monter de la terre au Ciel par un poids qui fait descendre les autres et de se servir des créatures qui tirent en bas comme d'une échelle pour monter en haut. Mais vous savez aussi que cette difficulté est commune à toutes sortes d'exercices et que la persévérance dans la pratique rend toutes choses faciles.

Hélas ! Il ne faut que pratiquer la vie intérieure et l'on expérimente bien des choses que la raison a peine de comprendre ; car qui croirait que cet exercice d'aspiration, qui est l'échelle par laquelle tous les saints sont montés à Dieu, bien souvent ne sert que pour faire descendre les autres ? Parce que si l'on ne garde la règle de discrétion dans ces écoulements, on expérimente que ces épanchements trop fervents rendent un esprit sec et aride en fait de dévotion, qu'un amour empressé morfond et fait des serviteurs inutiles et qu'un cœur trop ardent pour Dieu peut devenir froid comme glace pour le vouloir aimer trop sensiblement.

SEPTIÈME PAS

Un amour trop ardent, quoique pour Dieu, a des effets bien dangereux dans un cœur trop affectif

Je me souviens de vous avoir dit, après saint Bernard, qu'entre tous les obstacles de la vie spirituelle, l'indiscrétion est un artifice secret dont le démon se sert pour tromper les plus fervents. Car si en fait de pénitence elle fait des inutiles et des invalides par de trop grandes austérités, l'indiscrétion, en fait d'amour, rend les cœurs insensibles à l'amour même à force de les faire aimer.

La raison de ceci est parce que dans cet exercice d'épanchements, le sang qui est à l'entour du cœur, étant empressé et échauffé par de fréquentes aspirations et par des soupirs qui s'entresuivent sans cesse, ce sang bout et se brûle et devient insipide, si le cœur n'a pas le loisir de respirer un autre air pour le rafraîchir, et principalement en ceux qui sont tendres et affectifs. De sorte que s'ils continuent ces épanchements sans discrétion, ils tombent infailliblement dans une sécheresse qui est cause de ce dégoût spirituel et de cette tristesse qui les importunent de tout quitter.

Mais pour vous faire bien comprendre ceci, qui est si important, il est très nécessaire de savoir que le cœur humain naturellement s'ouvre et se dilate à tout ce qui lui plaît et au contraire, il se rétrécit et se ferme à tout ce qui peut lui déplaire. Et comme le sang qui est à l'entour du cœur devient d'autant plus grossier et épais qu'il est échauffé par ces élancements continuels et empressés, et par conséquent plus désagréables, de là vient que le cœur se rétrécit et se resserre pour le rejeter. Et comme il n'est pas moins naturel à un cœur resserré et pressé qu'à un cœur attristé de se resserrer, toutes ces joies spirituelles se changent en duel, toutes ces dévotions sensibles deviennent insipides et ce cœur qui ne vivait que l'amour, devient sec, aride et insensible à l'amour. Mais ce qui est encore pire, c'est que plus on se force pour recouvrer ce sentiment de dévotion et cet amour qu'on a perdu ou par indiscrétion ou par sensualité, plus devient-on inhabile pour aimer Dieu et moins habile dans la vie de l'esprit.

Or comme cet exercice est le plus délicat qu'on puisse expérimenter selon les puissances inférieures recueillies en l'unité du cœur, je vous prie d'observer encore qu'une trop grande agitation pousse un vent qui frappe la tête d'un coup tout à fait surprenant, parce que dans cet état les saillies et les mouvements du cœur montent encore en haut (ce qui est bien à remarquer pour éviter les dommages qu'ils peuvent faire) au lieu que dans un autre état plus parfait, Dieu ouvre le cœur, le pénètre de ses lumières et le dilate, comme dit le Prophète, et pour lors, étant plus passif qu’agissant, il court plus légèrement après la voix de Dieu qui l'appelle : Viam mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum119.

Or ce coup et cette douleur qui se fait sentir par pointes et par élancements dure selon les forces ou la faiblesse de l'esprit qui la reçoit et a des conséquences très dangereuses entre des mains qui ne sont pas forts propres pour manier des puissances aveugles et pour conduire des passions trop ardentes. Je me souviens que, demandant un jour à une personne qui me déclarait son intérieur, qu'est-ce qu'elle croyait de ces pointes et de ces piqûres qu'elle souffrait, elle me répondit toute confuse que peut-être Dieu voulait l'exaucer dans ses prières et lui faire sentir quelque chose de son couronnement, parce qu'elle ignorait encore que cet exercice trop violent peut offenser l'esprit de cette manière. Et ainsi ces âmes prennent bien souvent le change, elles croient une grâce ce qui est un effet de leur indiscrétion et faute en fait d'oraison, qu'elles rendent toujours plus dangereuse, plus elles s'efforcent120 sous prétexte d'y coopérer.

Concluons donc qu'un directeur doit bien considérer ces cœurs tendres et affectifs et bien peser ces passions ardentes et la force ou la faiblesse des esprits afin de modérer ces ardeurs violentes et ordonner, selon la portée d'un chacun, un exercice raisonnable jusqu'à ce qu'ils deviennent plus spirituels et moins grossiers car il faut savoir que plus l'on avance dans cet exercice d'aspiration, plus l'on est propre de faire ces épanchements sans en être offensé. Revenons à notre dénuement.

HUITIÈME PAS

Pratique de quelques actes intérieurs très propres pour achever ce dénuement des passions

Si ma pensée fait quelque effort sur vos esprits, donnez-en tout le mérite au Docteur séraphique121 qui enseigne dans sa mystique aux commençants de faire l'oraison prosterné de corps et d'esprit aux pieds de Jésus crucifié afin de purger ses péchés en les arrosant de ses larmes et de purifier sa conscience dans les amertumes de sa Passion, où sont enfermés les bains de la vraie pénitence. Secondement, il est conseillé à ceux qui sont avancés de lever la vue et de contempler ses mains sacrées, toutes percées à force de faire des libéralités, qui demandent nos reconnaissances ; et en troisième lieu, il apprend aux plus parfaits de contempler et d'entrer dans la plaie du côté pour se consommer dans les ardeurs de ses flammes et se de perdre dans cet abîme de l'amour sacré.

Or, pour honorer les plaies de Jésus-Christ, j'ai cru que je devais offrir règlement dans toutes mes prières, et principalement après la sainte communion, tout ce qui peut contribuer à dépouiller une âme de tout ce qui lui est le plus sensible. Premièrement, arrêtant mes yeux aux plaies des pieds, à l'une j'offre mon cœur pour n'aimer plus que lui et à l'autre je consacre ma volonté pour ne faire plus que la sienne.

Après, élevant ma pensée aux plaies de ses mains sacrées, je les remercie de toutes ses libéralités, comme de ma création, rédemption, vocation et de toutes ses grâces, principalement de me souffrir à son service, et je lui demande encore celle-ci, de me rendre digne de souffrir quelque chose pour son amour et de verser mon sang à l'honneur d'une de ses deux plaies ; et pour honorer l'autre, je lui offre à perdre mon honneur pour son service sans m'excuser ni me défendre et, considérant avec tendresse dans la plaie du côté son amour infini, je le prie de recevoir toute ma vie en sacrifice.

Il faut considérer que pour faire parfaitement ces cinq actes à l'honneur des cinq plaies de mon Sauveur, il les faut faire avec réflexion et sentir intérieurement ces cinq touches différentes.

Premièrement, offrant votre cœur et votre amour, vous devez continuer cette offrande jusqu'à ce que vous sentiez un dégoût pour toutes les créatures, un dépouillement de tout ce que vous avez aimé et un désir ardent de vous unir à Dieu pour n'aimer que lui seul. Il ne suffit pas que ce dépouillement et ce dégoût soit pour toutes choses en général, mais la perfection consiste à descendre à ce que vous aimez en particulier et à ne passer jamais d'un acte à l'autre tant que l'âme peut sentir et conserver la même touche.

Secondement, consacrant votre volonté, vous devez sentir intérieurement un entier abandon au bon plaisir de Dieu et une abnégation de vous-même, non seulement comme nous avons dit pour toutes choses en général, mais il faut particulariser vos propres recherches et combattre vos inclinations jusqu'à ce que vous souffriez agréablement tout ce que vous sentez de répugnance dans de semblables rencontres.

Troisièmement, offrant de verser votre sang vous devez sentir un désir extrême pour les souffrances et d'imiter Jésus-Christ dans ses peines non seulement en idée, comme on fait d'ordinaire, mais il faut s'efforcer de sentir un désir ardent de chercher les occasions et d'imiter véritablement les exemples du Calvaire.

Quatrièmement, offrant de perdre votre honneur pour honorer la quatrième plaie, vous devez vous faire intérieurement une confusion sensible en vous représentant la perte de tout ce que vous avez de plus cher sans vous excuser ni vous plaindre, et vous continuez la vue de cette confusion jusqu'à ce que vous la souffriez agréablement pour le bon plaisir de Dieu. Enfin, consacrant votre vie, vous le devez faire avec ardeur et avec un désir extrême de mourir d'amour pour l'amour de Jésus. Et souvenez-vous que dans tous ces actes, vous devez vous reconnaître indigne et dans une insuffisance pour toutes ces offrandes. Mais aussi vous devez avoir une grande confiance en Dieu et être fortement persuadé qu'il peut faire de plus grandes choses avec un moindre instrument.

Remarquez encore, s'il vous plaît, que pour réussir dans cet exercice, il le faut continuer sans se lasser et fermer par ce moyen les avenues de l'intérieur à tous les sens, afin de s'habituer peu à peu à refuser l'entrée du cœur à tout ce qui le peut flatter ; car c'est en vain que l'intérieur se sacrifie à Dieu si l'extérieur n'est pas bien mortifié. C'est pourquoi, pour contenir tous les sens dans le devoir et faire servir tous ces petits rebelles à un si saint exercice, je veux vous donner encore une sainte méthode qui facilitera cette application, cette élévation et cette union de l'âme avec Dieu.

NEUVIÈME PAS

Méthode très utile pour faire servir la vie des sens à la vie de l'esprit par une application à la Passion de Jésus-Christ

C'est le sentiment commun que les cinq sens sont les cinq portes par où tous les malheurs entrent dans l'âme, qui sont cause de tous les désordres de l'intérieur, et qu'il faut leur déclarer une guerre continuelle pour y avoir la paix. Qui considérera les faiblesses honteuses où ces sensuels l'ont engagé, n'oserait refuser de s'engager dans ce parti et, pour faciliter cette entreprise et en espérer un heureux succès, il faut sur toutes choses que la volonté veille diligemment sur toutes les avenues du cœur et qu'elle n'en permette l'entrée qu'à Dieu seul. Mais comme nous ne saurions anéantir l'usage des sens et donner la mort à ces rebelles par la plus cruelle de toutes les guerres, il faut user d'un saint stratagème et les occuper dans un saint un exercice qui les transformera tous avec l'homme intérieur, comme dit l'Apôtre : in Deo cum Christo122, par exemple.

De la vue

Si de vos yeux, qui ne doivent plus regarder qu'un Dieu dans les anéantissements, qu'un Jésus dans les crèches ou sur des croix, vous voyez des choses indifférentes comme des cordes, des épines ou des pièces de fer ou de bois, pensez que toutes ces choses sont de funestes instruments dont les juifs se sont servis pour attacher, fouetter, couronner et crucifier le Sauveur du monde ; ou bien, si vous voyez quelques malheureux parmi les hommes, affligés, persécutés, méprisés, abandonnés ou tout couvert de plaies, souvenez-vous que tous ces infortunés ne sont que de faibles copies dont Jésus-Christ est le premier original et le seul exemplaire.

Que si, par surprise, la beauté de quelques créatures veut s'introduire dans votre cœur par les yeux du corps, jetez promptement les yeux de l'âme sur l'Homme de douleur, et vous verrez que cette face sacrée, toute couverte de crachats et de sang et qui n'a plus que des traits d'infamie, est cette beauté ancienne et nouvelle qui fait les délices des anges et la gloire des saints, in quem angeli desiderant prospicere123.

De l'ouïe

Vos oreilles, qui ne doivent pas être moins chastes que vos yeux, ne doivent plus avoir d'attention qu'aux choses du Ciel ; et quand vous entendez le bruit du monde, les empressements des hommes, vous devez aussitôt vous entretenir des empressements des juifs et du bruit que cette canaille faisait à la prise de Jésus-Christ, comme quand ils le traînaient dans le jardin des Olives, quand ils le tiraillaient dans le torrent du Cédron ou dans le prétoire et quand ils le poussaient par les rues de Jérusalem ou sur le Calvaire. Ou si vous entendez soupirer quelques malheureux pour avoir été maltraités de coups et de paroles, ressouvenez-vous qu'au rapport des saintes Brigitte, Élisabeth et Mathilde, Jésus-Christ leur révéla qu'en sa prise, il reçut cent deux soufflets et six-vingts124 coups de poing sur sa face sacrée, trente et un sur sa bouche, cent quarante coups de pied par le corps, vingt-huit coups sur la poitrine et quatre-vingts sur les épaules, qu'il fut tiré et élevé en haut par la corde ou par les cheveux soixante et trois fois, qu'il fut jeté par terre et tiré par les cheveux trois cent cinquante fois, qu'en son couronnement il reçut six mille six cent soixante et six coups, qu'il eut dans la tête mille piqûres d'épines, qu'on lui cracha au visage soixante-six fois, qu'il reçut sept coups mortels tombant sous le poids de la croix et que mille autres blessures couvraient tout son corps ; et je m'assure que tous ces nombres bien considérés sont des touches très efficaces pour empêcher qu'une âme ne s'occupe à toutes les bagatelles qu'elle s'imagine.

Que si vous entendez des cris et des éclats de voix qui vous surprennent, occupez-vous de ces cris et de ces voix étonnantes de toute une populace qui faisait retentir tout le prétoire lorsque les juifs criaient contre Jésus-Christ : Tolle, tolle, crucifige eum125 ! Mais si par malheur, vous entendiez des chrétiens renier le saint nom de Dieu, écoutez le doux Jésus qui leur dit amoureusement : Si inimici mei, maledixissent mihi, sustinuissem utique (« Si mes ennemis me blasphémaient, je supporterai126 ces injures avec moins de peine, mais que des chrétiens que j'ai enfantés au prix de mon sang sur le Calvaire me renient, que des chrétiens à qui j'ai acquis ce nom auguste au prix de ma vie sur la croix me blasphèment, ces injures me percent le fond de l'âme »).

Du goût et de l'odorat

Celui qui prétend à la contemplation doit cacher sa vie en Dieu avec Jésus-Christ et ne plus chercher la délicatesse des mets ni l'odeur des parfums, après que le Fils de Dieu n'a eu durant tout le cours de sa vie qu'un torrent d'amertumes et la puanteur des crachats. Et si vous ne pouvez pas détremper votre pain dans vos larmes comme ce roi pénitent, ni dans la cendre ni dans l'eau froide pour le manger à l'exemple du bienheureux Félix Cantalice127, au moins n'oubliez point, prenant votre repas, de mortifier la sensualité dans l'amertume de cette pensée : que Jésus-Christ offrant son sacrifice sur le Calvaire ne fut traité qu'avec du fiel et du vinaigre dans ce banquet de tous les élus dont vous prétendez être du nombre.

De l'attouchement

Enfin, pour achever de régler et d'occuper tous vos sens selon cette sainte méthode, il faut que vos mains ne se plaisent plus qu'à distribuer des aumônes ou bien à manier des haires128, des cilices, des chaînes, des disciplines. Car si vous voulez dans vos oraisons, dit saint Bonaventure, vous rendre sensibles aux souffrances de Jésus-Christ flagellé, crucifié etc., il faut avoir expérimenté vous-même quelques piqûres d'épines, quelques sanglantes disciplines ou quelques ignominies. Car si vous n'en goûtez point dans vos exercices, il est dangereux129 que vous n'en goûterez jamais dans vos oraisons.

DIXIÈME PAS

Du dénuement des puissances raisonnables

De la mémoire

Si la mémoire, qui multiplie les puissances de l'âme, se multiplie encore elle-même par la diversité des objets, l'entendement, qui ne forme ses pensées que sur les mêmes images, se partagera sans doute et se divisera lui-même, quelque effort qu'il fasse pour se recueillir et, au lieu de se réunir en l'unité d'esprit, il se verra (malgré lui) dissipé et occupé à des images vaines, inutiles et criminelles, et bien souvent il se trouvera au pied des idoles au lieu d'adorer le Dieu qu'il contemple. C'est pourquoi les mystiques enseignent que celui qui veut s'élever à la contemplation doit avoir le secours de la grâce, une mémoire toute spirituelle, simple, uniforme, paisible et sereine, parce que comme le soleil ne saurait pénétrer l'air de ses raisons que dans un temps tranquille et serein et qui n'est brouillé de là d'aucun nuage, aussi les épanchements de la grâce ne sauraient pénétrer dans le fond d'une âme si elle n'est tranquille et sereine ou si la mémoire est brouillée de certaines images.

Je remarque trois sortes d'images, dont les plus dangereuses et fâcheuses sont ces pensées importunes qui s'introduisent avec d'autant plus de facilité qu'elles traînent avec elles des agréments qui surprennent nos complaisances. Car quoiqu'elles ne soient pas mortelles, elles ne laissent pas d'attrister le Saint-Esprit, parce qu'elles salissent sa couche de ses idées profanes. Il est bien vrai que si on garde diligemment les avenues des sens et du cœur, ces pensées et ces images sensuelles peuvent être un exercice130 qui doit être considéré comme un martyre.

Les autres images sont des pensées vaines et inutiles qui, pour être pour des choses indifférentes, ne laissent pas d'être bien dangereuses si on ne les méprise et qui veut s'avancer dans la vie de l'esprit, doit se tourner continuellement vers Dieu par des épanchements amoureux et ne s'amuser plus à des bagatelles. Car s'il faut toujours regarder la fin qu'on se propose dans toutes ses actions, celui-là ne doit jamais oublier Dieu et doit marcher toujours en sa présence s'il a quelque dessein de s'unir à lui dans la contemplation.

Qui a fait le premier pas dans la contemplation sait bien par sa propre expérience que l'esprit ne saurait s'élever et s'unir à Dieu tant que la mémoire est obscurcie de ces fantômes. Or, pour la rendre nette, tranquille, sereine et propre pour la contemplation, je ne sais point d'exercice plus convenable à cet état que de l'occuper dans un continuel souvenir de la présence de Dieu.

ONZIÈME PAS

De l'obligation de penser à Dieu et de la nécessité que nous avons de marcher en sa présence

De tous les désirs il n'y en a point de plus ardent ni de plus familier à l'homme que celui de se rendre heureux ; tout le monde est prévenu131 de son bonheur et chacun soupire après sa béatitude. Mais, juste Ciel, combien grand est et sera le nombre des malheureux qui n'arriveront jamais à cet félicité, parce que Dieu seul, qui est notre souverain bien, peut nous rendre bienheureux par sa présence, et l'on ne considère pas que lui seul, par son absence, nous rend tous malheureux !

Le sage ne nous assure-t-il pas que Dieu a fait toutes choses pour lui-même, de sorte que, comme il est le souverain principe de tous les êtres, il est aussi la fin dernière ; et par un coup de sa sagesse infinie, notre félicité n'est point différente en ce monde et en l'autre, car Dieu veut que sa seule présence fasse les bienheureux dans le temps et dans l'éternité.

Ces trois puissances : mémoire, entendement et volonté, avec lesquelles il a créé nos âmes est un exprès commandement qu'il nous fait de nous souvenir de lui comme de notre créateur, de le contempler comme notre exemplaire, de l'aimer uniquement comme notre fin dernière ; et il nous déclare manifestement ses volontés sur ce sujet en cent endroits dans l’Écriture sainte.

Il nous dit amoureusement dans les Proverbes : Fili, præbe cor tuum mihi132, « mon fils, ma fille, donne-moi amoureusement ton cœur » ; paroles en vérité qui attendriraient un cœur de marbre, qui fondraient un esprit de glace et qui élèveraient une âme charnelle à la plus haute contemplation, si elle considérait que c'est son créateur, sont Dieu et son rédempteur qui lui parle en ces termes d'amour et qui lui demande affectueusement son cœur : Fili, præbe cor tuum mihi.

Et dans les Cantiques, ne nous appelle-t-il pas par des noms qui nous convainquent des empressements de ses chastes amours ? Car il nous dit : « Ma sœur, ma chère, ma colombe, mon unique, mon immaculée, ouvre-moi, je t'en prie, le sein de ton âme. » Et dans l'Apocalypse, chose admirable, Dieu vous assure qu'il est debout à l'entrée de nos cœurs comme une sentinelle pour la défendre à tout autre qu'à lui seul, qu'il y frappe sans cesse pour nous obliger à lui ouvrir ! Et comme si toutes ses inspirations, toutes ses offres et toutes les richesses qu'il nous promet avec son Royaume ne pouvaient pas lui mériter nos affections, il met en usage toute son autorité et nous commande en souverain de penser à lui de tout notre esprit, de l'aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces.

Mais comment l'aimerons-nous si nous ne songeons pas à lui ? Comment l'aimerons-nous de tout notre cœur si nous ne pensons pas continuellement à lui ? Comment l'aimerons-nous de tout notre esprit si nous ne l'élevons que rarement vers lui ? Comment l'aimerons-nous de toute notre âme et de toutes nos forces si, au lieu d'adhérer incessamment à lui par des tendresses amoureuses, nous l'oublions si souvent, si nous logeons dans nos cœurs des dragons et des idoles qui en bannissent sa présence ? Et si, au lieu de ne nous occuper que de Dieu qui est tout ce qui est et qui remplit tout par sa présence essentielle, nous nous amusons à considérer des beautés apparentes, nous nous attachons d'affection à des créatures qui ne sont qu'en écorce133, et si les plus spirituels bien souvent prennent le change pour ne pas se ressouvenir que Dieu seul est tout ce qui est et qu'il est partout, par son immensité et en chaque partie de tout par sa présence, par son essence, et par sa puissance ?

Remarquez, je vous prie, que cette vue de Dieu dans les créatures doit être continuelle pour nous élever de temps en temps vers le Ciel où il habite visiblement134 et où il fait toute la félicité des bienheureux par sa seule présence. Parce que qui contemple Dieu sur son trône de gloire ne l'envisage plus qu'avec respect dans les créatures, où il est avec la même majesté que dans l'empyrée. Car pourquoi pensez-vous que Dieu nous a donné un esprit si pénétrant et si prompt qui vole dans un moment d'un pôle à l'autre, si ce n'est pour voler quelquefois dans le paradis où Dieu nous prépare, par les mérites du sang adorable de Jésus-Christ, des trônes de gloire pour notre éternelle demeure ?

C'est l'exercice, âmes dévotes, que tous les saints ont pratiqué, de monter de la terre au Ciel par la voie des créatures comme par une échelle mystique. C'est cet envisagement de Dieu dans le Ciel et sur la terre qui leur a donné de si belles connaissances de sa grandeur, de son immensité, de sa puissance, et c'est cette connaissance qui leur donnait un si grand amour pour la perfection.

Ah ! Que le grand saint Augustin avait bien raison de dire et de faire ce grand souhait : « Mon Dieu, je vous demande seulement que je vous connaisse et que je me connaisse », noverim te, noverim me135, parce que celui qui vous connaît ne songe plus qu'à vous et n'a besoin d'autre entretien que du vôtre. Celui qui vous connaît n'aime que vous et n'en saurait aimer d'autres. Noverim te ,noverim me : Mon Dieu, que je vous connaisse, parce que celui qui ne vous connaît pas ne connaît rien, celui qui ne vous voit pas ne voit rien, votre seule présence est immense et vous êtes, vous seul, celui qui est. »

Demandons donc, âmes dévotes, cette seule connaissance à Dieu, demandons-lui le continuel souvenir de sa présence puisqu'il nous en fait lui-même une obligation lorsqu'il nous commande de l'aimer de toute notre âme. C'est cette science qui a fait tous les saints. Le Roi-Prophète vous dira que tout le bonheur des hommes est un écoulement de la présence de Dieu et que l'on ne saurait conserver son innocence en ce monde ni acquérir aucune vertu dans la vie de l'esprit, si l'on ne marche incessamment en la vue de Dieu : Servavi mandata tua et testimonia tua quia omnes viæ meæ in conspectu tuo136.

Voilà donc l'obligation que nous avons de penser toujours à Dieu, voilà la nécessité que nous avons de marcher incessamment en sa présence, et voici la méthode pour faciliter ce saint exercice de la présence de Dieu.

DOUZIÈME PAS

Exercice de la présence de Dieu très nécessaire pour ce dénuement

Pour se faire une habitude de ce saint exercice de la présence de Dieu, il faut règlement dès le matin se prosterner et l'adorer profondément dans cette pensée que c'est un article de notre foi et que nous sommes obligés de croire, sous peine de damnation, que Dieu est immense, infini, tout-puissant, et par conséquent qu'il est partout et présent en toutes choses, en chacune en particulier et en chaque partie jusque dans tous les atomes qui volent en l'air, et qu'il en serait de même en cent mille autres mondes si Dieu les avait faits ou s'il voulait les créer comme il le pourrait faire encore.

Car s'il y avait seulement un de ces atomes où Dieu ne fût pas présent par essence et par puissance, il s'ensuivrait qu'il ne serait pas immense et tout-puissant comme il est, et cet atome qui serait hors de la présence de Dieu et indépendant de son pouvoir serait dieu comme lui ; et ainsi, il y aurait plusieurs dieux et par conséquent il n'y aurait point de dieu parce qu'il n'y en a et il n'y en peut avoir qu'un seul.

De sorte que, renouvelant cette pensée de temps en temps durant le jour, l'on s'habitue à se ressouvenir de Dieu et de marcher en sa présence avec le Roi-Prophète ; et à force de se souvenir de Dieu, on vient à s'en souvenir toujours, et ainsi on acquiert une foi expérimentale que Dieu est présent partout et qu'il est en nous mieux que nous-mêmes, non seulement par sa présence actuelle mais encore par sa puissance, puissance qui y agit incessamment pour nous conserver dans l'être naturel et surnaturel, nous donnant sans cesse de bons mouvements, de saintes inspirations, afin de nous assurer par les grâces prévenantes qu'il nous aime et qu'il voudrait se faire aimer. Et pour ce sujet il nous dit à chacun dans le fond de l'âme : Fili, præbe cor tuum mihi, « mon fils, ma fille donne-moi ton cœur ».

Je sais bien qu'il n'est pas facile, principalement au commencement, de conserver continuellement cette présence de Dieu, et particulièrement dans les exercices extérieurs, soit par la fragilité de notre esprit qui se porte légèrement sur tous les objets qui se présentent, que parce que l'on ne saurait établir ce divin commerce sans y être attiré par des attraits particuliers. Néanmoins cet exercice ne surpasse pas nos forces, parce que Dieu donne ordinairement ses grâces selon la fidélité qu'on a de se conserver en sa présence ou d'y retourner dès que l'on s'en trouve éloigné.

Et pour vous dire en général quelque chose de ce que l'amour vous suggérera en détail, si vous continuez dans ce saint exercice, vous pourrez faire ces retours en la présence de Dieu en lui demandant pardon de l'avoir perdu de vue et d'avoir oublié sa présence pour vous amuser à des objets qui ne méritent que du mépris, ou bien en avouant votre inconstance et les légères occupations de votre esprit, ou bien le suppliant très humblement de pardonner à votre fragilité et de vous fortifier dans vos faiblesses. Quelquefois vous pourrez vous adresser au Père éternel pour le remercier de ses grâces en général, comme de création, de consécration et de vocation, quelquefois au Fils pour le remercier des grâces de rédemption, de justification, et d'autres fois au Saint-Esprit pour le remercier des grâces de conversion, de sanctification et de persévérance.

Ou bien vous pouvez vous servir de plusieurs autres motifs pour vous entretenir en la présence de Dieu, comme en lui protestant vos obéissances, tantôt en qualité de souverain tantôt en qualité de Père, après en qualité de juge, ou bien en vous présentant à lui pour lui faire votre cour sur la terre avec tout le respect que les anges l'adorent dans le Ciel ; d'autres fois pour lui représenter vos besoins, et principalement les spirituels, ou bien par des actes d'abandon à la providence ou d'union ou d'anéantissement ou d'adoration ou de conformité à son bon plaisir. Ou bien admirant sa grandeur, sa beauté, sa puissance et ses autres perfections, lesquelles étant sans nombre, vous y trouverez un entretien jusqu'à l'infini.

Mais le principal moyen, le plus ordinaire, dont vous vous devez servir pour vous entretenir ou pour vous remettre en la présence de Dieu, doit être par des pentes137 amoureuses, par de doux épanchements de cœur tenant l'esprit arrêté sur sa beauté infinie ; et pour lors, vous lui pourrez dire avec saint Augustin : « Ô beauté ancienne et nouvelle, je vous ai trop tard connue. Hélas ! Vous étiez au-dedans de moi et j'allais vous chercher ailleurs, vous étiez avec moi et par mon malheur je n'étais pas avec vous. Hélas ! Mon Dieu, quand sera ce que je ne me séparerai jamais plus de vous ? Quand sera ce que je n'aimerai plus que vous, que je ne m'occuperai plus que de vous et que je ne serai plus qu'avec vous ? Ah ! Que l'on serait heureux de ne vous avoir jamais offensé ! À la mienne volonté, mon Dieu, que ce jour n'eût jamais éclairé mes yeux et que j'eusse trouvé le tombeau dans mon berceau138. » Ou bien, disons avec le Roi-Prophète : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te Deus (« Comme le cerf poursuivi des chiens et pressé de la soif désire la fraîcheur des eaux, ainsi mon âme, ô mon Dieu, vous souhaite et soupire après vous ») ; Sitivit anima mea ad Deum fortem vivum, quando veniam et aparebo ante faciem Dei ?, (« mon âme est altérée d'un désir extrême de s'unir à vous qui êtes son Dieu »).

Dans ce saint exercice, vous ne devez garder aucune règle dans vos écoulements, mais vous devez agir selon les divers mouvements de la grâce et de l'amour ; vous devez seulement remarquer que ces épanchements se doivent faire avec ardeur et sans violence. Car outre qu'elle pourrait intéresser139 la santé, la perfection de l'amour ne consiste pas aux efforts du cœur ni de la tête, qui sont trop humains et pleins d'une recherche trop affectée, mais c'est une union de notre volonté au bon plaisir de Dieu qui se doit faire plutôt en esprit que par des efforts sensibles du cœur.

C'est pourquoi, dès que vous aurez acquis quelque habitude de vous conserver en la présence de Dieu, vous devez quitter peu à peu votre exercice trop fréquent pour le contempler d'une vue simple et amoureuse sans beaucoup agir ; vous devez demeurer tranquille et recueilli afin de vous laisser occuper par sa présence. Et pour faciliter ce dénuement, souvenez-vous qu'en vous mettant en la présence de Dieu, vous ne devez former aucune idée de son être ni de ses attributs en particulier, mais regarder fixement cette universelle unité qui exclut toutes les images et toutes les formes qu'on saurait lui donner. C'est-à-dire qu'il ne faut pas imaginer la présence de Dieu — car c'est ce que nous ne saurions faire — mais il le faut croire et dire avec le Roi-Prophète ou plutôt faire comme lui : Et meditatio cordis mei in conspectu tuo semper.

Si vous entrez bien dans cet exercice, il vous pourra servir d'entretien pendant toutes les actions de votre vie en quel état que vous soyez et que vous puissiez être. Que si vous ne pouvez pas y arriver, vous trouvant dissipé à la moindre occasion, pratiquez une patience invincible contre votre propre faiblesse, humiliez-vous devant la majesté de Dieu que vous avez si présent, vous estimant indigne de la grâce que vous lui demandez ; et si vous persévérez dans cet état, il vous accordera sans doute ce que vous souhaitez, ou bien une grâce plus avantageuse pour votre salut, quoiqu'elle vous soit inconnue.

TREIZIÈME PAS.
Éclaircissement sur ce même exercice de la présence de Dieu et de la présence de Dieu extérieure.

Pour donner tout son jour à la présence de Dieu ou pour mieux dire, pour donner quelque éclaircissement sur cet exercice à notre égard seulement — puisqu'à l'égard de Dieu, la présence est un jour éternel qui éclaire les deux pôles de l'infini (ab æterno in æternum140), et ainsi ce n'est pas cette immensité nécessairement présente partout que je veux expliquer et qui est inexplicable mais bien la façon de le concevoir afin de marcher toujours en sa présence selon les différents états de perfection où Dieu nous veut appeler.

Je dis donc que nous pouvons concevoir la présence de Dieu en deux façons différentes, l'une qui est imaginaire et l'autre intellectuelle. Premièrement la présence de Dieu imaginaire, c'est lorsque nous le concevons sous quelques formes corporelles, comme en la personne de Jésus-Christ ou dans quelques mystères de sa vie ou de sa mort ou bien sous quelques autres formes que nous nous figurons, comme de son immensité, de sa beauté, de sa puissance, où nous devons perdre nos vues comme dans des océans infinis. Secondement, la présence de Dieu intellectuelle, c'est lorsque nous le considérons présent partout et en nous-mêmes sans aucune forme et image corporelle, c'est-à-dire que nous croyons la présence infinie sans concevoir ni forme ni image de son être, qui est un acte très pur, très simple en son essence et en toutes ses perfections.

La première façon de concevoir la présence de Dieu est plus propre pour ceux qui commencent ce saint exercice, parce qu'elle est plus sensible et qu'elle attache plus fortement les puissances dissipées, n'étant pas encore habituées à se recueillir. Mais les parfaits le doivent concevoir intellectuellement et les plus spirituels le doivent contempler d'une façon plus intime et essentielle.

Il y a donc trois sortes de présence de Dieu ou trois façons différentes de contempler son immensité. La première est dans les créatures, la seconde dans nous-mêmes et la troisième en Dieu ; et c'est ce que les mystiques appellent présence de Dieu extérieure, intérieure et intime ou essentielle.

La présence de Dieu extérieure est lorsque nous le considérons dans ses ouvrages — et donc toutes les créatures de l'univers — où nous le voyons présent par son immensité avec toutes ses perfections et toutes ses émanations éternelles, lesquelles il soutient dans leur être particulier et avec lesquelles il opère actuellement par soi-même tout ce qu'elles ont d'action, tout ce qu'elles ont de force et tout ce qu'elles ont de bon, de beau et d'agréable.

De sorte que sainte Catherine de Gênes disait qu'il était impossible à une âme qui connaît et aime son Dieu de ne voir rien d'autre dans le monde que Dieu même, et que la vue de quelque créature hors de Dieu lui serait un tourment plus insupportable que celle des plus effroyables démons, qui ne subsistent qu'en Dieu141. Aussi lorsqu'elle se promenait dans quelque jardin, elle s'entretenait avec les plantes comme si elle y voyait Dieu des yeux du corps, elle baisait les fleurs, elle embrassait les arbres et leur disait : « Vous êtes les créatures de mon Dieu, vous êtes les fleurs que mon Dieu a plantées, que mon Dieu arrose, que mon Dieu soutient et que mon Dieu remplit par lui-même. Bénissez donc, leur disait-elle, créatures de Dieu, le Créateur qui vous a faites. Bénissez sa main qui vous a si bien parfumées. Bénissez sa sagesse qui vous a si richement habillées et magnifiez la gloire du Seigneur qui vous a si superbement ornées. » Benedicite omnia opera domini, laudate et superexaltate eum in sæcula142. Et ainsi cette sainte commençait son paradis dès cette vie, elle vivait de la vie des bienheureux, avec cette différence que les saints dans le Ciel se nourrissent de la vue de Dieu en le contemplant face-à-face, comme dit l’Apôtre, et à découvert, et nous pouvons sur la terre vivre de la même vie et nous nourrir de la vue de Dieu en le considérant voilé dans les créatures. Da amantem, dit saint Augustin, et sentit quod dico.

Contemplez donc, âmes dévotes, la beauté de Dieu dans la beauté de ses ouvrages, la grandeur de Dieu dans la grandeur de l'univers ; que son immensité occupe tout votre esprit comme il remplit tout le monde. Et profitez de cette belle leçon que Dieu fit à sainte Catherine Sienne, imaginez-vous qu'il vous dit à vous-même comme il dit à cette sainte : « Ma fille, pense amoureusement à moi et je penserai soigneusement143 à toi. »

Souvenez-vous que cet exercice bien pratiqué et fidèlement continué vous fera perdre peu à peu la vue des créatures dans lesquelles vous ne verrez plus que Dieu seul, souvenez-vous que cette vue de Dieu présent produit mille bons effets dans l'âme comme l'admiration, l'adoration, l'anéantissement, la contrition, l'amour, l'union et que vous direz avec le Roi-Prophète : « Mon Dieu, mon âme ne veut plus d'autre consolation que vous et le seul souvenir de votre présence la met dans des extases, renuit consolari anima mea : memor fui Dei et delectatum sum et exercitatum sum et defecit spiritus meus ».

QUATORZIÈME PAS

De la présence de Dieu intérieure

Si nous devons contempler Dieu présent dans toutes les créatures, c'est particulièrement en nous-mêmes qui sommes l'ouvrage le plus parfait de ses mains. Eh ! Pourquoi le chercher où il n'a communiqué qu'une raison de ses perfections, puisque nous pouvons le trouver en nous-mêmes où il a imprimé tous les traits de sa ressemblance ?

C'est la plainte que saint Augustin faisait justement contre sa propre ignorance. « Hélas ! disait-il, Seigneur, j’étais vagabond au service de Votre Majesté, j'étais errant pour vous chercher hors de moi et vous m'étiez très présent et très intime, je volais en esprit jusqu'au ciel empyrée pour vous trouver et vous habitiez dans le ciel de mon âme sans que je le susse. Comme si j'ignorais votre immensité, je traitais avec vous comme si vous étiez absent et éloigné de moi. Hélas ! Mon Dieu, dans quel aveuglement étais-je de ne vous voir pas plus réellement en moi que moi-même et de ne me pas ressouvenir que vos plus chers délices sont de converser dans le cœur des hommes, deliciæ meæ esse cum filiis hominum144. »

Sainte Thérèse nous assure par sa propre expérience qu'on ne saura jamais bien ce que c'est de prier et qu'on ne peut faire aucun avancement dans l'exercice de l'oraison si l'on ne s'habitue à se recueillir et s'unir avec Dieu en son intérieur et nous donne cet avis que, lorsque nous disons « notre Père qui êtes aux Cieux », nous devons l'entendre du ciel de notre âme où toute la Très Sainte Trinité habite dans toute l'étendue de ses infinies perfections, où le Père engendre son Fils, où le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit et où le Père, le Fils et le Saint-Esprit prennent leurs délices145.

Prenez bien garde dans cet exercice de ne pas vous imaginer renfermer l'immensité de Dieu dans vos cœurs comme vous renfermez vos cœurs dans vos corps. Ce serait raccourcir son infinité, ce serait rétrécir son immensité et vouloir recueillir l'océan dans une coquille ; et cette erreur ne vous rendrait jamais la présence de Dieu sensible, parce que vous le contempleriez en vous d'une manière qui ne peut pas être et de toute autre façon qu'il y est.

Nous devons au contraire nous considérer avec une sainte crainte, tout pénétrés de Dieu, non seulement par sa présence (ainsi que la lumière du soleil éclaire son hémisphère) mais nous devons nous croire tout absorbés dans son essence, laquelle agit plus actuellement et plus essentiellement en nous que nous-mêmes, puisque c'est lui seul qui nous conserve dans l'être qu'il nous donne, que c'est lui seul qui nous régit, qui nous conduit, qui nous inspire tous les mouvements, toutes les bonnes pensées que nous avons et qui nous pénètre de ses lumières mieux que de petits globes de cristal ou de diamant exposés en plein midi ne le sont des rayons du soleil au plus fort de la canicule.

La bienheureuse Sœur Marie de l'Incarnation146, nouvellement mariée, s'occupant à lire de bons livres spirituels qu'elle a gardés dans son cabinet et non des romans qui auraient fait sa perte, rencontra ces heureuses paroles qui firent sa parfaite conversion :  « Celui-là est bien avare, disait saint Augustin, à qui Dieu ne suffit, puisqu'il rassasie surabondamment tous les saints du paradis147 » et ce depuis148 le seul souvenir de cette heureuse rencontre faisait les plus beaux entretiens de son esprit, et bien souvent cette sainte y recevait tant de plaisir qu'elle en souffrait des extases.

Or je dis que ne voir pas Dieu plus présent en nous que nous-mêmes est un aveuglement qui n'est pas moins étrange que l'avarice de celui-là à qui Dieu ne suffit est extravagante puisqu'il nous occupe et ne nous remplit pas moins par son immensité qu'il rassasie par sa présence tous les cœurs de ceux qui le contemplent.

Pensons donc à Dieu, âmes dévotes, et Dieu songera à nous, comme il a promis à sainte Catherine de Sienne. Occupons-nous de ses opérations éternelles et de celles qu'il fait en nous-mêmes, et ne perdons pas de vue l'honneur qu'il nous fait de nous accompagner partout. Conservons chèrement le souvenir de sa présence, et souvenez-vous que si c'est un enfer d'être hors de Dieu, ce n'est guère moins d'oublier la présence de Dieu. Songeons donc à Dieu, ne perdons jamais le souvenir de sa présence, adorons-le continuellement dans le fond de notre intérieur, où il est plus essentiellement que nous-mêmes.

QUINZIÈME PAS

De la persévérance de Dieu intime ou essentiel

C'est un effet de notre aveuglement de voir les choses en elles-mêmes et hors de Dieu, c'est une erreur de notre entendement de connaître autre chose que Dieu au-dedans de nous-mêmes car, comme la clarté des étoiles est à notre égard un éloignement et une absence du soleil et que nous ne voyons leur lumière brillante durant la nuit que parce que nous sommes privés de la clarté du jour, de même si nous nous imaginons être quelque chose, c'est parce que nous ignorons quel est l'être de Dieu. Toutes les vues que nous avons sur nous-mêmes ou pour nous-mêmes ne sont que des éloignements et des privations de Dieu, parce que nous ne contemplons pas dans le fond de notre intérieur son intime présence, où il est pourtant avec toutes ses perfections plus essentiellement et plus réellement que nous-mêmes.

Cette troisième présence de Dieu s'appelle intime parce qu'elle est plus intérieure que la précédente et qu'elle se pratique dans le plus intime de l'âme, c'est-à-dire lorsque toutes les puissances sont parfaitement introverties et bien recueillies en unité d'essence, et l'âme si intimement unie à Dieu qu'elle le contemple en lui-même dans une vue de foi nue et obscure par un anéantissement de tout ce qui est créé.

On la nomme encore essentielle parce que l'âme est toute absorbée et confondue en l'essence divine, de sorte que ce n'est plus une présence actuelle149 de l'âme en Dieu mais passive de Dieu en l'âme. Elle a vu fondre tous les êtres en la présence de Dieu comme de petits flocons de neige au milieu de la canicule, elle a vu disparaître à la vue de Dieu toutes les créatures avec leur beauté empruntée, comme les étoiles disparaissent avec toute leur éclatante lumière au lever du soleil. Enfin elle a vu anéanti comme des éclairs tout ce qui lui semblait être quelque chose : honneur, plaisirs, richesses, au même moment que Dieu lui a dit au fond de son intérieur : « Videte quod ego sum solus150, considérez bien l'immensité de mon être et vous trouverez qu'il n'y a que moi qui sois et que tout autre chose n'est rien. »

C'est cette vue intime qui obligeait sainte Catherine de Gênes de s'écrier au retour de ses entretiens avec Dieu : « Hélas, tout ce qui paraît de plus éclatant dans le monde, tout cela n'est rien, tant est grand celui qui est ! » Et notre séraphique Père saint François ne passait-il pas des nuits entières à faire retentir les solitudes de ces belles paroles : Deus meus et omnia (« mon Dieu est tout, et tout le reste n'est rien ») ? Et c'est ce tout et ce rien dans son exercice qui a fait tous les saints. C'est ce tout et ce rien bien pratiqué qui a fait et qui fait les plus grands spirituels, comme nous le dirons en son lieu.

Le bienheureux Frère Gilles151 disait par sa propre expérience qu'une personne qui a senti cette intime présence de Dieu n'est plus capable de voir ni d'entendre parler des choses du monde et qu'elle ne peut se résoudre à converser avec les hommes que par une extrême nécessité, parce que toutes les occupations humaines, quoique bonnes, la privent d'une plus sainte qui est celle de Dieu.

Un autre saint disait qu'il ne voulait pas même qu'un ange du paradis lui tînt de longs discours, quoique de Dieu, afin de n'interrompre pas durant ce temps les entretiens qu'il avait avec Dieu même. C'est la raison pour laquelle les personnes spirituelles aiment tant le silence pour vaquer à cette union intérieure avec Dieu, elles ne cherchent que des lieux solitaires pour ne penser qu'à Dieu, pour ne voir que Dieu, pour n'entendre parler que de Dieu et pour prendre leur nourriture et toute leur joie en la présence de Dieu : Et justi epulentur et exultent in conspectu Dei et delectentur in lætitia152.

Mais pour vous dire beaucoup de choses en peu de paroles, prenez garde que cette vue de Dieu se doit faire dans le fond de l'âme et non dans la superficie afin qu'elle soit intime et essentielle, et qu'elle doit avoir ces six circonstances, car elle doit être simple, nue, universelle, négative, actuelle ou effective et affective.

Premièrement, elle doit être simple, c'est-à-dire sans composition de pensées et sans multiplicité de raisons comme la méditation, de sorte que l'entendement, ayant une double puissance d'agir qui est par intelligence ou par raisonnement, cette vue de Dieu doit être un acte d'intelligence qui est un simple envisagement sans discours et non un raisonnement qui n'est jamais sans image.

Secondement, cette vue doit être nue, c'est-à-dire qu'on ne doit pas s'imaginer un Dieu tout éclatant de lumière ou tout rempli de majesté sur un trône de gloire, car toutes ces imaginations pour relevées qu'elles soient, abaissent la pointe de l'esprit au lieu de l'élever en Dieu, parce que Dieu étant un être infini, immense et un incompréhensible, nous ne pouvons le regarder que des yeux de la foi, qui est très certaine et infaillible, mais obscure et dans des ténèbres surnaturelles. De sorte que moins nous avons de raisonnements et de connaissances naturelles, plus nous avons de vue de la présence de Dieu : Accedentem ad Deum, dit l'Apôtre, oportet credere153, il faut croire aveuglément et non pas voir clairement l'intime présence de Dieu.

Troisièmement, cette vue doit être générale et universelle, non particulière et déterminée ; c'est-à-dire qu'il faut envisager simplement l'être de Dieu dans une abstraction de toutes ses perfections infinies et sans rien particulariser de ses attributs.

Je sais que cette attention générale qui est insensible aux commençants fait une grande peine aux âmes qui n'y ont nulle habitude et qui sont encore dans les vues de la méditation, parce qu'elles craignent d'être inutiles et d'y perdre leur temps. C'est pourquoi elles veulent toujours agir pour entrer dans les choses sensibles et se tourmentent pour produire des actes qui leur font perdre le repos intérieur et la jouissance qu'elles cherchent de Dieu.

Mais les directeurs doivent mettre leurs esprits dans le repos et les assurer dans la voie où Dieu les veut, qui est un grand dénuement et un entier abandonnement à son bon plaisir. Il leur doit154 faire comprendre que cette vue générale agit d'autant plus divinement dans l'âme qu'elle est dépouillée des sentiments de la méditation et qu'elle nous communique de plus éclatantes lumières de la présence de Dieu, quoiqu'à notre égard elles nous semblent plus obscures, parce que cette attention générale qui est insensible au commencement devient et se rend peu à peu si intimement sensible et si bien expérimentale dans une âme qui souffre155 son propre dénuement qu'elle ne sent plus réellement dans son intérieur que la présence intime essentielle de Dieu.

Quatrièmement, cette vue doit être négative et affirmative. Les théologiens disent que la connaissance négative que nous formons de l'être de Dieu est toujours plus parfaite que l'affirmative qui voit, qui considère les perfections Dieu de toute autre manière qu'elles ne sont. C'est pourquoi saint Denys156 dit très bien que Dieu n'est ni bon, ni sage, ni puissant, ni grand, mais qu'il est plus que bon, plus que sage, plus que puissant et infiniment au-dessus de tout ce que nous saurions imaginer de la grandeur, de la puissance, de la bonté et la plus parfaite connaissance qu'on peut avoir de Dieu et de le contempler comme un être incréé, infini, ineffable, incompréhensible, qui est une science plus de foi que d'entendement, plus d'intelligence que de raisonnement et plus ignorante que savante.

Cinquièmement, cette vue doit être actuelle et effective et non paresseuse et assoupie, jusqu'à ce que Dieu nous la donne, par sa pure miséricorde, passive et surhumaine, ce qu'il fait en élevant notre foi par des grâces surabondantes ou par l'infusion de quelques espèces157 surnaturelles par lesquelles il se manifeste incompréhensiblement présent dans le fond de l'âme, où il laisse un sentiment expérimental de son intime essentielle présence.

Mais remarquez, je vous prie, que comme c'est une erreur bien grande et assez familière aux personnes d'oraison d'agir quand elles sentent cette infusion surabondante de grâces sous prétexte qu'il faut coopérer aux divins attraits, c'est aussi une faute plus considérable de ne pas agir avec le secours de la grâce, qui ne manque jamais pour se rendre cette vue de Dieu présente par une attention actuelle et effective lorsqu'on ne se sent pas cette impression divine et très efficace de la présence de Dieu.

De sorte que ceux-là se trompent beaucoup, qui s'imaginent que pour le moindre éclat de lumière ou pour la moindre touche du Ciel, il ne faut plus agir, et qu'il suffit d'attendre dans le repos et dans le silence intérieur cette présence de Dieu passive et essentielle comme une manne du Ciel, car ils s'exposent dans une fausse oisiveté, et cette vue languissante et cette passivité oisive les plongent dans un assoupissement de nature et dans un abattement d'esprit durant lequel on ne saurait être (quoiqu'on en dise) ni actuellement ni passivement en la présence de Dieu comme on se l'imagine.

Enfin, pour la sixième circonstance, cette vue doit être amoureuse et affective et non froide et lâche, jusqu'à ce que Dieu nous la donne par sa grâce jouissante et fruitive, car le cœur se refroidit facilement si on ne le relève de temps en temps par des affections, aspirations et pensées amoureuses ; tout de même que l'esprit se ralentit d'ordinaire si on ne le soutient par des réflexions et des vues qui le relèvent de ses abattements.

C'est pourquoi sainte Thérèse conseille très à propos de nous exciter quelquefois et principalement sur la fin de nos oraisons par des courtes réflexions sur la vie ou sur la mort et la Passion de Jésus-Christ, parce que ces vues d'un Dieu anéanti pour notre amour sont très nécessaires pour nous relever de nos abattements, elles sont très puissantes pour nous fortifier dans nos faiblesses et très utiles pour acquérir toutes les vertus et principalement l'humilité.

Mais aussi, une âme qui est fidèle à cette attention d'esprit et à ces pentes amoureuses de cœur et qui emploie sa mémoire pour se ressouvenir de Dieu durant la journée, son entendement pour le contempler dans les créatures et sa volonté pour l'aimer en toutes choses ne doit point se mettre en peine du reste de son oraison et de ses entretiens avec Dieu, parce que les lumières extraordinaires, les unions très intimes, les jouissances très pures, la présence de Dieu essentielle et passive sont purs dons de ses libéralités, et des opérations toutes divines où nous ne pouvons coopérer que de notre humilité.

C'est pourquoi si Dieu ne se communique pas si essentiellement, il faut nous humilier dans cette pensée que ce n'est pas une grâce commune qu'il nous fait de nous souffrir en sa présence et de nous appeler à son service, où tant d'autres personnes n'y sont pas appelées si efficacement. Anéantissons-nous donc sous la conduite de cette divine Providence qui sait très bien ce qui nous est nécessaire pour conduire la perfection qu'il désire de nous. Persévérons seulement dans ce saint exercice de la présence de Dieu avec le secours ordinaire de ses grâces, qu'il ne refuse jamais, conservons son souvenir dans notre mémoire et laissons à Dieu la façon d'éclairer nos entendements.

SEIZIÈME PAS

Du dénuement de l'entendement

Pour achever ce dénuement, outre ce que nous avons dit, que la mémoire doit être une glace fidèle de la préférence de Dieu, il faut encore pour élever une âme à la contemplation qu'elle soit affranchie principalement de tous les reproches de la conscience qui n'a pas tout son repos, de toutes les attaches d'un cœur qui n'a pas toute sa liberté et de toutes les curiosités dont l'esprit humain peut être touché dans la vie spirituelle.

C'est en vain que l'esprit fait ses efforts pour contempler la beauté de Dieu si la conscience peut lui faire quelques reproches et lui dire qu'il ne peut pas servir deux maîtres. C'est en vain que l'esprit pense s'unir à Dieu si le cœur a quelque union avec les créatures, et tous ses efforts seront très inutiles si le fond de ces deux bassins ne sont pas purs et nets de toute attache et de tout péché. N'est-il pas vrai que pour claire et nette que soit l'eau d'une fontaine, elle devient toute trouble pour peu qu'on la remue si le fond du bassin est plein de boue ? Aussi, pour clair et net que puisse être un esprit, il se trouve tout obscur lorsqu'il veut s'élever à la contemplation et il attire des exhalaisons qui couvrent tout le ciel de son âme si le fond de sa conscience ou de son cœur est impur et terrestre.

Car d'où pensez-vous que proviennent ces grandes distractions dont vous vous plaignez dans vos oraisons ? D'où pensez-vous que procède cette grande diversité de pensées et d'objets et ces grands nuages qui couvrent le ciel de l'âme et qui l'empêchent de voir clairement la présence de Dieu ? Et pourquoi diriez-vous que lorsque vous voudriez vous élever aux choses divines vous sentez un poids qui vous tire en bas et qu'au lieu de vous occuper de Dieu seul, vous avez le déplaisir de vous voir partagé à une infinité d'objets qui sont autant de créatures qui vous divisent et qui vous séparent de Dieu.

Examinez, s'il vous plaît, le fond de votre conscience et vous y trouverez des négligences au service de Dieu, vous y trouverez des infidélités et des lâchetés qui vous couvriront de honte. Examinez le fond de votre cœur et vous verrez que le nombre des créatures, auxquelles vous donnez peut-être les premières places, vous donnent ce grand nombre de pensées qui vous divisent et vous séparent de Dieu. Détrompez-vous donc si vous avez la pensée de devenir contemplatif ou contemplative et apprenez que toutes les occupations hors de Dieu sont des obstacles qui vous défendent ses approches, que toutes les unions avec les créatures sont des désunions avec Dieu et que vous ne le trouverez jamais dans la contemplation si votre conscience n'est libre de toute attache au péché, si votre cœur n'est affranchi de tous les liens des créatures, et que vous ne montrerez jamais sur le Thabor si vous ne passez par le calvaire.

Je dis encore que, quand la conscience serait exempte de tout reproche, que le cœur serait affranchi de tous ses liens et que la mémoire ne serait plus qu'une glace fidèle de la présence de Dieu, si l'esprit est touché de curiosité ou de présomption ou de quelque vanité secrète ou bien de quelque autre recherche, comme il arrive quand la vie contemplative ne s'exerce que dans l'entendement pour connaître les voies de la pénitence, pour pénétrer la grandeur de nos mystères ou pour se rendre savant dans les voies mystiques et que l'affection n'a pas la meilleure part dans toutes ces occupations. Ce sont des obstacles et des ténèbres impénétrables aux raisons de la grâce, et l'esprit divin ne saurait faire ces épanchements dans un esprit touché de curiosité ou de vanité ou de présomption, puisqu'au rapport de l’évangéliste, Dieu se cache à ces sages savants et ne se manifeste qu'aux simples : quia abscondisti hæc a sapientibus et prudentibus et revelasti ea parvulis158.

DIX-SEPTIÈME PAS

Des trois différentes manières d'éclairer l'entendement dans la vie contemplative

À quoi nous servirait d'avoir purgé ces trois bassins, et en vain l'entendement voudrait pénétrer dans ces voies célestes, si Dieu n'éclairait ce flambeau de l'âme de ces divines lumières ? Je remarque que Dieu fait à l'égard des âmes ce qu'il fait faire au soleil à l'égard des corps ; car comme ce prince des astres nous communique sa clarté en trois manières différentes : premièrement, sur la beauté des objets qu'il nous découvre par ses lumières ; secondement, en ses raisons, et en troisième lieu en sa propre substance, Dieu pareillement nous communique sur toutes les créatures un éclat de sa beauté qu'il nous découvre par ses lumières. Car si nous considérons l'incarnat des roses, le blanc des lys, la pourpre des violettes et la variété des anémones, nous avouerons qu'il n'y a que la main de Dieu qui puisse faire des ouvrages si achevés et que sa seule sagesse a pu faire un si beau mélange de tous ces coloris.

Cela veut dire que pour devenir contemplatif il faut s'élever continuellement de la terre au Ciel et se servir de la beauté des créatures comme d'autant de flambeaux pour voir dans l'être de Dieu ou comme d'une échelle mystique pour monter à lui ou bien comme d'un livre où l'on peut lire tous ses attributs, sa grandeur, sa puissance et sa sagesse. C'est ce livre que saint Antoine montra à celui qui lui demandait où il avait appris de si belles connaissances de la divinité ; et le roi des contemplatifs ne voulait point d'autre lecture que ce grand livre de l'univers pour s'instruire des magnificences de l'empyrée, car il contemplait la gloire de Dieu dans l'ouvrage du firmament : Cæli enarrant gloriam Dei et opera manuum ejus anunciat firmamentum159.

Secondement, Dieu nous communique ses lumières en ses raisons, c'est-à-dire en sa parole et dans la lecture des bons livres. Et l'on ne saurait nier que l’Écriture sainte ne soit comme une raison de la divinité, car c'est là que l'âme contemplative reçoit de si sublimes connaissances, de si profondes communications qu'un compagnon de notre Père séraphique160 disait connaître une personne qui, chantant matines, avait été élevée plus de cent fois, et peut-être en chaque verset, à la plus sublime intelligence des divins mystères et qui pour se détourner de ses ravissements était contraint de se faire la même violence que celui qui voudrait échapper des mains d'un autre qui l'embrasserait ; parce qu'autrement, disait-il, son esprit se serait si profondément abîmé dans ces vérités éternelles qu'il y aurait expiré. Or jugeons par là, âmes religieuses, si nous chantons les louanges de Dieu avec la ferveur et l'élévation d'esprit de Frère Roger.

Ou bien je dis que Dieu se communique en ses raisons lorsque l'âme est si bien élevée et recueillie en la contemplation que l'esprit est mieux uni à Dieu que la raison ne l'est au soleil. Nous lisons même qu'il y a des âmes si bien pénétrées de ses lumières dans l'oraison qu'elles ne sauraient durant quelque temps après faire réflexion sur ce qu'elles sont, sur ce qu'elles disent parce qu'ayant vu une raison de la beauté de Dieu, elles en sont tellement éprises qu'elles n'ont plus d'yeux pour voir qu'avec mépris tout ce que le monde a de plus magnifique.

Contemplez donc, âmes dévotes, la grandeur, la beauté des Cieux pour vous élever à la grandeur et à la beauté de Dieu. Instruisez-vous dans la lecture des bons livres, quoiqu'on dise, et principalement de L'Écriture sainte, pour apprendre à connaître et aimer Dieu, et espérez humblement de vous unir immédiatement à lui, qui est la dernière communication dans la vie mystique.

DIX-HUITIÈME PAS

Il se faut former des idées universelles de la grandeur de l'être de Dieu pour devenir contemplatif

Frère Léon demandant un jour à saint François pourquoi il s'écriait si souvent : « Hélas, qui êtes-vous et qui suis-je ? », ce père séraphique lui répondit : «  Je vois sortir de ce peu de paroles deux raisons de lumières qui me découvrent deux abîmes impénétrables, un abîme de l'immensité de Dieu et un abîme de mon propre néant. De sorte que considérant ces deux abîmes, abîme d’éternité et abîme de peu de durée, abîme de grandeur et abîme de misère, abîme de puissance et abîme de faiblesse, je conçois un si grand respect pour Dieu et un si grand mépris pour moi que je ne puis m'empêcher de crier tout ravis d'admiration : “Hélas ! Qui êtes-vous mon Dieu et que suis-je ? François.” »

J'estime donc que pour devenir contemplatif, il est très nécessaire de se former des idées universelles de l'être de Dieu, soutenues d'une foi divine et humaine, par exemple de son immensité, de sa puissance, de son éternité, parce que son immensité nous montre par opposition notre néant, sa puissance notre faiblesse, son éternité notre peu de durée ; et comme un papillon qui vole à l'entour de la lumière vient se brûler au feu de la chandelle, ainsi l'esprit qui vole à l'entour de ces abîmes ne saurait s'empêcher de tomber dans l'admiration de laquelle naît la contemplation et de s'écrier avec Saint-François : « Hélas ! Qui êtes-vous mon Dieu et qui suis-je ? ».

Mais que pourrais-je vous dire de la grandeur de l'être de Dieu si elle est inexplicable ? Que pourrais-je vous dire de sa puissance si elle est incompréhensible ? Enfin que pourrais-je vous dire de ses autres attributs s'ils sont infinis ? Infinis dans leur durée, infinis dans leur immensité, infinis dans leurs perfections et si j'osais vous dire seulement quelque chose de l'ouvrage de ses mains, vous auriez peine à croire ce que vous voyez tous les jours devant vos yeux.

Les plus expérimentés astronomes qui ont observé quelque chose du train de notre divin Monarque, disent qu'une des roues de son chariot a plus de cinq cent dix-huit millions de mille, sept cent quatre-vingt et un mille de mille et deux cent cinquante mille de circonférence, et voilà ce qu'on appelle firmament. Et montant plus haut, il trouve à la circonférence du premier mobile cent soixante et un mille de millions, dix-sept millions de mille, cinq cent soixante-deux mille de mille et deux cent cinquante mille. Or jugez de quelle grandeur doit être la circonférence supérieure puisqu'il faut donner une épaisseur proportionnelle à son globe, et avouez que le Roi-Prophète a un grande raison de dire que les cieux publient la gloire de Dieu, et que saint François n'a pas moins de sujet de s'écrier : « Hélas ! Qui êtes-vous mon Dieu et qui suis-je ? ».

Ces esprits curieux remarquent encore que les étoiles qui sont attachées au firmament comme autant de clous à la roue du chariot de notre divin Monarque sont de six différentes grandeurs, dont celles de la première qui sont quinze en nombre, excédant chacune en grosseur cent et sept fois toute la terre. Celles de la seconde qui sont quarante-cinq, quatre-vingts et dix fois. Celles de la troisième qui sont deux cents et huit, soixante et douze fois. Celles de la quatrième qui sont cent soixante-quatorze, cinquante-quatre fois. Celles de la cinquième qui sont deux cents et sept, trente-six fois. Et celles de la sixième grandeur, quoique plus petites, et qui à peine paraissent-elles, font chacune quarante une fois toute la terre ; et ne vous étonnez pas si elles sont si grandes et paraissent si petites à cause de leur éloignement, puisque les plus exacts mathématiciens comptent environ neuf millions de mille de la terre au firmament, qui n'est au témoignage de l'Écriture sainte que la moitié du chemin d'ici au ciel empiré : Fiat firmamentum in medio aquarum et dividat aquas ab aquis161.

Contemplez donc, âmes dévotes, la grandeur de Dieu dans la grandeur de ses ouvrages et faites cette réflexion : si les roues de son char de triomphe ont tant de mille de millions de lieues de circonférence et si les clous de ses roues qui sont plus précieux que les rubis, les diamants, excédent plus de cent fois en grandeur toute la terre, concluez par là que l'esprit humain de ne saurait comprendre la moindre de ses magnificences et que le Roi-Prophète a bien raison de dire que les cieux manifestent la gloire de Dieu : Cæli enarrant gloriam Dei et opera manuum ejus annunciat firmamentum.

Si j'osais vous entretenir de la vitesse avec laquelle ce chariot roule devant vos yeux et sur vos têtes, faisant sa révolution journalière, elle vous paraîtrait encore plus surprenante car si le premier mobile qui a plus de cent soixante mille millions de milles fait son tour circulaire dans l'espace de vingt-quatre heures, comme nous expérimentons règlement chaque jour, il faut nécessairement qu'il fasse tout autant de millions de milles de chemin qu'il y a de circonférence, puisqu'il retourne dans vingt-quatre heures au même point d'où il est parti ;et par conséquent il doit faire plus de six à sept mille millions de milles dans une heure, qui font au moins plus de deux mille millions de lieues. Et si vous voulez vous arrêter au mouvement de la circonférence supérieure vous ne pourrez jamais le concevoir et sa vitesse vous paraîtra incompréhensible.

Je ne vous dis rien des deux cieux qu'on appelle de cristal qui sont encore par-dessus le premier mobile. Je laisse leur grandeur et leur beauté à vos méditations. Je ne vous entretiens pas non plus de ces quatre grands réservoirs pleins d'eau qui sont par-dessus les cieux de cristal et qui remplissent ces quatre grands angles de la figure inférieure et carrée du Ciel empyrée et que le Roi-Prophète convie tous les jours à louer le nom de Dieu : Et aqua omnes quæ super coelos sunt, laudent nomen Domini162. Disons seulement quelque chose du nombre innombrable des anges qui composent la cour de notre divin Monarque.

DIX-NEUVIÈME PAS

Du nombre presque innombrable des courtisans et de la grandeur immense du palais de notre divin Monarque

S'il s'en faut tenir aux pensées des Pères qui comptent le nombre des anges à proportion du nombre des hommes, il faut conclure que notre divin Monarque tira dans un moment et par une de ses paroles des abîmes du néant, plus de trois cent mille millions d'armées et chacune composée de plus de trois cent mille millions de soldats pour composer son régiment des gardes.

Les docteurs, conformément à l’Écriture sainte, parlent avec tant d'exagération de ces bienheureux esprits que, selon saint Bernardin163, quelques-uns tiennent que les seuls anges surpassent en nombre tous les atomes qui volent en l'air. Or, si selon l'apôtre saint Paul, les choses visibles nous doivent servir de règles et d'instruments pour voir et juger des choses invisibles, (invisibilia Dei a creatura mundi per ea quæ facta sunt intellecta, conspiciuntur164), je dis, après plusieurs autres que, comme dans ce monde visible l'eau est dix fois plus que toute la terre, l'air dix fois plus que l'eau et cent fois plus que la terre, le feu dix fois plus que l'air, cent fois plus que l'eau et mille fois plus que toute la terre, et ainsi consécutivement de tous les cieux. Par la même raison, je dis que dans l'empyrée, les archanges sont dix fois plus en nombre que les anges, les principautés dix fois plus que les archanges et cent fois plus que les anges, les puissances dix fois plus que les principautés, cent fois plus que les archanges, mille fois plus que les anges et dix mille fois plus que les atomes qui remplissent tout l'air et ainsi consécutivement jusqu'au dernier ordre qui est celui des séraphins.

De sorte que si nous supposons seulement un nombre de trente millions d'atomes, il faut nécessairement en multipliant par dix (qui est la règle de l'Apôtre) que les seuls anges composent un chœur de musique de trois cent mille millions de voix qui chantent les louanges de Dieu, que les archanges en composent un autre de trois millions de trois millions, les principautés un troisième de trente millions de millions, les puissances un quatrième de trois cent millions de millions, les vertus un cinquième de trois mille millions de millions, les dominations un sixième de trente mille millions de millions, les trônes un septième de trois cent mille millions de millions, les chérubins un huitième et les séraphins un neuvième à proportion. Et selon cette juste supputation, ces neuf chœurs d'anges composent un seul corps de musique de plus de trente-trois millions de millions de millions, trois cent trente-trois millions de millions, et trois cent mille millions d'esprits qui chantent incessamment devant le trône de Dieu : « Saint, saint, saint, le Dieu des armées, Sanctus, sanctus, sanctus, Dominum exercituum165. »

Ah ! Que le saint homme Job avait bien raison de dire : Eh ! Qui pourrait compter les troupes célestes de la maison de Dieu166 ? Le prophète Daniel en compta pour une seule fois jusqu'à dix mille milliers et dix mille fois de centaines de millions qui assistaient devant le trône de l'Ancien des jours, mais je trouve que Hugues de Saint-Victor167 a approché de plus près que tous les autres du nombre de ces bienheureux esprits quand il dit qu'il n'y a que la science de Dieu qui le sache et qui le compte. Et voilà, ce me semble, de quoi former des idées de la puissance et de la grandeur de Dieu qui obligeront les âmes contemplatives de s'écrier avec saint François : « Hélas ! Qui êtes-vous mon Dieu et que sommes-nous ? ».

Notre saint Bernardin tire ensuite cette illustre168 conséquence : si la différence de ces bienheureux esprits est si grande qu'au moins une hiérarchie diffère en espèce de l'autre et si le nombre en est si grand, comme nous avons dit, combien grande doit être la beauté de chaque archange, qui surpasse dix fois celle des anges, selon la même règle de l'Apôtre ? Mais que pensez-vous quelle doit être la beauté de chaque principauté, qui est dix fois plus éclatante que celle des archanges et cent fois plus brillante que celle des anges ? Et quelle sera celle des puissances qui brillent, dix fois plus que celle des principautés, cent fois plus que celle des archanges et mille fois plus que celle des anges, et ainsi à proportion du reste des hiérarchies supérieures !

Mais qui peut penser, conclut saint Bernardin, combien grande est la beauté d'un séraphin et même celle de tous les séraphins ensemble ou de tous ces bienheureux esprits ? Pour moi, j'estime que la plus juste pensée que l'esprit humain en peut concevoir est celle du Roi-Prophète quand il dit, qu'ils publient la gloire du Royaume des Cieux et qu'ils manifestent la puissance de Dieu aux enfants des hommes : Gloriam regni tui dicent et potentiam tuam loquentur ut notam faciant filiis hominum potentiam tuam169.

Je voudrais bien vous dire quelque chose de la superbe et magnifique structure du palais de notre divin Monarque, mais s'il faut un ange et une toise du paradis pour mesurer le temple de la sainte cité qu'on fit voir au prophète Ézéchiel, imaginez-vous de quelle étendue doit être le Louvre où Dieu veut faire éclater sa gloire et loger avec toute sa cour. L'oracle sacré, qui n'osa entreprendre de le mesurer, en parle comme d'un lieu immense, infini, haut, élevé qui n'a ni fin ni bornes dans toutes ses dimensions. O Israël, quam magna est domus Dei et ingens locus possessionis ejus, magnus et non habet finem, excelsus et immensus170.

Mais après tout, si la grandeur de ce palais et si le nombre de tant de millions de bienheureux qui l'habitent paraît incroyable à quelqu'un, qu'il considère que ce n'est pas trop pour composer la cour d'un Dieu et d'un Monarque qui est infini en toutes ses perfections et, si on a peine à comprendre et encore plus de se laisser persuader [de] la grandeur des astres, la grandeur, la hauteur et du mouvement des cieux et de la beauté de ces esprits bienheureux, que ces incrédules se ressouviennent de ce que dit le Roi-Prophète : que ce sont les ouvrages d'un Dieu qui est tout-puissant en sa force, infini en ses richesses et immense en sa bonté, qui veut manifester par là la gloire de ses trésors et l'amour qu'il porte aux enfants des hommes.

Mais pour vous, âmes contemplatives, admirez la grandeur et la puissance de Dieu dans ses ouvrages et vous direz avec admiration comme saint François dans ses extases : « Hélas ! Qui êtes-vous mon Dieu et que sommes-nous ? Hélas ! Grand Dieu, combien votre puissance éclate sur vos ouvrages pour attirer nos admirations et combien grand est l'amour que vous y témoignez aux enfants des hommes pour gagner leur cœur ! »

VINGTIÈME PAS

Du grand amour de Dieu envers les hommes

Si l'amour est la mesure de l'amour même et s'il ne faut qu'aimer pour se voir aimer (Vis amari, ama171), que notre Dieu n'a-t-il pas fait pour nous témoigner son amour à fin de se faire aimer de nous ! Et si l'on ne saurait se voir aimer sans aimer, ne devons-nous pas aimer Dieu constamment, puisqu'il nous a éternellement aimés : Ama amorem te ab æterno amantem172 ?

Je ne veux pas m'étendre davantage sur cette belle théologie de saint Thomas qui embraserait des cœurs de glace lorsqu'il dit que Dieu nous a aimés de ce même amour dont le Père et le Fils s'aiment réciproquement dans la Sainte Trinité. Je ne vous dirai point que l'amour que Dieu a pour nous est infini (charitate perpetua dilexi te173), je pourrais vous dire que « son amour pour les hommes est éternel » (amor hominum una cum Deo æternus174), je passe sous silence cette profonde pensée de Tertullien l'Ancien175 qui dit que l'homme ne fut fait de boue qu'avec dessein que sa fragilité fût un gage de l'amour divin, et que Dieu l'avait fait de terre pour donner de l'exercice à la charité de Jésus-Christ. C'est-à-dire que le Verbe incarné aurait occasion dans la faiblesse de l'homme de réparer les défauts de son image en le nourrissant de sa chair et de son sang, afin de lui continuer les témoignages de son amour dans le Saint Sacrement de l'Eucharistie.

Je veux seulement, âmes contemplatives, vous faire remarquer deux paroles surprenantes du grand saint Augustin qui dit que « l'amour mit un bandeau devant les yeux de Dieu » : Amor majestati oculos claudit176. En effet l'amour couvrant le Verbe incarné du voile de notre humanité, cet aveugle conduisant ce divin Amant le fit descendre du Ciel dans une étable, du trône dans une crèche et heurtant contre le bois de la croix177, ils tombèrent tous deux dans la fosse de douleurs, conformément à ce que dit mon Sauveur dans son Évangile : Si cæcus cæco ducatum præstat, ambo in foveam cadunt178.

Or c'est à cette fosse d'anéantissement que je vous renvoie, âmes contemplatives, pour découvrir dans la personne de Jésus-Christ les inventions d'un Dieu passionné d'amour pour les hommes ; car vous ne sauriez considérer sans admiration [qu’]un Dieu tout-puissant, immense, éternel, qui n'a ni forme ni figure parce qu'il est un être infini, se rétrécit lui-même, s'abrège et se raccourcit pour prendre notre nature. Vous ne sauriez trop admirer, âmes dévotes, d'y voir un Dieu se faire une bouche pour vous baiser, se façonner une langue pour converser avec vous et qui, pour faciliter son accès aux pauvres comme aux riches, aux grands et aux petits, aux savants et aux ignorants, veut bien naître dans une étable toute ouverte où il n'y a ni porte ni ferrure, pour faire comprendre à tous les pécheurs qu'ils doivent aimer et non pas craindre la grandeur d'un prince qui paraît au milieu de ses sujets sans aucune marque de souverain et qui a élevé son trône sur le foin et la paille d'une crèche pour se familiariser avec tous les hommes.

Car c'est là que l'âme contemplative admire l'immensité de Dieu dans une crèche, c'est là qu'elle admire la puissance de Dieu dans les langes de l'enfance, c'est là qu'elle contemple la gloire de Dieu sous un dais tissu179de toiles d'araignées, enfin c'est là qu'elle découvre deux abîmes de grandeur et de bassesse, de force et de faiblesse, de pauvreté et de richesses, de gloire et de misère et, comme il n'y a rien qui nous jette plus dans l'admiration que ces deux contraires joints ensemble dans la personne de Jésus-Christ, il s'ensuit qu'il n'y a rien qui nous élève plus efficacement à la contemplation que la vue d'un homme-Dieu ; c'est le sujet que les plus grands saints ont pris d'ordinaire pour contempler, et c'est bien la voie la plus assurée pour y arriver et la plus exempte de tromperie.

Contemplez donc, âmes dévotes, l'enfant de la crèche pour y adorer sa divinité, contempler ce Dieu-enfant d'une vue simple et indistincte et non séparément. Mais comme sa voix est encore faible, écoutez-le dans le silence et il vous dira au fond de l'âme, pour vous gagner le cœur, que sa petite bouche qui prononce des accents enfantins est la parole du Père éternel qui a fait tout le monde de rien ; écoutez-le sans l'interrompre et il vous dira que ses petites mains dans les langes ont fabriqué les cieux et ornés le firmament d'un nombre infini d’étoiles, que ses bras encore faibles sont la droite de Dieu tout-puissant qui soutient tout ce grand univers et que tout petit et pauvre qu'il est, il a un nom qui porte la terreur jusque dans l'enfer : In nomine Jésus omne genu flectatur coelestium, terrestium et infernorum180.

Écoutez donc, âmes dévotes, cet enfant de la crèche et il vous dira des paroles si charmantes pour vous témoigner son amour qu'il faudrait bien que votre cœur fût endurci s'il ne se rendait pas à ses attraits, car il proteste que le foin, que la paille et que toutes les misères d'une naissance dans une étable ne sont que les premiers effets de son enfance et que pour satisfaire aux ardeurs de son amour il faut des fouets, des verges, des coups et des plaies, et qu'au milieu des infamies du Calvaire, il s'écriera encore sur la croix qu'il a soif de souffrir pour l'amour des hommes.

Ô amour de mon Dieu ! Ô amour de mon Jésus ! Ô amour divin ! On vous explique bien mieux par le silence que par l'éloquence. Entrez donc vous-même, âmes dévotes, dans l'étable de Bethléem, contemplez les inventions de cet enfant de la crèche où vous expérimenterez qu'il est doux, bon et familier, écoutez-le dans le silence et il vous dira dans le fond de l'âme : Fili præbe cor tuum mihi, « Mon fils, ma fille, donne-moi ton cœur. » Accordez-lui tout ce qu'il vous demande et il vous accordera lui-même la paix qu'il fait annoncer aux hommes de bonne volonté.

VINGT ET UNIÈME PAS

De la volonté dans son dénuement, et que les répugnances dans l'exercice de la vertu ne sont pas contre la perfection de la conformité à la volonté de Dieu

Nous avons beau marcher dans notre chemin de trois jours, nous n'arriverons jamais à l'unité d'esprit requise à la contemplation si la volonté qui règne dans le monde de l'âme n'obéit parfaitement elle-même à la volonté de Dieu. Nous avons beau fermer les yeux, boucher les oreilles, couper notre langue et donner la mort à tous nos sens pour vivre avec Dieu dans le fond de cette solitude, mais nous ne le rencontrerons jamais si nous ne le cherchons tout nu, c'est-à-dire dans un parfait dénuement de notre propre volonté.

Voyez ce que nous avons dit, traitant de la pureté d'intention et, si après vous être formés dans ce parfait dénuement, vous trouverez encore quelque délai, vous sentez quelque répugnance de vous conformer à la volonté de Dieu dans vos peines intérieures ou autrement, ne vous en attristez pas, parce que bien souvent c'est la croix que Jésus-Christ fait porter à ses plus chers amis conformément à celle qu'il porta lui-même dans le jardin des Oliviers, lorsque l'appréhension du calice qu'il devait boire lui fit proférer ces paroles qui sont autant de témoins de sa grande répugnance : Pater, si possibile est transeat a me calix iste181. Mais comme Jésus-Christ possédait éminemment cette conformité il ajoute aussitôt : Mon Père, que votre volonté soit faite et non la mienne, et c'est l'exemple qu'il vous donne et que vous devez suivre dans toutes vos peines.

Ne vous découragez donc pas, âmes dévotes, pour les répugnances que vous souffrez dans vos exercices ; ne croyez pas être moins conforme au bon plaisir de Dieu quand vous sentez quelque désir de vous soulager dans vos peines, pourvu que vous soyez fidèles à son service. Car si vous appréhendez les confusions, si vous voulez vous délivrer de cette amertume et n'avoir point de sécheresse dans l'oraison ou bien si vous sentez quelque inquiétude intérieure dans les délaissements et dans les privations, n'importe, que tous ces sentiments imparfaits ne vous fassent pas perdre le repos intérieur. Si après que la nature vous aura témoigné ses regrets, ses sentiments de répugnance et que vous aurez dit : Transeat a me calix iste (« que cette peine passe de moi »), vous savez dire à l'exemple de Jésus-Christ : « Père Éternel, que votre volonté soit faite et non la mienne, fiat volontas tua. »

C'est la clé de cette solitude où l'âme, dans un profond silence, se retrouve toujours parfaitement unie à Dieu, quoiqu'elle soit dans la tempête. Au contraire c'est un secret stratagème du démon de troubler les âmes qui ne connaissent pas ses artifices de leur représenter, pour leur faire perdre le repos, que les moindres défauts sont des infidélités très considérables aux personnes spirituelles, que ces répugnances qu'elles sentent dans la pratique de la vertu sont des marques très sensibles qu'elles ne sont pas bien conformes au bon plaisir de Dieu, que ces sentiments d'imperfection dans la vie intérieure sont des arguments182 qu'elles ne profitent point de tant de confessions, de tant de communions et que ces pensées agréables et importunes mêmes dans le temps de l'oraison sont des preuves convaincantes qu'elles sont incapables de faire un si saint exercice, et que la vie contemplative n'est que pour les âmes qui sont toujours unies avec Dieu ; et de là d'ordinaire proviennent les inquiétudes, les dégoûts de la dévotion, les chagrins dans l'oraison et les pensées de tout quitter.

VINGT-DEUXIÈME PAS

Les fautes en fait de dévotion et les pensées agréablement importunes ne doivent pas troubler le repos d'une âme pour les biens qui lui en reviennent

Rien n'est plus fâcheux à une âme dévote que l'expérience de ses propres fragilités ; bien souvent ces funestes nécessitées l'exposent à des tourments où les plus parfaits y perdent le repos. Elle se laisse persuader que ces faiblesses involontaires sont des infidélités à craindre au service de Dieu, que ces pensées importunes et ces représentations ridicules ne sauraient être agréables dans un cœur qui ne voudrait aimer que Dieu seul. Elle ne peut comprendre, non plus, comment toutes ces bagatelles l'occupent en la présence de Dieu ni comme elles sont si sensibles à qui ne voudrait embrasser que la croix, et encore moins se laisser persuader à un directeur que bien souvent ce sont des voies par lesquelles Dieu purifie et éprouve les âmes qu'il veut attirer à soi et des moyens pour arriver à la perfection.

Cependant il est vrai que toutes ces choses qu'on attribue au démon ou aux faiblesses d'une nature corrompue n'arrivent souvent que par une expresse providence qui permet ces petites chutes pour nous garantir de plus grandes. Dieu laisse ces sales représentations aux âmes pures comme des écueils qui leur font voir de loin les périls, afin qu'elles lui rendent mille actions de grâces de les avoir préservées de tant de funestes naufrages et qu'elles ne s'exposent pas au danger pour n'y pas périr comme font tant d'autres.

Ces petites faiblesses, et principalement ces pensées importunes, donnent aux âmes les plus élevées des sentiments si bas et un si grand mépris pour elles-mêmes qu'elles ont confusion de la moindre fragilité et n'estiment rien tout ce qu'elles peuvent faire de pénitence. Ainsi, au lieu que peut-être l'orgueil, qui est naturel, et principalement au sexe183, les précipiterait dans l'enfer, ce leur est un moyen de descendre dans un degré d'humilité si profonde qu'il les élève jusqu'au plus haut de la perfection parce que, quand elles expérimentent ces faiblesses naturelles, elles se ressouviennent de ce qu'elles sont, de ce qu'elles peuvent être et infèrent de leurs propres sentiments que si elles ne font pas des chutes plus considérables, c'est parce que le bras de Dieu les soutient et les préserve par préférence à tant d'autres ; et voilà un sujet d'humiliations, d'anéantissement et d'actions de grâces si continues qu'elles approchent de celles des anges. Et souvenez-vous encore qu'après que saint Paul fut élevé au plus haut de la contemplation, il n'y eut point de contrepoids plus propre pour produire dans son cœur l'humilité convenable à un apôtre que de l'exposer aux tribulations de la chair ; et nous savons au contraire que les plus grands pêcheurs qui sont engagés au plaisir des sens ne se plaignent pas d'ordinaire de semblables secousses.

Le troisième fruit qui revient de ces tentations est que, quand on sent les approches de l'ennemi, on prend mieux garde à ses surprises et l'on s'efforce de toutes parts pour ne pas tomber dans ses pièges. En effet ces âmes qui sont dans cet exercice184 recourent continuellement à Dieu par la prière, elles se privent des plus agréables compagnies où elles s'exposeraient (si elles ne recevaient pas ces courriers185 importuns qui leur font découvrir l'ennemi de loin) et dont elles ne se verraient de retour qu'au moins chargées de poussière, si elles n'y reçoivent les plaies mortelles.

Ceux qui savent qu'il y a beaucoup plus de peine à refuser un plaisir et à résister à une délectation qu'à souffrir une peine ou une douleur, n'ignorent pas que ces pensées agréables principalement au temps de l'oraison ne soient un purgatoire où les âmes chastes font voir qu'elles sont de fin or. Et si vous n'êtes pas surpris de ce qu'on salit avec de la boue un bassin d'or ou d'argent qu'on veut nettoyer et rendre plus luisant, ne soyez pas surpris non plus si la providence divine fait reluire la sainteté des âmes pures au milieu de ces pensées qui peuplent l'enfer et si la fumée de ce charbon est employée à faire briller la fidélité de ses épouses. Car, comme d'un fruit de mort Dieu prit occasion de produire le fruit de vie et l'antidote contre la même mort, aussi de ce mauvais fonds d'impureté Dieu en tire le préservatif de la pureté même, puisque rien ne la conserve tant que la fuite des occasions, le recours à la prière et les humiliations, qui sont les trois effets que ces pensées importunes produisent dans le cœur d'une âme pure, ainsi que je vous ai fait remarquer.

VINGT-TROISIÈME PAS

Le trop d'attache aux exercices de dévotion est une espèce d'indévotion

C'est le défaut de plusieurs spirituels de se charger d'un nombre de médailles, de s'embarrasser de toutes les dévotions qu'ils voient faire aux autres et pensent n'avoir rien fait s'ils n'achèvent le nombre des prières qu'ils se sont prescrites. Ils mettent le nœud de la perfection à faire tout ce qu'ils voient faire aux autres sans prendre garde que la tâche qu'ils ont à ces dévotions, devient une indévotion et une recherche de l'amour-propre qui les rend amateurs de leur volonté.

Eh ! Qui n'expérimente pas que cette multiplicité de prières cause d'ordinaire un empressement qui détruit le repos que Dieu demande dans une âme où il veut faire sa demeure ? Ce n'est pas que je veuille diminuer la prière vocale ni les actes intérieurs, mais s'il faut se détacher de tout ce qui n'est pas de Dieu pour jouir de Dieu seul, ne faut-il pas se détacher de la prière encore, afin de le chercher avec un cœur libre et se reposer en Dieu à chaque pas186 qu'il voudra se communiquer à nous sans nous soucier d'omettre tout ce que nous entreprenons pour le chercher dès que nous l'avons trouvé ?

Car si la fin de l'exercice spirituel est de jouir de Dieu et de s'unir à Dieu, l'on n'a que faire de soupirer, de courir après ce qu'on a trouvé ni de désirer un bien qu'on possède et rien n'est plus contraire à cette union qui ne se fait parfaitement que dans le calme, que les soucis qu'on a de satisfaire à une multitude de dévotions qu'on s'impose, qui n'est autre chose à proprement parler que chercher Dieu en le fuyant ou parler à Dieu sans l'écouter ou traiter avec Dieu sans vouloir qu'il traite avec nous et servir Dieu de la sorte, n'est-ce pas perdre la liberté qu'on cherche et l'ôter à Dieu même de nous mener par le chemin qui lui plaît ?

Si la prière n'est que pour élever l'esprit à Dieu, en quelque part, en quelque lieu, en quelque temps qu'on le rencontre et qu'il se présente, ne devons-nous pas quitter toute autre occupation pour être attentif seulement, quand Dieu nous parle ? Ne faut-il pas contempler sans tant raisonner quand il nous occupe de sa présence et ne prendre point congé non plus pour reprendre la prière que nous avons commencée pour son service, que quand il nous le donne187 ? Quittons donc ces empressements et toutes ces attaches, quittons toutes choses et les choses de Dieu même pour nous occuper de Dieu seul. Mais comme il est très difficile de recevoir ses visites sans commettre quelques excès en jouissant de ses douceurs, il faut nous dépouiller de toute recherche pour en faire un bon usage.

VINGT-QUATRIÈME PAS

Il faut se détacher de toute recherche dans les douceurs intérieures. Du bon usage qu'on doit faire et comme il faut distinguer les bonnes d'avec les contrefaites

Les douceurs sont assurément un bien à l'âme et une faveur que sans faire tort à la grâce, on peut les appeler de ce nom. Ce sont elles qui élèvent nos abattements, qui réveillent nos négligences et qui viennent au secours quand le cœur et les forces nous manquent. C'est donc une erreur bien grande aux commençants principalement, de les rejeter par une crainte scrupuleuse que l'esprit de nature ne s'en nourrisse. Il est vrai qu'il est encore trop grossier pour n'y prendre pas bonne part, mais il n'y a rien à craindre si l'on ne s'y attache pas ; et quoique nous ne puissions jamais recevoir ces douceurs licitement pour notre satisfaction188, nous pouvons toutefois les souhaiter comme des moyens qui nous fortifient contre nos propres faiblesses et qui nous portent à la vertu.

Il est certain qu'il y a des âmes généreuses et constantes dans leurs entreprises auxquelles Dieu ne communique point ou fort peu de ces grâces sensibles, mais il leur donne des grâces plus spirituelles et plus cachées qui les soutiennent en tout ce qui est de leur devoir, et dont elles doivent faire d'autant plus d'état qu'il est moins dangereux que l'amour-propre s'en nourrisse.

Or pour recevoir dignement ces grâces et en faire un bon usage, il ne faut pas se dilater le cœur dès que l'infusion commence189 ni le resserrer pour lui fermer les avenues. Mais si elles continuent de se répandre jusqu'aux puissances sensibles, humiliez-vous dans cette pensée que ce lait de dévotion190 vous est nécessaire pour vos faiblesses et craignez de tout perdre si vous n'en retirez pas tout le fruit que Dieu en prétend ; car remarquez que Dieu les communique aux commençants pour les délivrer de leurs mauvaises habitudes, pour leur faire vaincre toutes les répugnances des sens et pour surmonter toutes les difficultés de la vie intérieure. Or si ces grâces sensibles ne produisent pas en vous tous ces bons effets, c'est une marque infaillible que vous n'en faites pas un bon usage.

Pour les âmes qui sont dans l'état plus parfait, elles en doivent faire un usage plus relevé. Car Dieu ne leur envoie pas ces sensibilités pour le goûter et les sentir191 mais bien pour les élever du sensible à l'insensible, du visible à l'invisible sans jamais s'y arrêter qu'autant qu'il est nécessaire pour se dépouiller de tout ce qui n'est pas Dieu. Car adhérer à ces délectations, c'est se mettre en danger d'un orgueil secret et de tout perdre et l'effet et la cause, parce que Dieu est si jaloux et demande un si grand dénuement dans les personnes spirituelles qu'il punit jusqu'à la moindre complaisance et prive les âmes de sa présence si elles font quelque réflexion sur lui-même quand il les visite parce que l'esprit, de nature, est si subtile et si délicat dans ses réflexions qu'il quitte Dieu pour ses recherches dans ces douceurs spirituelles.

Aussi d'ordinaire Dieu nourrit ces âmes parfaites de grâces entièrement dépouillées de tout sentiment, afin de les conduire dans un parfait dénuement. Et il faut se ressouvenir que dans l'exercice de l'oraison, les illusions sont aussi ordinaires que les personnes spirituelles s'abandonnent au goût de ces douceurs. C'est pourquoi vous devez bien expérimenter l'esprit divin qui vous remplit de ces ardeurs, ou si c'est l'esprit malin qui contrefait les attraits de la grâce, ou bien si c'est un naturel ardent qui vous donne le change ; car si vous avez un cœur tendre et facile à être touché, gardez-vous d'accumuler vos affections l'une sur l'autre pour augmenter les sentiments que vous avez et souvenez-vous que l'amour ne se mesure pas par là mais bien par la charité qui agit plus ou moins parfaitement, et que bien souvent ces affections sensibles pour Dieu même ou pour les choses de Dieu sont trompeuses, c'est-à-dire plus humaines que divines et plutôt d'une complexion de cœur que d'une ardeur d'esprit. Que si elles vous sont données de Dieu, gardez-vous encore de les étendre de vous-même ni de les imiter et en exciter de semblables ; car outre que vous donneriez lieu à l'esprit de nature qui cherche toujours le doux et le sensible, vous mêleriez votre opération avec l'opération divine, vos efforts naturels avec les surnaturels, dans un temps où il vaut mieux pâtir192 qu'agir.

Et pour vous faire connaître les vraies douceurs d'avec les fausses, remarquez que comme on connaît l'arbre par son fruit, les véritables consolations fortifient l'âme et l'humilient tout ensemble, l'animent à la vertu, l'abattent dans ses passions et laissent dans le fond du cœur un dégoût des choses sensibles, un mépris de soi-même et un si grand désir de souffrir pour Jésus-Christ que rien du monde ne la peut contenter. Au contraire les fausses et les contrefaites laissent une certaine suffisance et une estime de soi-même qui fait mépriser tous les autres, contre le conseil de l'Apôtre qui disait aux romains : Nolite esse prudentes apud vosmetipsos193, « ne soyez point sage à vos propres yeux ». Que si quelquefois ces illusions et ces fausses consolations donnent quelques bons mouvements, ce n'est qu'en peinture194, puisqu'ils sont sans effet ; et si elles laissent quelque quiétude, quelque sentiment pour l'humilité ou pour les souffrances, tout cela est de si peu de profit qu'un esprit éclairé juge bien que c'est un mauvais arbre qui a produit du fruit de si peu de durée. Enfin le mépris de soi-même, le dégoût des choses sensibles et le désir de souffrir sont la pierre de touche pour connaître les bonnes et les fausses douceurs et le bon ou le mauvais usage qu'on en fait.

VINGT-CINQUIÈME PAS

Des motifs que Dieu a de nous soustraire les douceurs intérieures.

Quelque motif que Dieu puisse avoir de nous soustraire ces douceurs intérieures, ce n'est peut-être que pour notre avancement spirituel, comme pour expérimenter notre courage ou pour couronner notre patience. Harphius195, dans le second livre de sa Théologie mystique, remarque que Dieu a plusieurs motifs, dont le premier est un effet de sa jalousie qui ne veut pas que l'âme s'épanche au-dehors et ne peut souffrir qu'elle trouve ses consolations qu'avec lui seul.

Secondement, quand une âme goûte et adhère à ces douceurs que Dieu même lui cause par ses approches, c'est un amusement puéril, indigne de cet état de perfection que Dieu punit par une soustraction de ses grâces ; et s'il la prive de sa présence, s'il lui refuse ses visites, c'est afin qu'elle connaisse sa nature, qu'elle s'en corrige et qu'elle apprenne que Dieu est un amant jaloux qui ne peut souffrir ses épanchements ni ses recherches.

Troisièmement, c'est pour faire connaître à une âme qui aime Dieu uniquement que cet amour si ardent et si sensible qui lui facilite tout ce qu'elle entreprend pour son service n'est pas un effet de son exercice ni un effort de sa générosité mais une pure libéralité de Dieu qu'elle peut perdre par sa négligence, qu'elle peut conserver par sa fidélité et qu'elle ne peut mériter que par des très humbles prières. En effet, quand Dieu abandonne une âme dans ses propres forces, elle expérimente bientôt par ses faiblesses combien elle est froide et timide dans son amour et que ces grâces sont bien nécessaires à sa persévérance.

En quatrième lieu, Dieu soustrait quelquefois les effets sensibles de ses grâces pour élever une âme et l'avertir que la véritable dévotion ne se trouve pas dans les plaisirs, quoique spirituels, ni dans l'amour sensible, bien que ce soit pour Dieu, mais bien dans l'amour souffrant ; et que bien souvent ceux-là ne sont pas les plus parfaits qui ont de plus beaux sentiments, parce qu'ils ont plus de tendresse et peut-être moins de solidité, ainsi que l'on expérimente par leur changement à la première soustraction de ces grâces. Parce qu'un cœur véritablement généreux ne perd jamais son repos quoiqu'il soit dans la tourmente, il conserve sa paix au milieu des inquiétudes, et ayant appris à mépriser tout ce qui n'est pas Dieu, il aime tout ce que Dieu veut et conserve sa fidélité dans les sécheresses aussi bien que dans les douceurs.

Ah ! Qu'un directeur bien éclairé sait bien faire la différence entre les vrais dévots et les faux spirituels ! Ceux-là reçoivent ces douceurs avec humilité, avec action de grâces, comme un présent que Dieu leur fait et sans adhérer au plaisir ; ils n'aspirent qu'à s'unir à lui par les souffrances. Aussi si Dieu leur soustrait ses consolations, ils savent avec l’Apôtre user de l'abondance et de la pauvreté sans inconstance. Ils reçoivent, à l'exemple de Jacob, de la main de Dieu, les douceurs et les sécheresses, les privations et les caresses, et profitent également de la joie et de la tristesse. Au contraire, ces âmes lâches et délicates, qui n'ont d'ardeur qu'au fort de leur dévotion, qui n'ont de cœur pour porter les armes qu'en temps de paix et qui ne suivent Jésus-Christ que sur le Thabor — et encore, s'il y parle des excès de sa Passion, elles se rangent du parti de saint Pierre et refusent de monter en Jérusalem car, dès que les douceurs viennent à manquer, elles manquent de fidélité, et si Dieu ne leur rend bientôt ses grâces sensibles, elles l'abandonnent en même temps et font bien voir qu'elles ne le suivent que par intérêt.

La paix qu'elles ne conservent qu'au pied des autels fait bien apparaître qu'elles n'y jouissent pas de ce repos qu'elles s'imaginent car, quoiqu'elles craignent le moindre bruit dans l'oraison, elles ne craignent pas d'en faire dans leur oraison pour se conserver dans leur propre estime, et dès que la dévotion n'est plus sensible à leur goût, elles ne trouvent plus de repos dans leur exercice. Elles consultent tous les livres et tous les directeurs pour avoir un bon conseil dans leurs inquiétudes, mais elles n'ont pas garde de le suivre s'il n'est pas selon leur caprice, et ainsi elles ne peuvent obtenir de Dieu ce qu'elles lui demandent avec des conditions pour lesquelles Dieu le leur refuse car plus elles s'efforcent de ravoir ces douceurs plus elles s'en rendent indignes et tombent dans un dégoût spirituel d'où proviennent les ennuis, les inquiétudes, les relâches, le retour aux créatures, et font bien voir par leur inconstance que leur dévotion n'était que grimace.

Mais revenons à nos motifs : il me semble que le principal que Dieu peut avoir est de mortifier l'esprit de nature, dont les recherches sont si subtiles et si secrètes qu'à peine les plus spirituels peuvent s'en défendre, puisqu'il convertit en poison les grâces mêmes quand elles se rendent sensibles. Et puis pour ne point flatter, depuis que le Fils de Dieu est monté sur le Calvaire pour retourner à son Père, c'est une loi établie dans le temple du saint amour que personne ne saurait retourner à Dieu que par la croix et les souffrances.

VINGT-SIXIÈME PAS

Pourquoi il y a des peines intérieures et des croix honteuses, et d'où elles procèdent

Je dis d'abord que les croix et les peines que les âmes dévotes expérimentent à la suite de Jésus-Christ sont de purs effets de son amour, comme les consolations dont il les prévient sont de purs dons de ses miséricordes. Son amour a deux principes différents qui sont : ou les infidélités qui appauvrissent les âmes, ou le désir qu'il a lui-même de les enrichir. Car si Dieu châtie et punit nos fautes, c'est pour en effacer la laideur ; s'il exerce notre patience il n'invente ces croix que pour enrichir de pierres précieuses les couronnes qu'il nous prépare.

Harphius dans sa Théologie mystique, dit que les croix ont trois principes différents et que toutes proviennent ou de Dieu ou des hommes.

Premièrement, elles peuvent venir de Dieu, comme quand il nous soustrait ses grâces sensibles, quand il nous abandonne dans nos propres forces par des privations, par des délaissements, ainsi que nous venons de dire, afin de nous humilier ou d'expérimenter notre fidélité.

Secondement, elles peuvent venir du diable, comme quand Dieu abandonne une âme au pouvoir du démon pour la faire triompher des artifices de l'enfer et qu’il lui refuse en apparence toutes sortes de secours et de refuge, parce qu'il ne la soutient que secrètement de ses grâces. Car pour lors le démon lui fait sentir des mouvements si déréglés d'obstination, de haine, de mépris contre Dieu même et lui met des blasphèmes si exécrables dans la bouche et des pensées si noires dans l'esprit qu'on voit bien qu'il n'y a que l'enfer qui puisse forger de telles idées.

Mais quelles croix, dites-moi, je vous prie, de sentir ces mouvements de haine, d'envie et de mépris pour Dieu et pour toutes choses de Dieu ou plutôt quel enfer pour une pauvre âme qui se voit toute pleine de péchés et qui se sent pencher à des plaisirs illicites? Parce que toutes les puissances sensibles sont abandonnées à la tentation, et les raisonnables sont tellement troublées de la violence qu'elle ignore si elle consent ou si elle ne consent pas à tous ces crimes. Et même elle ne peut se laisser persuader qu'elle ne consente pas à un plaisir qu'elle expérimente si sensible, et de là procèdent les pensées de désespoir, de dépit contre le prochain et contre Dieu même, en telle façon qu'elle voudrait, à ce qu'il lui semble, tout renverser, et à peine a-t-elle une ombre de connaissance qu'elle se retient et qu'elle se conserve, parce que Dieu la protège si secrètement dans ses tentations et par des grâces si peu sensibles qu'elle a peine de sentir qu'elle ne consent point à tous ces blasphèmes forcés, à tous ces mouvements déréglés et à ces pensées importunes.

Pour consoler, donc, une âme dans de si rudes atteintes, il faut lui faire comprendre que les amertumes de cœur, que les troubles d'esprit qu'elle sent sont des preuves de sa fidélité et qu'on ne souffre pas de si grandes répugnances quand on consent à la tentation, parce que l'on ne fait pas de si grands efforts, et que ceux et celles qui consentent à ces péchés imaginaires ne sauraient se garantir de tomber dans des péchés plus grossiers dont Dieu préserve par sa grâce ceux qui l'aiment en vérité.

Il est vrai que Dieu permet quelquefois que ces croix honteuses arrivent à ceux qui ont été atteints de semblables péchés afin qu'ils se tiennent sur leurs gardes à l'avenir, qu'ils se souviennent du passé et qu'ils comprennent combien le péché est énorme, vu qu'il laisse des traces si funestes, et combien Dieu est bon de le mettre en oubli. Remarquez encore que, comme il n'y a personne qui n'ait un fond d'orgueil, il n'y a personne aussi qui n'ait besoin de quelque humiliation. C'est pourquoi Dieu permet quelquefois ces croix honteuses pour guérir l'orgueil le plus secret, et les personnes qui en sont attaquées extraordinairement peuvent bien croire que leur vanité est extrême puisqu'il faut un si violent remède pour les guérir. Mais aussi elle doit se consoler dans cette pensée que ces croix seront d'un grand profit si elles les portent constamment et demandent humblement à Dieu le pardon du passé et la grâce de se conserver à l'avenir.

Mais revenons au dessein de Dieu et disons qu'après avoir exercé la patience de ces âmes par des privations, après qu'il les a comme abandonnées au démon par des tentations, la troisième épreuve qu'il fait de leur fidélité est de les abandonner au mépris des hommes pour achever de les crucifier ; car les uns se moquent de leurs exercices, les plus relevés les accusent d'indiscrétion et les moins discrets les condamnent d'hypocrisie ou de folie. Mais ce qui est encore plus rude et qui leur abat plus le courage, comme remarque sainte Thérèse, c'est que les personnes d'Église, les religieux mêmes qui font profession de l'oraison et de la science (en apparence seulement, ajoutait Harphius) se raillent de leur modestie, se moquent de leur assiduité à l'oraison et condamnent inconsidérément et comme par manie l'Esprit de Dieu qui les conduit quand ils blâment leurs façons et leurs exercices.

Ils crient et déclament partout contre leur conduite, parce qu'ils ignorent ces voies et ce que l'amour divin peut faire dans un cœur qui en est enivré. Car si ce feu sacré se manifeste et s'épanche au-dehors ainsi que nous dirons en son lieu, ils les appellent visionnaires. Enfin, en un mot, les âmes qui veulent être les épouses de Jésus-Christ sont crucifiées en tant de manières, et du côté de Dieu, et du côté du diable, et du côté des hommes, qu'on peut dire d'elles ce que saint Bernard a dit de leur Époux : Volve et revolve totam vitam boni Jesu, non invenies nisi tantum in cruce.

VINGT-SEPTIÈME PAS

Des croix extraordinaires dans l'état des parfaits

La croix la plus pesante à une sainte âme et la plus surprenante selon mon sens, est une certaine impuissance de s'abstenir d'offenser Dieu et une extrême faiblesse de se laisser aller en la moindre occasion à des impatiences, à des chagrins, à des aversions, à des colères et à tant d'autres imperfections avec plus de fragilité que quand elle était dans un état moins parfait et moins relevé ; néanmoins cela arrive souvent par une sage conduite du Ciel, qui veut purger une âme de quelque orgueil secret qu'elle peut avoir contracté pour faire trop de réflexion sur la fidélité de ses exercices ou pour la préserver à l'avenir et lui faire comprendre que tout le bien qu'elle fait vient de Dieu et que lui seul, comme dit l'Apôtre, donne le vouloir et la persévérance à le faire : Dat velle et perficere196.

En effet, celles qui sont passées par ce purgatoire admirent cette sagesse qui a su les humilier pour les guérir de leur orgueil ; car si elles jugeaient auparavant trop facilement des actions d'autrui par une secrète estime qu'elles avaient des siennes, elles voient maintenant que tout le bien vient de Dieu et lui demandent avec crainte le don de persévérance. Si elles se troublaient de la moindre faute qu'elles pouvaient commettre parce qu'elles s'imaginaient que leur intégrité dépendait de leur bonne conduite et qu'elles étaient trop parfaites pour commettre des manquements si grossiers, maintenant elles regardent leurs chutes avec grande confusion sans rien perdre de leur repos, parce que se souvenant de ce qu'elles sont par l'expérience de leurs propres faiblesses, elles demandent humblement pardon à Dieu de celles qu'elles commettent et lui rendent des actions de grâces de ce qu'elles n'en commettent pas de plus grandes.

Quoiqu'on dise, toutes les croix sont bien pesantes, encore qu'on les porte à la suite de Jésus-Christ, et principalement lorsque Dieu cache à une âme crucifiée la conformité qu'elle a à son bon plaisir. Car pour être dans les sécheresses, dans les ténèbres et dans les dégoûts, je ne la plains pas si elle a une simple vue de cette conformité au bon plaisir de Dieu ; non, je ne la plains pas de la voir humiliée sous le poids de ces sentiments importuns si elle sent une pointe de refus à toutes ces offrandes. Je ne la plains pas non plus quoique tout son intérieur soit dans le désordre et si elle dit qu'elle sent seulement dans le fond de l'âme une simple touche de repos et une union avec Dieu, parce que cette pointe de refus, cette simple vue et ces attouchements d'union prévalent toutes ses peines, qui ne sauraient troubler tous ceux qui n'ignorent pas que toutes les croix sont saintes, quoique faites par des mains profanes, si on les porte à la suite de Jésus-Christ.

Mais quand cette paix est tellement dans le trouble, qu'elle ne laisse point sentir de repos, quand ce refus est tellement dans l'incertitude qu'il ne laisse point du tout d'assurance et quand dans tous ces états de peine, cette simple vue de conformité au bon plaisir de Dieu est tout à fait cachée, qui ne dirait que cette pauvre âme est bien crucifiée et bien à plaindre ? Il est vrai qu'elle est bien crucifiée, mais non pas à plaindre, parce qu'elle est la mieux partagée au service de Dieu ; car outre que les croix sont la meilleure portion de l'héritage du Ciel, elle est dans la voie la plus assurée parce qu'elle agit plus dans les anéantissements de ses propres satisfactions, et ainsi elle est exempte de tout danger et de toute recherche, et c'est en quoi consiste la plus haute perfection.

Remarquez, je vous prie, que bien que toutes les croix soient précieuses, elles sont pourtant différentes en valeur. Les unes sont ordinaires et les autres extraordinaires. Les ordinaires, qui sont pour les commençants, consistent en tentations, abattements et scrupules ; les tentations font accroire aux simples qu'ils sont incapables de la vie de l'esprit ; les abattements persuadent aux craintifs de reculer dans leurs entreprises, leur ôtant l'espérance d'y réussir ; et les scrupules embarrassent bien souvent les plus habiles s'ils ne sont pas conduits par une bonne main, car ces amusements leur font au moins perdre le meilleur du temps à examiner tout ce qu'ils font et comme ils le font, ou bien s'il feront ou s'ils ne feront pas ce qu'ils sont inspirés de faire et, s'amusant à juger des doutes, des grâces, des sentiments intérieurs, ils sont toujours dans l'inquiétude de n'avoir pas fait avec toutes les circonstances nécessaires ce qu'ils font pour plaire à Dieu.

Les croix extraordinaires, qui sont le purgatoire des plus parfaits, consistent en langueurs, ténèbres, mépris du côté de Dieu même, indignation, fuites, colères et autres peines semblables et bien souvent Dieu, le démon et les hommes y concourent. Car si cette pauvre âme, comme abandonnée, a recours à Dieu par l'oraison ou à son confesseurs par les prières, elle ne trouve ni appui ni refuge, ni d'un côté ni d'un autre et ne reçoit pour toute consolation que du rebut.

Car si elle pense s'élever à Dieu par un regard amoureux, elle s'aperçoit que Dieu n'a plus que des yeux de courroux pour elle ; si elle se plaint à Dieu de son éloignement et lui demande humblement le sujet, Dieu s'en éloigne toujours plus sans lui en faire connaître la cause ; si elle le poursuit, Dieu la fuit ; si elle cherche, c'est sans pouvoir le trouver, parce que Dieu se cache dans son cœur sans s'y faire connaître ; et si elle soupire, si elle se plaint et lui dit avec le Roi-Prophète : « Mon Dieu, pourquoi me fuyez-vous, pourquoi vous mettez-vous en colère ? Quare, Domine, recessisti longe, iratus est furor tuus197 ? » Mais tous ces empressements, à ce qu’il lui semble, ne font que l'irriter.

Pour vous faire mieux comprendre la pesanteur de cette croix et ce que l'âme contemplative souffre de peine durant ce mépris que Dieu fait d'elle et pendant tout le temps qu'elle le voit en colère, il suffit de vous dire que les damnés seulement expérimentent la rigueur de ce tourment, et que la seule appréhension paraît si étrange au saint homme Job qu'il sollicite auprès de Dieu pour avoir une place dans l'enfer pour s'y cacher afin de ne pas la voir durant tout le temps de son courroux.

Enfin il y a des peines comme des douceurs au service de Dieu : celles-ci sont sans nombre et sont un paradis sur terre, et celles-là sont sans fin et y sont un enfer. Et il n'y a que ceux et celles qui en font un bon usage qui puissent comprendre les faibles expressions qu'on en fait et qu'on en peut faire.

VINGT-HUITIÈME PAS

Du bon usage des croix

Pour faire un bon usage des croix, il ne faut pas les considérer pour s'en occuper, principalement quand on n'est pas accoutumé d'en porter de pesantes. Il faut seulement les envisager pour s'humilier dans la vue de ses propres misères ; et, détestant les imperfections qu'on peut commettre en les portant, il faut s'élever de cœur et d'esprit en Dieu et adorer sa conduite dans cette confiance qu'il peut soutenir un plus pesant fardeau avec un instrument plus faible.

Toutes les croix, comme nous avons dit, viennent de Dieu, ou du diable, ou des hommes. Si, au lieu de vous élever à Dieu qui doit être votre force et votre refuge dans tous vos combats, comme il est témoin de votre patience et celui qui récompense vos souffrances, au contraire vous le perdez de vue pour envisager trop fixement les peines et les personnes qui vous les procurent, vous porterez tout seul la croix et l'ouvrier qui l'a faite. Et ainsi, le poids étant extrême et vos forces trop faibles, sans le secours que vous recevriez de la présence de Dieu, il est dangereux que vous ne fassiez tomber le fardeau sur celui qui vous en surcharge, ou par vengeance, ou par murmures, ou par plaintes au moins intérieures.

Secondement, si vous raisonnez la tentation ou le démon qui vous la présente, ces objets d'enfer peuvent-ils vous inspirer d'autres sentiments ni d'autres images que dangereuses ou criminelles ? Et si vous envisagez ces pensées importunes sous prétexte de les combattre et de les effacer de votre mémoire au lieu de les mépriser en vous tournant vers Dieu pour lui demander la grâce de vous fortifier dans vos faiblesses, votre propre expérience peut vous convaincre que cela ne vous cause que de plus fortes impressions dans votre esprit, de ces caractères d'enfer qui ont bien souvent des conséquences plus funestes que les pensées.

En troisième lieu, si vous faites trop de réflexion sur les croix qui vous viennent de la part de Dieu, vous trouverez des abîmes qui vous feront tourner la tête. Car si, au lieu de vous soumettre confidemment198 aux ordres de la providence, vous voulez pénétrer dans les desseins éternels, vous n'aurez pas la vue assez pénétrante ni la tête assez forte pour marcher sur le bord de ces précipices infinis sans vous précipiter dans ces abîmes.

Tâchez donc de vous en détourner doucement pour n'envisager que le seul bon plaisir de Dieu dans toute vos croix, et sans perdre courage ni vous soulager du poids par le recours aux créatures, entrez courageusement dans le dessein de Dieu, qui ne vous abandonnera pas dans les voies des souffrances où il vous conduit lui-même pour vous purifier de tout ce qui lui déplaît ; secondez l'intention qu'il a de faire mourir en vous l'esprit de la chair, et quelques faiblesses que vous sentiez dans vos misères, quelques imperfections que vous y puissiez commettre, ne vous troublez jamais de vos fautes, car bien que vous ne voyiez rien en vous qui ne vous déplaise, n'importe, offrez ces anéantissements à Dieu qui veut être toute votre perfection et toute votre force, comme il est lui seul votre récompense.

Que s'il faut donner quelque soulagement à vos peines et vous armer contre toutes les pensées que l'esprit charnel vous peut suggérer, jetez vos yeux sur le Calvaire, fortifiez-vous de l'exemple de Jésus-Christ. Suivez-le dans les souffrances, dans cette assurance qu'ayant lui-même chargé sur ses épaules la plus grande de toutes les croix, montant dans le Ciel il n'en a point laissé sur la terre qui surpasse les forces humaines, et principalement si vous suivez le conseil qu'il vous donne, touchant les croix, qui est de porter la vôtre à sa suite et de renoncer à vous-même, qui est la plus pesante de toutes.

Faites-vous donc un saint exercice de ce conseil, suivez Jésus-Christ dans ses peines portant votre croix. Par exemple, si vous êtes dans les tentations, accompagnez-le dans le désert où il se laisse tenter lui-même pour assurer le triomphe de tous ceux qui combattent à sa suite ; si vous êtes dans les afflictions, dans les sécheresses, dans la tristesse, entrez dans le jardin des Oliviers, où vous le trouverez triste jusqu'à la mort ; ou bien si vous avez quelque crainte, si vous appréhendez quelque funeste accident, souvenez-vous que Jésus-Christ sua sang et eau, contemplant le calice de sa Passion. Enfin, si vous êtes dans les délaissements et abandonné de Dieu dans vos oraisons, adressez-vous à Jésus-Christ sur la croix pour lui faire une plainte qu'il fait lui-même à son Père quand il lui dit : Deus, Deus, quare dereliquisti me199 ? Et je m'assure, si vous continuez ce saint exercice que les faiblesses de Jésus-Christ feront toute votre force, que ses langueurs feront votre soulagement et que les opprobres feront toute votre gloire.

Mais pour relever autant qu'on peut le mérite des croix et enseigner le plus parfait de tous les usages, je dis qu'il faut non seulement les porter avec tout le poids et en sentir les amertumes dans toutes leurs circonstances sans y chercher aucun soulagement, mais encore il faut boire à longs traits dans le calice sans se désaltérer jamais, à l'exemple de Jésus-Christ qui, étant attaché sur la croix, s'écrie qu'il se meurt de soif de souffrir davantage. Mais pour vous rendre cet exercice sensible par un exemple, il faut, quand vous souffrez quelque peine corporelle, étendre vos désirs sur la durée. Il faut vous abandonner pour Dieu aux souffrances des martyrs et souhaiter de souffrir jusqu'à la mort à l'exemple de notre divin Maître ; ou bien si vous faites quelques pertes de biens temporels, entrez dans la connaissance de vos nécessités et soupirez après une parfaite nudité pour imiter celle du Fils de Dieu sur le Calvaire.

Mais comme de toutes les peines et de toutes les pertes il n'en est point de plus sensible que celle de l'honneur, c'est aussi la dernière preuve de l'amour des âmes parfaites, et si vous voulez être du nombre, imitez sainte Théodore qui cacha son sexe pour ne pas découvrir son innocence et fit sans se plaindre et sans s'excuser une sévère pénitence de sept années pour un crime des plus énormes qu'elle était incapable de commettre200. Méprisez donc généreusement les injures et les moqueries que le monde peut faire des serviteurs et des servantes de Jésus, faites-vous confusion vous-même de tout ce qu'on vous reproche et de tout ce que vous savez qu'on pourrait vous reprocher de sensible. Cherchez le mépris et les occasions qui vous humilient, et pour le dire en un mot, me servant des paroles du prophète, saoulez-vous de honte à l'exemple de Jésus-Christ qui se saoula d'opprobres, saturabitur opprobriis201.

Je vous laisse avec cet avis que, pour grandes que soient vos peines, humiliez-vous dans cette pensée qu'il faut bien que vos péchés soient grands puisque vous méritez une si rude pénitence parce que, comme c'est le propre de l'esprit charnel de se rechercher subtilement, il pourrait vous suggérer que vous êtes dans un état de perfection puisque Dieu vous conduit par des voies extraordinaires et qu'il vous fait passer par des souffrances qui ne sont pas communes ; mais répondez à cet orgueilleux domestique que vous n'avez pas si peu de connaissances de sonder votre perfection et votre mérite sur des peines que la justice divine a ordonnées pour punir les plus grands pécheurs, et au contraire faites-vous cette confusion qu’il faut bien que votre orgueil soit extrême, puisqu'il faut de si violents remèdes pour le guérir et ainsi vous porterez parfaitement la croix si vous ne vous laissez pas éblouir par son éclat.

VINGT-NEUVIÈME PAS

Il faut aimer les croix sans en considérer l'éclat

Si l'on estime rien tant que la gloire, je dis qu'on ne doit rien tant aimer que les croix, puisque l'amour n'est pas moins un effet de l'estime que la gloire est un fruit de la croix. L'apôtre saint Paul, qui pouvait juger sainement de tout son éclat puisqu'il fut ravi jusqu'au troisième ciel, confond le brillant de l'une avec les opprobres de l'autre et donne toute son estime et tout son amour aux ignominies de la croix quand il se glorifie non pas de l'avantage qu'il a d'être apôtre du Fils de Dieu et le plus grand prédicateur de son Évangile, mais seulement d'être crucifié pour Jésus-Christ.

Le prophète royal, voulant relever la gloire du Verbe incarné et dresser le trône de sa monarchie, ne donne point d'autre étendue à son empire qu'un torrent d'amertumes durant toute sa vie : de torrente in via bibet202. Le Fils de Dieu même se cache quand on le cherche pour le faire roi, parce qu'il ne veut point de couronne qu'elle ne soit teinte de son sang ni d'autre marque de souveraineté que le diadème du Calvaire ; et son précurseur saint Jean, qui fut le plus savant dans sa généalogie divine et qui avait l'honneur de lui appartenir selon la chair, voulant faire connaître sa noblesse au peuple, explique le caractère de sa divinité dans un écusson parsemé de croix et chargé des péchés de tous les hommes, lorsque le montrant avec le doigt, il disait aux juifs : Ecce Agnus Dei, ecce qui tollis peccata mundi203.

Enfin, je crois que vous serez persuadés qu'il faut aimer les croix tout autant qu'on estime la gloire, si vous considérez que l'Apôtre nous proteste que celles-là sont la mesure de celle-ci et qu'un chacun ne participera au triomphe de Jésus-Christ qu'autant qu'il aura part à ses souffrances, sic compatimur et glorificabimur204. Aussi je ne puis pas m'imaginer que les personnes spirituelles puissent dire qu'il faut passer la vie doucement sans se mettre en peine d'autre chose que de se garder d'offenser Dieu, gaude et lætare205 ; je dis au contraire qu'une vie sans croix est une vie sans amour et qu'une vie sans amour est une vie sans estime et indigne d'un chrétien qui prétend à la gloire, parce que non coronabitur, nisi qui legitime certaverit206.

Aimons donc les croix sans en considérer l'éclat, c'est-à-dire non pas parce qu'elles sont si précieuses et que nous estimons tant la gloire, mais seulement parce que tel est le bon plaisir de Dieu. Saint Pierre, qui en connaissait le prix, voyant la sienne, monta dessus plus joyeux que sur le Thabor ; saint André embrasse la sienne et la baise comme son épouse : O bona crux207 ! Et si Jésus-Christ ne veut monter au Ciel qu'avec sa croix, ne vous flattez pas d'y entrer si vous ne le suivez pas avec la vôtre.

TRENTIÈME PAS

De l'anéantissement intérieur dans les croix, particulièrement pour les personnes religieuses

Chose étrange ! Tous les êtres ont assez d'inclination pour chercher leur centre et y trouver leur repos, et l'homme seul perd la raison pour s'en écarter et le perdre. Le feu s’élève en haut vers sa sphère, la pierre tend en bas sur la terre et l'homme qui en est formé s'élève et s'en éloigne pour se précipiter. Lorsque Dieu créa le premier homme, il établit son repos sur la domination des créatures, parce que toutes le portaient à Dieu, qui est le centre de tous les cœurs ; et il serait passé de la terre au ciel sans perdre la qualité de souverain s'il n'eût pas perdu son innocence. Mais nos premiers parents voulant s'élever, s'imaginant qu'ils seraient des dieux et oubliant qu'ils étaient faits de terre devinrent comme des chevaux et des mulets et des bêtes sans jugement, sicut equus et mulus, quibus non est intellectus208.

Mais le Fils de Dieu se faisant homme a renversé cet ordre, il a établi son repos dans les croix et dans la privation de toutes choses, parce qu'elles nous éloignent et nous séparent de lui. Dieu a ordonné par un coup de sa sagesse que son propre Fils descendît dans notre bassesse afin que sans sortir de nos misères nous puissions le trouver et nous élever à lui. Mais comme nous ne sommes pas plus sages que nos premiers pères, chacun les veut imiter et sortir de son état de bassesse, comme si les humiliations et les croix que Jésus-Christ a ennoblies de sa personne et empourprées de son sang n'avaient pas des charmes assez puissants pour arrêter nos cœurs ; tout le monde les fuit ou les méprise comme si elles nous séparaient de Dieu, et on ne cherche que le faste et l'honneur qui nous en éloignent.

Il n'est pas même jusqu'au plus spirituel qui ne cherche son élévation sous des prétextes spécieux ; mais il n'y rencontre que troubles, qu'inquiétudes, parce qu'il sort du centre du vrai repos que Jésus-Christ a établi en sa personne dans les anéantissements de la croix car tous ces grands désirs de faire de belles actions, comme de convertir des âmes par la prédication, de gagner des cœurs à Dieu par la direction ou de se rendre parfaits dans la mortification, sont de pures illusions si le cœur et l'esprit ne sont anéantis, ce qui n'est pas trop facile dans les actions éclatantes. Et d'ordinaire, de toutes ces belles idées qu'on a pour la gloire de Dieu et pour le salut du prochain, le diable, la nature et le monde en prennent trois bonnes parts, et il faut bien être épuré dans la spiritualité pour en consacrer la meilleure à Dieu.

Je sais que le désir qu'un prédicateur a d'annoncer la parole de Dieu est avantageux à son Église, je sais que l'inclination qu'un directeur a de gagner des cœurs à Dieu est utile à sa gloire, je sais enfin que l'attache particulière à l'oraison et aux austérités extraordinaires qui sont par-dessus le commun et qui sont le partage d'un contemplatif est conforme à la vie de Jésus-Christ. Mais comme ce sont des voies d'élévation qui sortent l'homme de son centre, qui est la bassesse et le mépris, et que la nature est si subtile dans ses recherches, je m'imagine que plus on est spirituel, plus on a besoin de la grâce de Dieu, et que bien souvent ceux-la principalement que la nature a enrichi de dons particuliers pour veiller sur la conduite des âmes, auraient besoin d'examiner leurs mouvements. Car si dans toutes les prédications, dans toutes les directions et dans toutes les mortifications, l'intérieur n'est anéanti et dans une parfaite conformité à la volonté de nos supérieurs, tout cela ne sera que des illusions qui nous éloigneront de Dieu et non des fonctions spirituelles qui nous unissent à lui, parce que ce n'est pas ce que Dieu demande de nous ni ce que nous lui avons promis aux pieds de ses autels, où nous avons juré solennellement d'obéir pour son amour à nos supérieurs extérieurement, et intérieurement principalement — et non de prêcher, de diriger et de nous exercer en des mortifications qui ne plaisent point à Dieu si elles ne sont faites par obéissance.

Je sais bien que les prédicateurs et les directeurs ne sortent jamais de l'obéissance qui anéantit tout l'homme extérieur, soit qu'ils prêchent, soit qu'ils dirigent ou qu'ils s'occupent aux offices les plus humbles de la maison, puisque c'est toujours par l'ordre du supérieur. Mais je ne sais si leur anéantissement est intérieur, sans lequel toutes leurs prédications, toutes leurs directions et toutes leurs humiliations ont fort peu de mérite, parce que toutes ces actions éclatantes, toutes ces mortifications extraordinaires qui mendient secrètement l'estime des autres, nous érigent pour l'ordinaire en réformateurs. Et souvenons-nous que la médiocrité en toutes sortes d'exercices est la voie la plus assurée, parce qu'elle est exempte d'illusion, et peut-être encore la plus parfaite si l'intérieur est parfaitement anéanti.

L'anéantissement intérieur consiste en vues, connaissances, sentiments et affections de l'âme ; or il faut examiner si dans toutes nos occupations nos lumières, nos affections et tous nos sentiments intérieurs sont anéantis et parfaitement soumis à l'obéissance, qui est le centre de toutes nos actions. Autrement toutes nos plus saintes occupations ne laisseront pas notre esprit dans le calme, notre intérieur ne sera pas sans inquiétude et nous ne pouvons que souffrir et faire souffrir les autres.

On me peut objecter que le salut des âmes, leur avancement spirituel et l'exercice de la mortification sont des choses si agréables à Dieu qu'elles sont toujours selon le bon plaisir du supérieur, s'il n'est pas lui-même contre le bon plaisir de Dieu. Ce n'est pas à nous à juger de la conduite de celui que Dieu a établi pour disposer de la nôtre, et un sujet209 ne doit point avoir d'autre raison que pour renoncer à la raison.

Considérons que d'ordinaire dans ces occupations la nature se couvre de la charité du prochain, qui est une fausse illusion, parce qu'être sans emploi dans le cloître, c'est comme être sans honneur dans le monde : on vous regarde comme inutiles à la république210, vos meilleurs ennemis ne font pas grand état de vous déplaire, il semble que vous soyez atteints de quelque mal contagieux. Personne ne s'empresse de s'approcher de vous, ce qui n'est pas fort agréable au sens ni à la raison ; et comme il n'y a que des âmes choisies et véritablement anéanties en Jésus-Christ qui trouvent le repos dans cet oubli et dans cet abandon, aussi plusieurs cherchent de se produire au dehors, ne pouvant souffrir l'anéantissement intérieur, et se font accroire que, parce qu'ils ne traitent que des choses de Dieu et pour Dieu avec des personnes de Dieu, il n'y a rien à craindre de s'exposer en public, parce que « ce n'est pas l'honneur que nous cherchons, disent-ils, ni notre propre satisfaction, mais seulement de n'être pas inutiles à son service ».

Cependant ces épanchements, ces communications d'où on ne revient jamais sans poussière, sont des soulagements au moins que la nature recherche fort secrètement, et toutes ces facilités de se communiquer, de se produire, quoique pour Dieu, ne sont pas des empressements purs et divins, parce que la suprême indifférence doit être la règle d'une âme qui tend à la perfection. Et si Dieu lui laissait le choix de ses occupations, elle doit choisir l'anéantissement et demander à Dieu d'être dans l'oubli et dans l'abandonnement de tous, et au-dedans et au-dehors, pour n'être connue de personne et pour ne connaître que Dieu seul. Et je soutiens que les religieux intérieurs et spirituels doivent fuir tous ces emplois, quoique saints en eux-mêmes, quand il y a de l'honneur, et s'en faire une peine lorsque l'obéissance les oblige d'y paraître. Et qu'ils se souviennent que la gloire de Dieu ne consiste pas à faire beaucoup pour Dieu mais à faire peu, c'est-à-dire que Dieu est plus glorifié et plus content de nous voir anéantis nous-mêmes, qui ne sommes rien qu'un pur néant, que de nous voir occupés dans toutes les grandes actions comme de prêcher, de diriger et de nous mortifier extraordinairement, si elles ne sont ennoblies de l'anéantissement intérieur.

Hélas ! Quel aveuglement des hommes et des hommes spirituels de ne pas voir qu'il faut se cacher aux yeux de tous pour être vu de Dieu seul afin de lui plaire, que la vie cachée en Jésus-Christ est la voie la plus droite et la plus assurée pour le suivre et que, comme le grain qui tombe en terre doit mourir pour se reproduire, nous ne saurions aussi nous relever de notre bassesse qu'en nous cachant et en mourant dans les anéantissements du Fils de Dieu.

Mais ce que je déplore le plus dans l'état religieux, sont ces martyrs de la providence qui, pour passer toute leur vie dans les bassesses et dans les anéantissements de leurs occupations, ne la finissent pas plus glorieusement que les moins humbles et les plus élevés en dignité, parce que les emplois humbles (comme de servir les autres) n'ont ni éclat ni mérite — quoique dans la maison de Dieu — si l'esprit ne fuit les anéantissements du corps. Et j'ose avancer que ces personnes religieuses sont des martyrs, non de Jésus-Christ mais bien de leur propre volonté ; que toutes leurs humiliations ont très peu de mérite si elles ne sont anéanties intérieurement comme elles le sont extérieurement, et que leur servitude est sans éclat si les liens sont d'autre matière que du fin or de l'humilité.

Chose étrange, quel aveuglement pour des personnes religieuses qui font profession de la haute vertu ! Vous en voyez qui font tout ce qu'un bon serviteur doit faire au service de Dieu, mais presque sans mérite et sans récompense, parce qu'ils le font sans cet anéantissement intérieur. C'est-à-dire qu'ils ne feraient pas ce qu'ils font avec le même agrément si le supérieur leur ordonnait actuellement de le faire ; et s'il faut ainsi dire, ils ne se soucient pas d'être à la géhenne pourvu qu'ils aient la liberté de le désavouer211.

Examinons donc bien ces dernières paroles et considérons si nous ne nous soucions pas d'être martyrisés sans avoir la palme du martyre, pourvu que notre esprit ait la liberté de désavouer notre soumission à l'obéissance. Examinons-nous bien sur ce point, expérimentons si nous sommes dans cet anéantissement, et puisque notre ennemi fait incessamment la ronde comme un lion rugissant qui ne cherche qu'à nous dévorer et à surprendre la meilleure de nos actions (tanquam leo rugiens circuit quaerens quem devoret212), faisons donc bonne garde sur nous-mêmes et examinons nos sentiments et nos affections. Et si notre intérieur résiste à cette mort qui nous doit faire vivre de la vie divine, étouffons ces répugnances humaines, corrigeons ces mouvements intérieurs sur les anéantissements de Jésus dans la crèche, fermons les yeux à ces lumières de l'ange de ténèbres et ne donnons point d'audience à toutes ces raisons dans un temps d'anéantissement où la meilleure raison est de n'en point avoir.

Crions donc « qui vive ? » et mourons dans toutes les résistances, dans toutes les répugnances aux pertes d'honneur, d'estime et de repos213. Enfin crions toujours « qui vive ? », jusqu'à ce qu'on réponde au-dedans de nous-mêmes : « Je vis, non, ce n'est pas moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi », vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus214.

Ô Dieu, que votre sagesse est grande ! Si vous eussiez mis votre empire au prix de la grandeur, les hommes répondraient que vous les avez faits de terre et qu'ils ne sont que d'argile. Grand Dieu, que votre providence est sage ! Si vous eussiez mis votre royaume au prix de la force, le sexe dirait qu'il est fait de chair et par conséquent trop fragile. Ô Dieu, si vous eussiez mis la couronne du Ciel au prix des richesses ! Mais vous en condamnez la possession, et par un coup de votre sagesse vous l'avez établie dans la pauvreté de Jésus humilié. Personne donc ne se peut excuser de l'acheter à ce prix : vous le donnez au mépris et aux abjections et nous ne sommes que bassesse et misère ; vous l'avez mis dans les anéantissements et nous ne sommes qu'un pur néant ; afin que sans sortir de nous-mêmes, nous puissions vous trouver. Donc tout le monde peut prétendre à jouir de vous et personne ne se peut excuser de chanter éternellement vos louanges : Misericordias Domini in æternum cantabo215.

TRENTE ET UNIÈME PAS

De l'anéantissement intérieur dans les croix et dans les dévotions sensibles

Suite du même sujet

Je ne prétends pas parler ici de ces âmes serviles au service de Dieu qui après s'être attachées volontairement au joug du Seigneur, ne le traînent que par force, qui se font mille violences pour rompre des portes de fer et ne s'en feraient pas une seule pour forcer celles du Ciel, et se contentent d'être à la compagnie de ceux qui le ravissent sans vouloir être du nombre. Il me suffit de leur avoir dit quelque chose en passant au chapitre précédent et de leur faire encore cette réflexion que le mauvais larron n'a pas manqué de porter sa croix à la suite de Jésus-Christ montant au Calvaire ; mais ni les croix, ni la compagnie du Fils de Dieu ne sanctifient nos actions si notre intérieur n'est déiforme.

Je m'adresse ici à ces personnes spirituelles qui pratiquent parfaitement ces anéantissements intérieurs dans leurs oraisons, où elles s'anéantissent mille fois devant Dieu et protestent qu'elles veulent mourir pour son amour à toutes choses et principalement à elles-mêmes ; cependant elles expérimentent dans l'exercice qu'elles ne sont ni mortes ni un anéanties, parce qu'elles ne sauraient souffrir la moindre mortification sans en témoigner du ressentiment. Une petite parole qui ne ferait ni bien ni mal au moindre malade est un miracle qui fait ressusciter toutes les morts qu'elles font dans l'oraison, car si on les choque sur un point de science ou de spiritualité, elles font voir qu'elles ne sont pas encore mortes et anéanties en Jésus-Christ comme elles se le persuadent.

Il est vrai que ceux qui font profession de la haute vertu ne repoussent pas une injure par une autre ; mais la nature, qui est féconde en mille inventions, ne manque pas de fournir aux plus spirituels des prétextes assez spécieux pour tromper ceux qui ne connaissent pas ses recherches et de leur faire commettre des fautes très considérables en matière de spiritualité. Car vous en voyez d'assez mortifiés pour souffrir les reproches sans se mettre en action, mais ils les repoussent, les uns par certains mots doux et piquants qui percent jusqu'à la moelle, les autres avec leurs douceurs ordinaires donnent un certain tour à ce qu'on leur reproche qui font rougir par un souris216 tous ceux qui n'ont pas de moindres défauts ; et il y en a qui, avec leur mine froide, abattent tous ceux qui les humilient avec un « Dieu soit béni » prononcé si fièrement qu'on connaît bien qu'il y a du sensible, car ce sont des paroles emmiellées, dit le prophète royal, qui cache le venin de dessous la langue, sub lingua ejus labor et dolor217.

Il y en a d'autres qui se croient assez bien morts parce qu'ils souffrent tout sans se plaindre ni répondre à tout ce qu'on leur peut dire de fâcheux, mais ils haussent et plient les épaules et parlent plus éloquemment en ne disant mots que s'ils employaient beaucoup de paroles pour se défendre, car ils font voir par ces signes extérieurs qu'ils compatissent à quelque malade d'esprit, et par conséquent qu'ils ne sont pas encore morts ni anéantis, puisqu'ils parlent encore par signes.

Il y en a encore d'autres plus spirituels dans leurs recherches et dont la nature vit d'une vie plus secrète, car sans dire mo, pour s'excuser ou se défendre, ils élèvent les yeux au ciel et s'imaginent faire un acte de la plus parfaite conformité au bon plaisir de Dieu. Cependant c'est un mouvement de la nature qui veut se justifier en présence de ceux qui l'accusent et qui emploie le secours des yeux pour demander au Ciel des témoins de son innocence.

Je ne vous dis rien ici de ces mouvements de dévotion sensible, de ces soupirs, de ces épanchements d'affection, de ces douces larmes de componction dont la nature se nourrit, qui ne sont pas moins contraires à l'anéantissement que je voudrais établir dans le cœur d'un chrétien intérieur. Je vous dirai seulement qu'il me souvient d'avoir lu dans la vie du bienheureux Lopez218, qu'un saint prêtre qui l'avait retiré219 dans sa maison par dévotion allait quelquefois au jardin pour prier et laissant échapper quelques soupirs vers le ciel ; ce serviteur de Dieu, les entendant, lui disait avec une grande douceur : « Mon Père, vous donnez de temps en temps quelque chose à manger à la nature pour l'empêcher de mourir de faim. »

Le même Loza (ainsi s'appelait ce prêtre qui le retirait et qui couchait avec le saint dans une même chambre), se ressouvenant depuis plusieurs années de ne l'avoir jamais vu ni entendu pleurer gémir ni lever les mains au ciel ni prononcer une seule parole adressante220 à Dieu ou à soi-même qui ne témoignât rien de ce qu'il ressentait intérieurement (ce qui paraît bien extraordinaire aux personnes qui savent ce que c'est que l'oraison), lui demanda avec grand étonnement comment il était possible qu'étant toujours uni à Dieu comme il était, la présence d'une telle majesté ne le fît point soupirer et parler et qu'il fût toujours comme enlevé dans l'abîme de son infinie bonté ? Le serviteur de Dieu lui répondit : « Cela ne va pas ainsi que vous croyez, car en vérité je soupire, je gémis mille fois le jour, je parle presque toujours à Dieu, mais intérieurement, et il y a trente ans que j'en use de la sorte parce que je ne désire point faire connaître mes sentiments à la nature, ayant éprouvé sa lâcheté et que ce n'est qu'une larronnesse, ce qui ne lui est pas une petite mortification. »

Détrompons-nous donc, mes frères, et croyons que nous ne sommes pas encore morts tant que nous parlerons par signes, soit à Dieu, soit aux hommes, et que toutes ces belles protestations que nous lui faisons dans nos oraisons de nous anéantir pour son amour, ne sont que des spéculations sans jamais paraître en l'exercice. Souvenons-nous qu'un acte de vertu, pour être parfait, doit être si simple et si déiforme que le moindre mouvement ou le moindre signe le rend difforme, parce que la perfection chrétienne, qui consiste dans un anéantissement de toutes choses et principalement de soi-même, emporte avec soi une privation absolue de toutes sortes d'êtres, quoique bons et saint, à l'exception de Dieu seul. Et par conséquent tous ces signes de tête, d'épaules, des yeux dans l'exercice de la patience sont des marques que vous n'êtes pas encore morts, tous ces soupirs et tous ces mouvements de dévotion sensible sont des hiéroglyphes où la nature apprend votre intérieur pour s'en nourrir, et votre vie n'est pas encore cachée en Jésus-Christ comme dit l'Apôtre : Mortui enim estis et vita vestra abscondita est in Christo221.

Mourons-donc, mes frères, à nous-mêmes, aimons principalement les humiliations et les croix qui nous anéantissent et laissons-nous persuader qu'une âme peut être conduite par la grâce dans un si grand dénuement qu'elle ne trouve point de repos que dans les anéantissements où elle prend toutes ses joies avec son divin Jésus. Faisons seulement mourir en nous cette délicatesse d'esprit, chassons loin de nous cet ennemi domestique, et puisque l'anéantissement intérieur est le tombeau de la nature et de toutes ses recherches, chérissons-le, faisons un bon usage des peines qui nous crucifient, mourons à nous-mêmes et à toutes les vues de notre raison et faisons cette sérieuse réflexion que si nous ne pouvons nous unir à Dieu, qui est la gloire essentielle, que par la désunion de tout ce qui est et de tout ce que nous sommes, tout le chemin que nous avons fait et qui nous reste à faire ne tend qu'à ce dénuement. Mais je ne saurais dans cette seconde journée vous mener plus avant, vous ayant conduit sur le Calvaire pour vous faire voir de près la nudité de notre divin Exemple, car c'est là le fonds de notre solitude, où nous devons achever le sacrifice de l'esprit .Et si la fin de notre troisième journée n'est qu'une mort au Seigneur, je ne saurais mieux finir cette seconde qu'en vous laissant anéantis avec Jésus-Christ par le moyen des croix.

Fin de la deuxième journée.



TROISIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE

Le dénuement de l'esprit et de la contemplation purement mystique

PREMIER PAS

Avant-propos

Grâce à Dieu, nous voici arrivés dans le fond de ce désert où les forêts sont si épaisses et les arbres si élevés que le soleil n'y saurait voir la terre. Grâce au ciel, nous voici de retour dans le fond de notre solitude, où l'âme a des pensées si profondes et si relevées qu'il n'y a que Dieu seul qui la puisse pénétrer de ses lumières. Son immensité est la grandeur qui l'environne, sa bonté est tout l'air qu'elle respire, sa sagesse est le soleil qui l'éclaire, son amour est le feu qui l'échauffe, sa toute-puissance est la terre qui la soutient, sa providence est la mer qui la nourrit, et ses grâces la conservent fidèle à son service. Dans ce désert l'âme voit tout en Dieu et ne voit que Dieu, dans ce profond silence elle ne s'entretient qu'avec Dieu et de Dieu, dans cette parfaite oisiveté elle n'agit que de la part de Dieu et pour Dieu. Enfin, dans le fond de cette solitude impénétrable à toutes les créatures, l'âme ne loge plus en elle que Dieu seul, et elle en Dieu, qui l'occupe toute par sa présence ; et c'est pour lors qu'elle s'écrit avec le prophète royal : « Hæc requies mea in sæculum sæculi, voici le terme de mon repos, voici la fin de ma journée, voici mon parfait dénuement et ma demeure assurée, hic habitabo quoniam elegi eam222. »

SECOND PAS

Du dénuement de l'esprit dans la contemplation mystique

L'opinion est assez commune parmi ceux qui ne sont pas spirituels que les formes et les images sont nécessaires dans toutes sortes d'oraison, parce qu'il n'y en a point où l'entendement et la volonté ne produisent ses actes. Ils soutiennent que l'inaction dans la contemplation ou la contemplation sans pensées est une science inconnue, obscure et difficile à comprendre et condamnent la direction de ceux qui l'enseignent de manière qu'on la peut enseigner.

Je ne prétends pas ici justifier cette sainte conduite, parce qu'outre que celui qui a du chemin à faire ne doit pas s'arrêter pour répondre à tous ceux qui lui demandent où il va, pourquoi et comment, ni informer tous ceux qui ne veulent pas croire qu'il est dans le bon chemin pour arriver là où il veut aller, parce qu'ils ignorent les voies des parfaits contemplatifs, l'opinion contraire est encore plus commune parmi les plus spirituels. Ruusbroec, Harphius, Tauler223, sainte Thérèse, saint Bonaventure et plusieurs autres saints docteurs admettent ce dénuement des opérations intellectuelles dans la parfaite contemplation. Et après que l'apôtre saint Paul ait enseigné que la vie mystique est comme un tombeau où l'âme contemplative doit mourir à la vie naturelle et aux opérations qui lui sont propres, je m'étonne qu'il s'en trouve encore qui trouvent à redire au conseil que le divin Denys donne à son ami Timothée dans sa théologie mystique où il dit : Tu vero, Timothee carisssime, intentissima contuendis spectaculis mysticis exercitiatione et sensibilia omnia et quæ non sunt et quæ sunt omnia ; et ut illi jungaris qui super omnes substantiam omnemque scientiam est, ignote pro viribus te ipsum intende.

Je diffère l'explication de ces paroles, qui donnera un beau jour à toute la mystique224, pour dire que le bienheureux Jean de la Croix, blâmant ceux qui condamnent cette direction, disait : « Il viendra quelqu'un qui dira : “Tirez-vous de là, c'est perdre son temps et demeurer oisifs. Méditez, faites des actes dans l'oraison, car ce sont des illusions et des tromperies de faire autrement » ; et parce qu'ils ne comprennent pas que ces âmes sont dans la vie purement spirituelles où toutes les puissances sont dans l'anéantissement par l'inaction où Dieu est le principal agent, ils leur ôtent la solitude, le repos, la retraite intérieure et ruinent l'ouvrage de Dieu. »

Il est vrai que l'oraison mystique et de repos n'exclut pas toujours les actes, comme nous dirons en son lieu, et qu'après que l'inaction soit finie, l'on doit reprendre les actes que l'on n’a quittés que pour une plus grande attention au repos mystique — qui n'est autre, en sa propre nature, qu'un parfait abandonnement de l'âme au bon plaisir de Dieu et un anéantissement qui la conduit à une parfaite union. Je ne prétends pas non plus exclure toute opération d'entendement en ce temps de repos où il concourt avec la volonté et lui aide à se reposer en Dieu, car bien que la lumière ne soit pas réfléchie et ses actes aperçus, il ne laisse pas de montrer à la volonté, qui est aveugle, l'objet dans lequel elle se doit reposer et y prendre goût — car bien que la volonté soit unie à Dieu par ce sentiment mystique, quelquefois, dans ce repos, l'entendement n'est pas moins libre dans ses opérations ni moins utile à la volonté, comme quand on ferme les yeux du corps pour soulager la vue, on ne laisse pas de continuer à considérer l'objet que l'esprit n'a vu que par le moyen des yeux. Mais pour bien comprendre ces différents états où l'âme doit agir ou ne pas agir, et comment elle doit agir de toutes ses puissances, il faut considérer quelles sont les différentes touches de la contemplation surnaturelle.

TROISIÈME PAS

De la contemplation naturelle

Pour éclaircir nettement cette matière, il faut remarquer avec les maîtres de la vie spirituelle que toutes les oraisons se réduisent à trois sortes. La première, qui est la plus connue, est celle qui s'exerce par le moyen de la méditation, qui n'est autre qu'un raisonnement ou une réflexion dont un chacun tire des affections et des résolutions convenables à son état. La seconde est une effusion de la grâce ou une touche que Dieu fait à la pointe de l'esprit ou à la partie supérieure de l'âme, laquelle élève par ses ardeurs la volonté à l'amour divin et, éclairant l'entendement de ses lumières, dissipe et anéantit tous les fantômes de l'esprit comme la lumière du soleil anéantit celle des étoiles. Quelquefois elle captive si bien les puissances sensibles en unité de cœur que l'âme, étant dépouillée de tout sentiment, se trouve parfaitement unie à Dieu par affection et action de grâces sans aucune diversité de discours : et c'est en quoi consiste la contemplation affirmative. La troisième et dernière manière d'oraison est la contemplation négative et purement mystique, comme nous dirons ci-après.

Remarquez que dans ces trois sortes d'oraison l'âme s'unit à Dieu, mais avec cette différence que dans la méditation c'est par des épanchements, par des élancements amoureux des puissances sensibles et raisonnables ; c'est pourquoi d'ordinaire on est plus occupé de ses sensibilités que de Dieu même. Dans la contemplation affirmative, il y a encore quelques nuages entre l'âme et Dieu, qui fait bien souvent aussi la meilleure partie de son occupation ; au lieu que dans la contemplation négative et purement mystique, l'âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu225, dans lequel226 elle est saintement perdue et mieux anéantie que ne serait une goutte de vin qu'on jetterait dans l'océan, et où elle se repose sans savoir ce qu'elle fait ni comment elle s'y repose.

Cette différence de contemplation vient de ce que l'affirmative voit et connaît l'objet qu'elle contemple et expose à l'âme les vérités qu'elle veut connaître d'une manière qu'elle connaît et qu'elle entend, et s'aperçoit qu'elle se repose en Dieu et comment elle s'y repose, quoiqu'elle ne puisse pas bien comprendre ni expliquer cette connaissance et ce repos, parce que c'est une manne dont le goût n'est connu que de celui qui la reçoit et une science qui s'apprend par expérience mais qu'on ne saurait expliquer par paroles.

Dans la contemplation négative, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on sent et ce qu'on entend est si secret et si infiniment relevé que l'âme qui en reçoit les empreintes ne peut s'en expliquer ni s'entendre elle-même. Et pour exprimer la différence de cet absorbement de l'âme en Dieu, il faut remarquer que dans la contemplation surnaturelle l'âme y est élevée par deux sortes de lumières différentes. Les unes sont distinctes, qui lui font connaître des vérités aperçues et réfléchies ou qui le peuvent être, comme par exemple que Dieu est bon, grand et puissant ; et ainsi l'âme connaît et entend qu'elle entend et ce qu'elle entend, qui est un milieu dans la contemplation affirmative. Mais dans la contemplation négative les lumières sont indistinctes et universelles, qui ne laissent dans l'âme qu'une idée générale de l'être de Dieu, parce qu'elle le contemple dans des élévations inaccessibles de son immensité, de son éternité et de son infinité où elle se perd sans se pouvoir ravoir227 dans ces abîmes impénétrables de l'incompréhensibilité de Dieu. Les mystiques appellent ces sortes de connaissances des notions en forme de vue d'un objet général et confus, car l'on a une attention à quelque chose sans savoir dire ce que l'on voit et à quoi on pense, parce qu'au lieu de comprendre l'objet l'âme se trouve prise elle-même dans des ténèbres sacrées — lucem inhabitat inaccessibilem228 — et plus elle le contemple pour le connaître et pour le goûter, plus elle se perd et plus elle s'abîme dans les infinités divines, comme qui voudrait regarder fixement le soleil en plein midi le verrait d'autant moins qu'il le regarderait avec plus d'attention ; ce qui faisait dire au prophète royal : Quomodo tu illuminas lucernam meam, Domine, Deus meus, illumina tenebras meas229 de sorte que ces lumières ténébreuses et ces ténèbres lumineuses ne sont en usage que dans la contemplation purement mystique ou négative.

QUATRIÈME PAS

De la contemplation purement mystique ou négative en général

Lorsque les mystiques disent que la contemplation de la pointe de l'esprit nous élève au-dessus de l'entendement et de toutes les puissances, ils ne prétendent pas dire que cette suprême pointe de l'esprit ne soit pas quelque puissance, mais c'est pour nous faire entendre que cette façon de contempler met les puissances hors de leurs opérations ordinaires, les élevant à une autre contemplation plus sublime, qui est la négative et obscure.

La contemplation négative et purement mystique est celle qui est sans formes, sans images, où l'oraison de quiétude qui n'a ni pensée ni un acte, mais un seul repos obscur, parce que l'âme n'y aperçoit point l'objet qu'elle contemple ni comment elle y tend et s'y repose, ni de quelle manière elle s'y est perdue. Or cette manière de contempler et ce repos mystique est la fonction propre qui distingue et marque la suprême pointe de l'esprit ; et pour la bien comprendre, il faut remarquer qu'il y a trois sortes d'oraisons, qui conviennent chacune à une des trois parties de l'âme.

Premièrement, l'oraison qui est accompagnée de dévotion sensible est la fonction propre de la partie inférieure, qui contient tous les sens en unité de cœur. Secondement, l'oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible en produisant des actes qui sont les bonnes pensées et les discours, comme aussi la contemplation claire et affirmative qui aperçoit son objet par les espèces de la fantaisie230 et imagination, et même toutes les oraisons dépouillées de sensibilité, à l'exception de la contemplation sans formes : toutes celles-là sont la fonction propre de la seconde partie, qui est la supérieure ou raisonnable. Mais la contemplation sans pensées, qui n'est autre que la contemplation obscure en l'oraison de quiétude qui n'a d'autre acte qu'un repos, cette fonction est tellement particulière à la suprême pointe de l'esprit qu'elle n'est en nulle autre.

Remarquez qu'il y a encore une manière de contempler qu'on appelle pure ou proprement intellectuelle, qui est naturelle à l'âme séparée du corps et fort extraordinaire quand elle anime le corps. Elle se fait par des espèces231 purement intellectuelles que Dieu communique à l'âme, et avec lesquelles l'entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginaires, et la volonté se repose à son objet purement connu. Cette fonction est si particulière à la partie supérieure et raisonnable qu'elle est incommunicable à la suprême, quoiqu'il y en ait qui veulent qu'elle soit encore propre à la pointe de l'esprit.

Il s'ensuit donc de ce que nous venons de dire que l'oraison sensible est la fonction particulière de la partie inférieure ; la contemplation pure est celle de la partie supérieure ; la contemplation sans formes est celle de la suprême ; et toutes les autres oraisons et contemplations avec la participation des sens sont communes aux parties inférieures et supérieures. Néanmoins, ce n'est pas à dire qu'une partie ne puisse concourir avec l'autre dans l'oraison qui lui est propre et particulière, puisque toutes les puissances, les sensibles en unité de cœur et les raisonnables en unité d'essence peuvent toutes concourir au repos mystique, quoique l'oraison de quiétude sans formes et pensées soit tellement affectée à la suprême pointe de l'esprit qu'elle ne se trouve jamais en nul autre sujet.

Or, pour expliquer aussi clairement que je puis cette opération particulière dans la pointe de l'esprit, il faut supposer que l'âme ne saurait agir naturellement tant qu'elle est dans le corps, sans formes, sans images, c'est-à-dire sans pensées ; car il faut premièrement qu'elle forme et imagine ces actes avant qu'elle les produise, d'où il s'ensuit nécessairement qu'étant sans connaissances distinctes dans l'oraison de quiétude, il faut qu'elle soit en repos et qu'elle cesse d'agir ou qu'elle agisse surnaturellement comme elle fait, c'est-à-dire par des actes directs qui ne peuvent être réfléchis et aperçus, parce qu'ils surpassent toutes les puissances dans leur manière d'agir.

On ne dit pas aussi que l'âme agisse mais bien qu'elle est simplement passive et qu'elle souffre l'inaction divine232 qui n'est autre de la part de l'âme qu'un entier anéantissement de toutes ses opérations propres et naturelles et un abandonnement simplement passif au bon plaisir de Dieu sans rien faire de son propre mouvement pour augmenter l'opération divine ni pour la conserver, craignant qu'elle ne s'échappe ; car ce serait une grande faute à laquelle les âmes contemplatives doivent bien prendre garde, parce qu'il faut remarquer que l'âme dans cet état n'a rien de plus à craindre que sa propre opération, qui n'a nulle proportion avec l'opération divine ; et même quand celle-ci vient à manquer, un seul regard de contemplation lui doit suffire pour se relever et quand elle est distraite, elle ne doit rappeler son attention que par un simple souvenir.

L'on ne dit pas même que l'âme se repose en Dieu dans l'oraison de quiétude et purement mystique, parce que ce serait la faire agir naturellement en quelque manière, puisque se reposer est une action naturelle et qu'elle pourrait apercevoir son repos comme dans la contemplation affirmative. Mais on dit que c'est Dieu qui se repose dans le fond de l'âme, qui la remplit de sa présence et qui l'occupe toute de son opération.

Pour faire mieux comprendre cette oraison si peu connue, il faut savoir qu'il y a deux sortes d'union mystique où l'âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu : l'une se fait dans les douceurs et l'autre dans les amertumes, la première que nous ne saurions avoir de nous-mêmes et sans une grâce extraordinaire est pleine de lumières et de grâces que Dieu verse dans l'âme. Mais quoique ces grâces et ces dons se communiquent quelquefois jusqu'aux puissances, l'âme est si intimement unie et perdue en Dieu et jouit d'une telle manière de sa divine présence qu'elle ne saurait faire réflexion sur le bonheur de son heureux état ni sentir la douceur de son repos.

Car si elle sentait cette douceur ou si elle connaissait son bonheur, elle ne serait pas immédiatement unie à Dieu ni toute occupée de sa présence parce qu'il y aurait un goût, une douceur, une lumière entre l'âme et Dieu qui sont des obstacles à cette même union, vous devez donc inférer de là que tous les milieux quoique saints ne sont point dans l'oraison purement mystique, qui est l'état du parfait anéantissement et d'un parfait contemplatif.

La seconde sorte d'union dans l'oraison purement mystique est une union stérile, sans lumière et pleine de pure souffrance qu'on appelle l'oraison sans goût ou l'oraison dans les sécheresses, dans les abandons, et d'autres termes qui ne signifient qu'une difficulté de faire oraison parce que pour lors, Dieu suspend toutes ses grâces et prive l'âme de tous ses dons. Dans cet état de privation, quoique stérile de toutes sortes de bonnes pensées, l'âme n'interrompt pas pourtant l'union que Dieu fait avec elle car, bien qu'elle soit abîmée dans les peines intérieures qui l'occupent toute, elle ne perd jamais dans son fond le repos en Dieu ni son intime présence, quoique cette présence ne lui soit pas connue ni son repos aperçu.

Car si ce repos et cette présence sont obscurcis par la suspension des lumières ou par les souffrances qui accablent une âme, ils ne sont pas pour autant anéantis ni du côté de Dieu ni du côté de l'âme. Cela n'arrive pas de la part de Dieu puisqu'il la soutient dans cette union de pure souffrance par des grâces qui sont toutes spirituelles et nullement sensibles ; cela n'arrive pas non plus du côté de l'âme puisqu'elle préserve dans son heureux abandon au bon plaisir de Dieu, qui l'anéantit et la transforme en lui.

La première union est une abondance de lumières divines qui cause ce repos mystique et cette jouissance essentielle qui fait le paradis de l'âme contemplative. La seconde union mystique est une privation de ces mêmes lumières et un abandon dans les peines intérieures. Mais l'une et l'autre union dans leurs perfections ne sont qu'une perte, un absorbement233, un anéantissement de l'âme en Dieu, ou pour mieux dire une élévation, une transformation que Dieu opère dans le fond de l'âme.

Car dans cet heureux état Dieu élève l'âme au-dessus de toutes ses opérations, dans cet heureux anéantissement l'âme est si bien perdue en Dieu et Dieu consomme si bien dans l'âme tout ce qu'elle a de créé qu'elle n'a ni vue ni sentiment de son être, elle ne connaît pas même son anéantissement de sorte qu'elle est ici heureusement perdue dans l'être infini qu'elle ne voit rien de ce qu'elle voit, elle ne sent rien de ce qu'elle sent, elle ne sait rien de ce qu'elle fait parce que tout ce que l'âme voit, tout ce qu'elle sent et tout ce qu'elle fait surpasse sa vue, son sentiment et sa connaissance et c'est ce que les mystiques appellent la sainte oisiveté.

Mais ce qui est à craindre dans cet heureux état, c'est que bien souvent le démon se sert du propre raisonnement pour persuader les âmes contemplatives qu'elles perdent leur temps dans cette occupation toute divine et qu'elles sont oisives durant cet anéantissement parce qu'elles n'y ont rien de sensible. Les directeurs mêmes, s'ils n'ont pas l'expérience de cette heureuse oisiveté, obligent ces âmes anéanties dans l'être infini de revenir dans l'être créé et veulent qu'elles s'élèvent en Dieu par des actes qui les en éloignent et qui les abaissent au lieu de les élever.

Je ne prétends pas dire que l'âme est tellement absorbée et abîmée dans l'être incréé qu'elle ne puisse revenir quelquefois dans son être propre et fini où elle sent et connaît le bonheur qu'elle a de s'être divinement perdue dans l'être infini ; mais je dis que ce sont des vues très simples et qu'il faut que Dieu les lui donne sans qu'elle les recherche. Et encore l'âme contemplative ne doit s'en servir que pour se laisser perdre davantage, parce que Dieu ne lui permet ces vues et ne lui laisse sentir cette surabondance de grâces que pour l'engager dans un plus grand anéantissement d'elle-même et de tout ce qu'il y a de créé ; et vous voyez bien par là que l'oraison de repos n'exclut pas toujours et incessamment toutes sortes de pensées et que, quand l'inaction divine diminue, l'âme doit reprendre doucement et par un simple souvenir ces images que Dieu n'avait suspendues que pour une meilleure attention au repos mystique, où les vues les plus simples et les sentiments les plus dénués sont des empêchements.

CINQUIÈME PAS

Du système ou constitution de l'âme contemplative et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique

Si vous désirez savoir en quoi consiste la perfection nécessaire aux âmes contemplatives et comment on peut connaître si elles sont dans la disposition que Dieu demande pour les élever à la contemplation purement mystique, je ne sais rien de plus fort pour appuyer un jugement solide touchant cette question si difficile et je n'expérimente rien de plus convaincant, selon mon sens, pour faire cette expérience si dangereuse où tant de personnes d'oraison se trompent et sont trompées, que cet endroit des épîtres au galates où l'Apôtre dit avec justice de lui-même : Vivo ego jam non ego, vivit vero in me Christus ; « je vis ou plutôt ce n'est plus moi qui vis mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi ».

Ce sont ces mêmes paroles que je voudrais faire dire à l'âme contemplative pour lui servir de conviction touchant les qualités qu'elle n'a pas et qu'elle doit avoir pour être élevée à la contemplation passive si elle y prétend et dans laquelle Dieu n'attire que les âmes anéanties en toutes les créatures et en elles-mêmes, dont elle n'est peut-être pas du nombre. Car s'il faut expirer dans la vie des sens et de la raison pour vivre de la vie de Jésus-Christ et si la vie de Jésus-Christ est une vie de croix, de mortifications, d'humiliations, il s'ensuit légitimement que l'âme, quoique contemplative, qui ne vit pas encore de cette vie de souffrances et d'anéantissements et qui adhère au sentiment de la nature ne saurait dire dans son oraison sans sentir dans son intérieur des sensibles reproches de ses recherches : Vivo ego jam non ego, vivit vero in me Christus ; « je vis ou plutôt ce n'est plus moi mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi » ; et ainsi elle ne doit pas aspirer à cet état des parfaits car si elle ne vit pas de la vie de Jésus-Christ, comment voulez-vous qu'elle prétende au repos mystique et qu'elle soit élevée à la contemplation passive que l'on ne peut atteindre qu'avec une grâce extraordinaire que par la mort des sens et de la raison.

Mais au contraire si l'âme dévote n'adhère plus aux inclinations de la nature et ne sent nul attachement pour elle-même en prononçant dans le fond de son intérieur et dans un recueillement de contemplation ces paroles de l'Apôtre : « Je vis ou plutôt ce n'est plus moi qui vis mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi », ou bien si elle expérimente quelques sentiments naturels dans les occasions, ce ne sont que des avortons qu'elle étouffe dans son sein ou des mouvements qu'elle souffre comme des peines qui la crucifient et qui la font mourir autant de fois. Je dis qu'une âme qui est dans cette belle constitution peut et doit frapper à la porte de la contemplation suréminente et attendre dans une profonde humilité que Dieu l'élève à ce repos mystique.

Mais au contraire, comme nous avons déjà dit, âme dévote, si dans les occasions de mépris et d'anéantissement pour vous-même vous adhérez aux inclinations que la nature vous inspire, soit en défendant votre innocence, soit en justifiant votre conduite pour vous conserver dans votre propre estime ou pour vous soulager dans vos peines sous quelque prétexte que ce soit, c'est une conviction incontestable que votre vie n'est pas encore assez pure ni votre contemplation assez dénuée pour frapper à la porte de la contemplation passive et suréminente, laquelle n'est, ne vous flattez point, que pour les âmes anéanties qui ne vivent plus que de la vie surhumaine (de la façon que l'on entend dans la vie mystique) et qui peuvent dire sans reproche et avec justice comme l'Apôtre : «  Hélas ! Hélas ! Je vis ou plutôt ce n'est plus moi qui vis mais c'est Jésus qui vit en moi. » Car la contemplation passive et purement mystique demande un si grand détachement de toutes les créatures et de soi-même que la moindre recherche dans les occasions et le moindre reproche dans la contemplation sont des obstacles qui empêchent celles qui prétendent y atteindre, et celles-ci qui y sont élevées n'y sauraient se soutenir.

Le Docteur des Gentils, âmes contemplatives, vous fait faire encore cette réflexion dans une de ses épîtres aux Colossiens et vous exhorte de considérer que vous êtes morte et que votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ : Mortuis estis et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo.

Faites donc vous-même cette expérience pour juger de votre disposition à la vie surhumaine et pour voir si votre constitution est en vue de la contemplation passive, car si dans les humiliations et l'anéantissement vous conservez encore quelques sentiments d'estime pour vous-même ou si vous désirez paraître spirituels dans les rencontres en soutenant votre opinion en fait de spiritualité contre ceux qui ne la suivent pas, ou bien si vous vous produisez vous-même pour faire des actions éclatantes que vous préférez aux actions humiliantes, quelque prétexte que vous puissiez avoir de la gloire de Dieu ; c'est-à-dire que vous n'êtes pas encore mortes dans la vie des sens pour vivre de la vie de l'esprit et que votre vie n'est pas donc cachée avec Dieu en Jésus-Christ, qui se cacha lui-même quand on voulait l'honorer de la couronne de roi et qui ne dit pas un seul mot pour défendre son innocence quand on l'accusait de mille crimes les plus énormes et qu'on l'interrogeait sur sa doctrine, bien qu'il fût tout innocent et que sa science fût toute divine.

Ou bien si vous vous plaignez que votre vie est pleine de mortifications, d'abandonnements et de sécheresses, vous ne voulez donc pas qu'elle ait du rapport avec la vie de Jésus-Christ, qui fut toute pleine de croix car, comme vous fait prendre garde le dévot saint Bernard, si vous cherchez le Fils de Dieu, vous ne le rencontrerez jamais, ni durant toute sa vie ni pendant la vôtre, que sur la croix. Volve et revolve totam vitam boni Jésus non invenies nisi tantum in cruce.

Enfin en un mot, si vous avez recours aux créatures pour vous soulager dans vos délaissements et si vous vous relâchez dans vos exercices parce que vous ne pouvez pas supporter d'être abandonnée des hommes dans la vie civile et de Dieu même dans vos oraisons, c'est-à-dire que vous n'êtes pas encore morte en vue de la contemplation négative et que votre vie n'est pas donc cachée en Dieu avec Jésus-Christ, qui fut abandonné de tous et de Dieu même dans le plus fort de sa passion. Et s'il semble s'en plaindre quand il dit dans sa plus rude agonie : Deus, Deus meus quare me dereliquisti ?, « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m'avez-vous délaissé ?», c'est plutôt pour faire comprendre, âmes dévotes, qu'il est passé lui-même tout le premier par les abandonnements les plus sévères que pour s'en plaindre puisqu'il fut obéissant aux ordres de son Père jusqu'à la mort et à la mort sur la croix, factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis234.

C'est donc le conseil que je donne aux âmes contemplatives de faire réflexion si elles sont mortes et si leur vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, ou bien de dire dans un profond recueillement : Vivo ego jam non ego, « Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi » afin d'expérimenter si elles sont dans cette constitution que Dieu demande pour les élever à la contemplation passive. Mais souvenez-vous aussi que pour vivre de cette vie et pour parler de cette langue, il faut bien faire de morts différentes et quant au sens et quant à la raison.

Mourez donc, vous qui prétendez à la contemplation des parfaits et cachez votre vie en Dieu avec Jésus-Christ ; ne cherchez plus de vous produire, quelque prétexte que vous ayez de la gloire de Dieu, si vous prétendez à la vie suréminente, n'ayez donc plus de recours aux créatures pour vous soulager dans vos anéantissements si vous prétendez frapper à la porte de la contemplation passive. Enfin souffrez avec résignation les sécheresses, supportez avec amour les délaissements et souvenez-vous que les abandonnements des créatures dans la vie civile et morale et les délaissements de Dieu dans la vie contemplative sont une échelle mystique qui vous doit servir à vous élever à cette haute contemplation. Mais souvenez-vous aussi, je vous le dis encore une fois, que pour y prétendre il faut mourir en toutes les créatures et en soi-même, il faut savoir dire sans reproche et avec justice comme l'Apôtre : Vivo ego jam non ego, « Hélas ! Je vis ou plutôt ce n'est plus moi qui vis mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. »

Et voilà, âmes contemplatives, les réflexions que vous devez faire pour expérimenter si vous êtes dans la constitution que Dieu demande de vous pour vous élever à la contemplation purement mystique. Et me réservant d'achever votre portrait dans le neuvième chapitre, disons maintenant de quelle façon il se faut comporter dans cet heureux passage où tant de personnes d'oraison se trompent et se sont trompées et ce que celles que Dieu par sa miséricorde a élevées à cet heureux repos doivent faire ou ne pas faire pour s'y maintenir.

SIXIÈME PAS

De la manière qu'il faut se conduire pour passer de la contemplation acquise à la contemplation passive et comment on doit se comporter dans l'état de la contemplation négative et purement mystique

Pour dire en peu de mots l'état de cet heureux passage et ce que l'âme contemplative doit faire pour entrer dans la contemplation purement mystique quand Dieu l'appelle à cette oraison des parfaits, je dis qu'il faut entrer premièrement dans un parfait recueillement de toutes les puissances et après, il faut prononcer avec le plus de tendresse et du fond du cœur ces paroles du prophète royal : Loquere, Domine, quia audit servus tuus235, « Parlez, Seigneur, je vous en prie, car votre servante écoute ». Ou bien il faut dire avec le même prophète : Deus meus illumina tenebras meas, « mon Dieu et mon tout, éclairez les ténèbres qui m'environnent » et secourez de votre grâce l'ignorance de mon esprit ; paraissez donc, Seigneur, dans le ciel de mon âme, puisque votre seule présence peut me donner le calme et la sérénité que vous me demandez pour y venir.

Mais après avoir soupiré, gémi et poussé ces élans, il faut attendre dans un profond silence que Dieu parle et fasse ses épanchements sans s'efforcer de lui répondre ni de coopérer autrement que par un pur abandon à son bon plaisir et par une simple adhésion à toutes ses grâces.

Mais si durant cette intervalle l'âme contemplative n'entend aucune voix et ne sent nulle touche ni suspension divine, elle se doit relever de ce délaissement par des soupirs, par des élancements, et dire dans une profonde humilité : Usquequo, Domine, oblivisceris me in finem ?, « jusqu'à quand, Seigneur, vous oublierez-vous de moi ? » ; Usquequo avertis faciem tuam a me236, quand sera ce que vous me regarderez des yeux de votre miséricorde et que vous posséderez toutes les puissances de mon âme et tous les mouvements de mon cœur ?

Ou bien il faut proférer amoureusement quelques mots du Pater, par exemple : Pater noster qui es in cælis, car ces paroles sont assez tendres pour amollir une âme qui considère l'honneur que Dieu lui fait, lui permettant de l'appeler son Père.

Mais je trouve que ces deux belles paroles de saint Augustin sont d'une grande force : Noverim te, noverim me, « mon Dieu, que je vous connaisse et que je me connaisse » ; car elles font entrer l'âme contemplative dans une profonde connaissance de son néant et l'élèvent en même temps dans une sublime connaissance de la grandeur de l’être de Dieu qu'elle adore et qu'elle contemple.

Il faut donc continuer ce saint exercice jusqu'à ce que l'esprit divin se rende maître des opérations et des puissances propres et naturelles, et pour lors on ne doit plus s'efforcer de produire des actes sous prétexte de coopérer à la grâce opérante et de n'être pas dans l'oisiveté. Au contraire on doit demeurer en repos et dans un état passif, adhérant doucement à l'inaction de crainte d'interrompre l'opération divine, laquelle n'a rien de plus contraire dans cet état des parfaits que l'opération propre et naturelle.

Remarquez bien ceci, âmes contemplatives, et souvenez-vous pour n'être pas trompées que la contemplation négative n'est pas toujours et dans toute son étendue une aliénation et une abstraction continuelle de toutes sortes de pensées et images comme on pourrait s'imaginer. Au contraire, elle commence d'ordinaire par des ressemblances, par des vues simples et dénuées, lesquelles se dénuent et se perfectionnent de plus en plus à mesure que les opérations sont plus spirituelles, et enfin elles s'anéantissent dans un repos qui ne laisse pas seulement dans l'âme la liberté d'avoir des désirs ni de former nulle sorte de pensées, parce qu'étant toutes pleines de Dieu, toutes absorbées dans son amour et entièrement occupées de son intime présence, elles en restent toutes éprises au lieu de la comprendre et de se posséder.

Cette contemplation s'appelle négative parce que dans cette perfection l'emporte non seulement un dénuement de toutes sortes de moyens mais encore parce que l'âme dévote qui est dans ces communications divines faisant toujours plus état de celles qu'elle n'a pas et se sentant la plus touchée de l'amour et des autres sentiments qu'elle n'expérimente pas, de là vient qu'elle tend incessamment à des connaissances plus relevées et à un plus grand amour ; car comme elle expérimente dans sa contemplation que Dieu n'est pas seulement cette beauté, cette sagesse, cette bonté mais une autre beauté, une autre sagesse, une autre bonté qu'elle ne peut pas comprendre, dans cet état elle cesse entièrement d'agir, parce que ce qu'elle voit, ce qu'elle sent, ce qu'elle expérimente surpasse infiniment toutes ses vues et toutes ses connaissances ; et une âme serait véritablement oisive et dans l'inutilité si, dans cet anéantissement, Dieu n'opérait pas dans son cœur et dans son fond un amour plus parfait et des connaissances plus sublimes.

Mais remarquez encore qu'il ne faut pas rejeter les ressemblances et les vues de l'immensité, de l'éternité et des autres perfections divines sous prétexte de passer dans la contemplation négative car ce serait une faute bien grossière d'éteindre cette surabondance de lumière. Au contraire il faut toujours se comporter selon son état présent et jouir de Dieu de la manière qui lui plaît de se communiquer et non pas autrement.

Et pour mieux entendre cette difficulté qui est si délicate et pour faire mieux comprendre à l'âme contemplative de quelle manière elle se doit comporter pour entrer dans la contemplation purement mystique et de quelle façon elle se doit ménager dans ces communications divines, il y faut considérer deux choses, la première est l'union et la grâce que Dieu fait à l'âme, et la seconde est la sensibilité ou la lumière par lesquelles Dieu se communique. Or je dis que ce serait une faute très grande de produire des actes pour refuser et pour anéantir la lumière qui se laisse apercevoir ; et la faute serait plus considérable de fuir l'union que Dieu fait avec l'âme, parce qu'elle lui est sensible. Mais ce que l'âme dévote doit faire est de ne pas adhérer à la sensibilité et à la lumière qu'elle aperçoit comme à la fin de la contemplation237. Au contraire il faut la négliger seulement pour se laisser transformer et pour s'anéantir dans cette même lumière, afin que l'on expérimente sans savoir comment.

Mais souvenez-vous, je vous prie — je ne saurais trop le dire et remarquer —, que comme dans l'union que Dieu opère dans une âme par sa grâce justifiante, elle doit monter par de différents degrés et se comporter conformément aux attraits des grâces prévenantes, concomitantes et subséquentes pour arriver à sa justification, ainsi je dis que pour arriver dans l'union mystique, l'âme contemplative doit considérer le commencement, les progrès et la fin et que, pour ne pas tomber dans une fausse oisiveté, elle doit agir conformément aux attraits que Dieu lui communique et se servir des lumières distinctes ou indistinctes, particulières ou générales, affirmatives ou négatives sans appréhender de faire quelque tort à la plus haute contemplation, puisque le plus grand de tous les contemplateurs souhaite aux Éphésiens qu'il puissent comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de ce mystère238. Car c'est dans ces quatre abîmes des perfections infinies que l'âme contemplative se perd avec toutes ses vues, tous ses sentiments et toutes ses lumières.

Et voilà, âmes dévotes, à peu près ce que vous devez faire pour être attirées à la contemplation surnaturelle et comment vous devez vous comporter pour vous maintenir dans cette sainte oisiveté où le moindre mouvement naturel est capable d'interrompre son repos. Mourez donc en toutes vos connaissances afin que Dieu vous communique ses lumières ; et souvenez-vous que saint Antoine avait coutume de dire que l'oraison de celui-là n'est pas faite qui se souvient de soi, qui entend et qui prend garde à ce qu'il fait239.

Ou bien je dis encore qu'elles s'impriment dans leurs esprits autant de nouvelles images qu'elles s'efforcent d'en suspendre puisque, comme nous avons dit, agissant naturellement, il faut qu'elles forment autant de pensées qu'elles en veulent anéantir et qu'elles produisent autant d'actes différents qu'elles tâchent d'en suspendre. Et ainsi, au lieu de se recueillir elles se dissipent, au lieu de se réunir en unité d'essence elles multiplient leurs actes et leurs puissances, et bien souvent cela leur arrive parce qu'elles ne veulent pas croire leur directeur ou parce que les directeurs les croient trop facilement.

SEPTIÈME PAS

De quelques fautes les plus subtiles et de leurs remèdes

Je n'entends pas parler ici de ces fautes grossières et matérielles dont l'âme contemplative est exempte par la miséricorde divine ; mais comme il n'y a point de contemplation si relevée qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni conversation si simple qui ne puisse être plus directe, et que ce « peut être » et « n'est-ce pas ? » vient de nous et non pas de Dieu, il faut donc chercher quel est ce milieu240 entre l'âme et Dieu.

Les obstacles dans la contemplation sont d'ordinaire les images qu'on se forme ou les actes qu'on veut produire au temps que Dieu se veut communiquer dans l'oraison de quiétude, qui est incompatible avec les bonnes pensées ; ou bien c'est quelque immortification secrète que Dieu veut punir par la soustraction de ses douces influences, pour ne pas correspondre fidèlement et produire des actes quand ils sont nécessaires pour s'entretenir dans les remises241 de ce repos et pour coopérer à l'entretien de cette quiétude.

Mais les contemplatifs remarquent encore des imperfections si extraordinaires et si subtiles qu'elles sont rarement connues et plus rarement corrigées. La première, qui vous surprendra d'abord, peut être un désir trop ardent d'aimer Dieu ou un trop grand désir d'anéantissement pour Dieu ; et la raison est, parce que pour lors une âme agissant trop d'elle-même, bien qu'amoureusement pour Dieu, ne laisse pas de troubler cette grande tranquillité que l’Époux céleste demande dans une âme où il se veut reposer ; car il faut qu'elle soit tout à fait calme et non pas agitée par des mouvements qui, quoiqu'ils soient tous pour Dieu, ne laissent pas d'interrompre l'inaction divine, parce qu'ils sont encore trop humains. De sorte qu'un cœur affectif, qui est très propre pour la contemplation quand il est bien conduit, met de grands empêchements par son amour trop actif à cette même élévation.

Une seconde faute qu'on remarque est une subtile image qu'on retient encore parce qu'elle est si déliée et si secrète qu'elle est inconnue à l'âme. C'est pourtant une imperfection de s'occuper, quoique de Dieu, dans l'oraison, quand Dieu seul veut l'occuper lui-même. Il n'est plus temps de le regarder énigmatiquement et sous des formes imaginaires, quoique très spirituelles, quand Dieu veut se manifester sans image et comme à la façon des anges. Car remarquez qu'il y a bien de la différence entre contempler un objet et le considérer par pensée. Le premier est un acte d'intelligence et l'autre simplement d'entendement. Et s'il faut me demander de quelle manière l'âme se peut dépouiller d'une image qui lui est inconnue, les docteurs répondent à cette difficulté que Dieu l'en dépouillera lui-même dès qu'elle sera parfaitement anéantie et que pour lors elle connaîtra son imperfection après que Dieu l'aura purifiée de son défaut.

Mais une des plus subtiles fautes qu'on peut commettre est un désir extrême qu'on a de s'unir intimement à Dieu, cette imperfection est d'autant plus secrète à l'âme qu'elle croit et proteste de ne point se rechercher mais seulement de se vouloir unir à Dieu en esprit. C'est pourtant un artifice de l'esprit de nature, ainsi que l'expérience fait voir, parce qu'elle n'est jamais contente dans son désir qu'elle n'ait quelque sentiment d'union et quelque connaissance expérimentale de la présence de Dieu. Cependant pour trouver Dieu dans la pure contemplation, il faut le chercher seulement par un simple ressouvenir et non par des élancements sensibles qui sont contraires à cet état de perfection, où on ne doit avoir qu'une foi nue et sans vue, et non une vue expérimentale comme vous souhaitez. Souvenez-vous donc que Dieu est un pur esprit qui ne tombe point sous les sens et qui s'unit parfaitement dans le fond de l'âme, où il n'entre ni vue ni expérience, mais seulement un amour pur nu et vide de tout sentiment.

C'est encore une imperfection assez familière aux personnes spirituelles d'observer trop exactement les imperfections qu'elles commettent ou de faire réflexion sur tout ce que la grâce opère intérieurement, parce que pour lors l'âme s'occupe trop et se rend trop active, dans un temps où elle ne doit être que dans le repos. C'est en quoi plusieurs se trompent de se rendre si attentives pour remarquer tout ce qui se passe et tout ce qui se fait intérieurement, qu'elles ne sont jamais dans le repos nécessaire à une parfaite union. Car pourquoi s'amuser à examiner tous les mouvements intérieurs et faire des réflexions sur toutes les pensées, si ce n'est pour en produire à l'infini dans un temps où il n'en faut point avoir ? Tout ce qu'une âme doit faire dans cet état est de remarquer les dispositions et les changements plus considérables (sans pour autant s'en occuper) pour les communiquer à son directeur sans avoir aucun autre motif que d'en être éclaircie.

Mais aussi vous devez prendre garde de ne pas tomber dans une autre extrémité dont l'erreur serait pire que la première, si vous croyez être capables de vous conduire de vous-même sans avoir besoin des avis d'aucun autre directeur que de votre propre estime.

Enfin c'est encore une faute bien remarquable de regarder Dieu ou comme en paradis ou en quelque autre lieu plus éloigné que dans vous-même, parce que cet éloignement ou cette hésitation de l'intime présence de Dieu ne contribue point à l'introversion et au recueillement des puissances en l'unité de l'âme, où se fait l'union avec Dieu par la grâce ou la séparation par le péché ; car si vous n'avez pas un fort sentiment de la présence réelle de Dieu qui est en vous mieux que vous-même, votre foi ne sera pas vive ni l'espérance si grande, ni l'amour si intime, et tout cela diminue l'attention, la suspension242 et par conséquent cet éloignement est un retardement à la parfaite union.

Voilà donc à peu près les fautes les plus subtiles qu'on peut commettre dans cet état de perfection, et le remède pour la première c'est d'apaiser ces désirs ardents qui ne sont si fervents que parce qu'ils sont trop humains. Il faut donc les adoucir jusqu'à les anéantir peu à peu par des écoulements et de simples regards en Dieu, agir de cette façon ce n'est pas les laisser et les perdre comme on s'imagine. Au contraire c'est les perfectionner et les accomplir puisqu'on les noie dans la jouissance de Dieu et que c'est une imperfection et une erreur bien grande de vouloir chercher ce qu'on peut trouver, de se dissiper pour soupirer après ce qu'on peut posséder et de s'efforcer de respirer un air humain et naturel au temps où l'inaction divine rafraîchit et pénètre le fond de l'âme d'un air tout divin. Car remarquez que comme la glace ne perd pas pour cela sa substance perdant sa forme accidentelle quand elle se fond, se liquéfie et se change en eau, de même ces bons désirs, ces ardeurs, ces ferveurs ne s'anéantissent pas pour cela quand ils se fondent, s'écoulent et se liquéfient en la jouissance de Dieu. Au contraire ils se perfectionnent, ils se fortifient lorsqu'ils se dépouillent de tout ce qu'ils ont d'humain pour se laisser transformer en Dieu.

Le second remède pour la seconde imperfection est une des conditions du chapitre suivant ; et ayant satisfait et appliqué aux autres ceux243 qui leur étaient convenables au même temps que nous les avons fait connaître, il ne reste donc qu'à satisfaire à la dernière. Et pour ce sujet je dis qu'il est très nécessaire de se former une vue habituelle de l'immensité de Dieu, qu'on peut acquérir par des actes d'une foi vive et nue, en les reïtans244 jusqu'à ce qu'on ait cette vue expérimentale de sa présence. Et comme on lit si souvent dans les livres spirituels : « sciences expérimentales », « volonté expérimentale », « connaissances expérimentales », je veux vous expliquer la force de ce mot et vous faire expérimenter ce que c'est que « connaissances expérimentales », et par ce même moyen vous imprimer encore mieux cette présence intime de Dieux qui est si nécessaire pour rendre une âme contemplative.

HUITIÈME PAS

Des lumières qu'on appelle expérimentales

Je ne saurais mieux faire paraître à vos yeux ces lumières expérimentales et vous donner quelque expérience de leur efficace245 qu'en les comparant avec les lumières de la foi. Vous croyez par exemple comme un article de foi que Dieu est immense et tout-puissant et par conséquent qu'il est partout, en toutes choses, en chacune en particulier et en toutes leurs parties jusque dans tous les atomes qui volent en l'air, et qu'il en serait de même en cent mille mondes si Dieu les avait faits ou s'il voulait les faire comme il en a le pouvoir. Car s'il y avait seulement ou s'il y pouvait y avoir un de ces atomes où Dieu ne fût pas présent par son essence et par sa puissance, Dieu ne serait pas immense et tout-puissant comme il est, et cet atome qui ne serait pas en sa présence et serait indépendant de sa puissance serait Dieu comme lui ; et ainsi il y aurait plusieurs dieux et par conséquent il n'y aurait point de Dieu, parce qu'il n'y en a qu'un seul et il n'y en peut avoir d'autres.

Un chrétien voit donc par les lumières de la foi que Dieu est immense et tout-puissant ; et cependant au lieu de le craindre et de s'anéantir devant lui, il se produit246 contre ses commandements, il conserve des sentiments de rébellion contre sa puissance, il ne tremble pas de commettre des irrévérences et de l'offenser en sa présence comme s'il n'avait pas la force de le punir. Un chrétien croit fermement qu'il doit mourir et rendre compte de toutes ses actions et de toutes les pensées de la vie devant un juge sévère et cependant il n'y pense pas sérieusement, il vit comme s'il ne devait jamais mourir. Il croit qu'il y a un enfer pour les méchants et un paradis pour les bons et toutefois il n'appréhende pas de commettre des crimes et ne se presse pas fort de faire de bonnes œuvres. Pourquoi cela ? Parce que les lumières de la foi sont très certaines mais elles ne sont pas toujours expérimentales, elles éclairent parfaitement l'entendement mais elles n'échauffent pas toujours la volonté.

Mais les lumières expérimentales par lesquelles Dieu se manifeste à l'âme ne sont que clarté dans l'entendement et affection dans la volonté car, non seulement elle le voit plus intimement et plus réellement en toutes choses et en elle qu'elle-même, mais encore cette vue habituelle et expérimentale de la présence de Dieu la tient dans une si grande attention, dans un si grand respect, qu'elle l'adore et le contemple sans cesse dans toutes ses volontés et tremble de commettre la moindre irrévérence en sa présence.

Il est vrai qu'il n'y a rien de plus certain que les vérités de la foi, mais elles sont obscures, et ces ténèbres qui les environnent les rendent moins sensibles. Mais ces grâces expérimentales que Dieu départ247 à ses favoris sont si sensibles et si efficaces qu'il est bien difficile de comprendre comment elles dominent sur les esprits et sur les cœurs et comment elles dépouillent une âme de tout ce qui peut déplaire à Dieu. Par exemple, une âme qui reçoit une touche expérimentale de la volonté de Dieu, se sent si efficacement dépouillée de tous ses sentiments qu'elle voit fondre et liquéfier sa propre volonté en toutes choses dans la volonté de Dieu comme un flocon de neige au soleil du midi.

Toute de même248, une âme qui a une connaissance expérimentale de la présence de Dieu le voit si clairement et si intimement présent en toutes choses qu'elle ne voit plus rien que Dieu seul ; elle voit manifestement que Dieu est tout ce qui est et que toutes choses ne sont rien que ce que Dieu est en elles-mêmes ; et cette connaissance expérimentale produit un si profond silence dans le fond de l'âme et dans toutes les puissances qu'elle n'oserait faire le moindre bruit en présence d'un monarque qui est partout, qui entend tout, qui voit tout, qui punit et qui récompense tout.

C'est à quoi vous devez bien prendre garde, âmes spirituelles, afin de ne pas interrompre ces touches divines par vos propres efforts sous prétexte d'y coopérer, ni confondre ces lumières expérimentales par vos propres réflexions sous prétexte de vous les imprimer davantage. Tout le secret consiste à les conserver tant qu'elles durent et souffrir doucement le dénuement qu'elles opèrent sans rien contribuer de votre part qu'un consentement efficace pour tout ce que l'esprit de Dieu vous inspire, parce qu'il ne faut jamais mêler l'humain avec le divin, ni adhérer non plus à ces grâces expérimentales pour vous les rendre plus sensibles, mais il faut vous en servir seulement pour vous élever en Dieu et le remercier quand il vous les donne.

Remarquez encore que ces connaissances et ces volontés expérimentales durent quelquefois plus et quelquefois moins selon la fidélité avec laquelle on les reçoit et selon le profit que l'on en retire. Mais d'ordinaire, elles ne sont qu'en passant, principalement à ceux qui commencent la vie de l'esprit. Et bien souvent, pour n'en faire pas tout le bon usage, ils passent eux-mêmes toute leur vie dans une dévotion si basse et si languissante qu'après vingt et trente ans de pratique d'oraison ils n'y sont pas plus avancés que les novices et n'ont rien moins que le caractère d'une âme contemplative.

NEUVIÈME PAS

Du portrait et de l'excellence de l'âme contemplative

Ruusbroec, traitant de la noblesse d'une âme dans la contemplation superessentielle249, dit qu'elle doit être enrichie au-dehors de toutes les vertus et au-dedans dénuées de toutes sortes d'actions quoique vertueuses ; c'est-à-dire que si l'âme se détourne de l'intime présence de Dieu quand elle s'occupe en Dieu et pour Dieu même aux actions extérieures et intérieures, elle se trouvera bien souvent occupée dans ses oraisons par des formes et des images qui la désoccuperont de Dieu ou qui mettront au moins un milieu entre elle et Dieu qui est un obstacle à la parfaite contemplation.

Ceux qui traitent de cet ornement disent qu'il consiste aux sept dons du Saint-Esprit, dont les trois premiers servent à l'âme pour la vie active et les quatre derniers pour la vie contemplative.

Le premier de ces dons est une crainte filiale, qui la rend si sensibles aux mouvements de la grâce, laquelle opère dans son cœur tout ce qu'elle veut sans résistance et en bannit toute autre crainte que celle de Dieu, et principalement la crainte des souffrances de cette vie et de l'autre, et même des peines éternelles si tel était le bon plaisir de Dieu, qui est la dernière preuve de conformité250 que Dieu demande d'elle.

Le second est une tendresse de cœur qui la porte à toutes sortes de vertu et la rend si affectueuse et si sensible pour les souffrances du prochain, et principalement pour la Passion de Jésus-Christ qu'elle se fond en soupirs, en langueurs au souvenir de ses peines et à la vue du péché qui en est la cause.

Le troisième est un don de connaissance qui éclaire l'âme dans les voies de la justice, qui lui sert de phare pour éviter tous les écueils de la vie civile et morale et lui fait prendre garde aux indiscrétions en matière de dévotion, où tant de demi-spirituels veulent bien251 faire naufrage.

Le quatrième est un don de force qui lui inspire une certaine générosité qui lui fait mépriser les honneurs, les plaisirs et les richesses comme autant d'obstacles à la vie contemplative et ne lui permet d'accorder à la chair que ce qui peut la faire souffrir, ne permettant pas même à l'esprit de goûter les douceurs qu'il rencontre en la vie spirituelle.

Le cinquième est un don de conseil qui lui apprend les lois éternelles qui, sans obliger, enseignent la perfection, comme de fuir les embarras des occupations quoique bonnes ou indifférentes et le trop d'empressements même pour les plus spirituelles.

Le sixième est le don d'entendement, qui n'est rien moins qu'une lumière surnaturelle qui sépare l'esprit des connaissances humaines, qui l'éclaire, le subtilise et l'élève incessamment à la contemplation des choses divines.

Enfin le septième est le don de sagesse, qui selon saint Augustin, n'est autre qu'un avant-goût spirituel des délices du paradis, qui imprime dans l'entendement humain une connaissance expérimentale des mystères divins252. Et voilà quelque chose du portrait de l'âme contemplative que j'ai bien voulu faire en peu de mots pour détromper tous ceux et celles qui se font accroire être du nombre, parce qu'elles s'imaginent passer par tous les états qu'elles lisent dans les livres qui en traitent et se persuadent être dans une sublime contemplation parce qu'elles se souviennent de ce qu'on leur a dit ou pour en avoir lu quelque chose dans les auteurs qui l'enseignent. Et puis, âmes spirituelles, quand vous auriez tous ces dons, croiriez-vous bien être contemplatives ? Hélas, vous n'en auriez que la première condition.

La seconde condition de l'âme contemplative est qu'elle adhère incessamment à Dieu et s'unit immédiatement à lui et sans milieu par voie d'amour et non par voie de connaissance. Car bien que selon l’École on ne puisse rien aimer d'inconnu, néanmoins selon la mystique, cette partie supérieure de l'âme dont nous avons parlé, recevant quelques touches de l'Esprit divin, s'élève incessamment à Dieu par voie d'amour et non par voie d'entendement et tend à lui comme à son centre, ainsi qu'une aiguille touchée de la pierre d'aimant tourne toujours vers le pôle du monde253 par voie de sympathie et non par voie de jugement.

Remarquez encore que bien que l'entendement, éclairé des lumières de la foi, connaisse quelque chose de la beauté, de la bonté et de l'immensité de Dieu, ce ne peut être qu'imparfaitement parce que, comme on ne juge des couleurs et de la lumière que par les yeux et de la solidité de la matière que par l'attouchement et non le contraire, ainsi Dieu étant charité, Deus charitas est254, l'on ne peut l'approcher pour expérimenter quelque chose de ce qu'il est que par voie d'amour, amemus abyssalem amorem, æternaliter nos amantem255.

J'avoue que la contemplation consiste essentiellement dans l'entendement, mais son principe, qui est la charité, étant dans la volonté, il s'ensuit que la parfaite contemplation se doit achever par voie d'amour et non par voie de connaissance, puisque selon l’École même, la fin doit répondre à son principe : Cuncta vero contemplatio in affectione et desiderabili unitione terminatur256. Et c'est la pensée du roi des contemplatifs quand il dit : gustate et videte257 ; il faut premièrement en avoir goûté pour en comprendre quelque chose, c'est-à-dire qu'il faut aimer Dieu si vous le voulez connaître.

Enfin, pour achever le portrait de l'âme contemplative, il faut encore une troisième condition, qui est le remède pour la seconde imperfection qu'on y commet, ainsi que nous avons dit dans le chapitre iv, et c'est que l'âme doit mourir dans toutes ses opérations propres et naturelles et se perdre elle-même en l'essence divine (comme dit Ruusbroec) sans moyen258 de la divinité, c'est-à-dire que l'âme se doit unir à Dieu sans milieu, sans formes, sans images et sans penser qu'elle y pense.

DIXIÈME PAS

De la manière qu'on doit entendre ce dénuement de toutes sortes de formes et images dans la contemplation mystique.

Si l'oraison n'est autre chose que de parler de cœur à Dieu et que les pensées soient les paroles de l'âme, je ne m'étonne pas si ceux qui n'ont pas l'intelligence de la théologie mystique ont tant de peine à comprendre comment une âme peut faire oraison sans formes, sans images et qu'elle soit sans pensées, c'est-à-dire sans produire aucun acte de l'entendement ni de la volonté. Remarquez que sous le nom de pensée, forme et image, on comprend les opérations de l'affection et de la volonté aussi bien que celles de l'entendement et de l'imagination et que le mot d'image vient de l'imagination et celui de formes — sans lesquelles l'entendement et la volonté ne sauraient agir naturellement — se tire259 des images formées par l'imagination car, comme l'entendement ne forme ses pensées que sur les images de l'imagination, la volonté n'embrasse son objet qu'à la faveur des pensées et des lumières de l'entendement.

Par ces mots de formes et images, les mystiques entendent les opérations des puissances intérieures, soit de la partie supérieure soit de l'inférieure, qui sont aperçues260 ou qui le peuvent être, de sorte qu'il y a deux sortes de formes et images, ou pour parler plus intelligemment, deux sortes de pensées ou d'actes intérieurs. Les uns sont appelés mystiques, c'est-à-dire qui ne sont et qui ne peuvent être ni aperçus ni réfléchis, et qui dénotent cette troisième et suprême partie de l'âme dont nous avons parlé en la divisant et où se fait l'inaction, c'est-à-dire où Dieu à notre égard opère surnaturellement.

Les autres pensées ou actes intérieurs sont ceux qu'on appelle propres et naturels, c'est-à-dire qui sont ou qui peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand on dit que la contemplation négative ou oraison passive doit être sans formes et sans images, l'on n’entend pas parler des images et des actes mystiques mais seulement de ces formes ou de ces actes aperçus et réfléchis ou qui le peuvent être.

Et pour faire mieux comprendre comment l'âme perd ces images sensibles et anéantit ses opérations propres et naturelles dans une sainte oisiveté sans cesser d'agir, l'expérience fait voir clairement que dans les passions extraordinaires d'amour ou de haine, les opérations de l'âme lui sont très peu et presque point connues et qu'un excès de joie épanouit tellement un cœur qu'il devient comme insensible, parce qu'il épuise toutes ses forces, comme une excessive douleur le rend stupide quand il n'a pas assez de vigueur pour y résister. Et bien souvent une âme affligée s'abîme si profondément dans son amertume qu'elle y perd sa pensée à force d'y penser, car elle ne sait ce qu'elle fait ni à quoi elle pense. Elle s'entretient pourtant dans son affliction sans s'en apercevoir et sans y faire réflexion. Et quand elle revient de son absorbement, à peine peut-elle avoir un simple souvenir, une image de ce qu'elle a pensé pour en exprimer la laideur et la déformabilité261, mais elle se souvient seulement qu'elle était abîmée dans son déplaisir.

Il en est de même à proportion d'une âme contemplative qui veut pénétrer dans les connaissances infinies ou dans l'amour de Dieu. Elle trouve des précipices sans fin, des abîmes sans fond, des élévations sans borne et des hauteurs sans mesure. Elle contemple pour approfondir l'être de Dieu, mais son entendement, qui n'est pas infini, vient à se perdre où il ne trouve ni commencement ni fin. Il voudrait pénétrer dans l'essence divine, mais plus il la considère, moins il la connaît, parce qu'il n'en peut supporter l'éclat ni en former aucune image. S'il cherche son éternité, il découvre à la première vue des voies infinies qu'il ne saurait pénétrer ; et s'il s'efforce de se former une idée de Dieu, il trouve qu'il ne saurait le faire, parce qu'il n'est rien de tout ce qui est et de tout ce qu'il pourrait s'imaginer, de sorte qu'il perd toutes les connaissances dans ses lumières infinies et par conséquent, il cesse dans ses opérations propres, puisqu'il n'a plus de pensée et n'en peut point avoir de l'être de Dieu qu'il contemple.

Car comme celui qui regarde fixement le soleil en perd la vue et ne le voit plus pour n'en pouvoir pas supporter l'éclat, ainsi l'âme contemplative perd la parole, le sentiment et la raison parce que ce qu'elle voit, ce qu'elle sent, ce qu'elle goûte surpasse infiniment tous ses sens et toutes ses connaissances. Et je défie les plus beaux esprits de se former quelque imagination ou quelque idée d'un être qui ne reçoit ni forme ni figure ; je défie la plus éloquente de toutes les langues de dire quelque chose d'approchant de ce qui est ineffable et de raisonner sur une essence qui est infiniment au-dessus de toutes les connaissances et de tous les raisonnements.

Il ne faut pas être ni grand théologien ni grand mystique, il ne faut que pratiquer communément l'oraison pour faire toutes ces expériences. Car où trouvera-t-on une âme de prière qui n'ait expérimenté qu'elle ne peut pas expliquer ni comprendre ce qui est inconcevable et qu'elle n'a jamais su se former une idée de cette éternité, de cette immensité de Dieu où elle perd toutes ses pensées et où véritablement elle serait oisive si Dieu n'opérait en elle-même ?

L'on ne me dira peut-être que peu de personnes croient et comprennent cette oraison sans formes et images, parce que c'est une contradiction de dire qu'elle agit en même temps qu'elle cesse d'agir, qu'elle ne tombe pas dans l'oisiveté quittant ses opérations propres et naturelles et qu'elle ne perd pas son temps (quand bien même elle agirait) si elle ne comprend pas ce qu'elle fait ni à qui elle pense.

Je réponds en peu de mots à toutes et à chacune de ces objections en détail et je dis que je ne m'étonne pas que peu de personnes croient et comprennent cette oraison qui se fait sans formes et images, puisqu'elle est par-dessus toute imagination et qu'elle surpasse toute connaissance. Au contraire je serais surpris si plusieurs comprenaient une oraison que si peu de personnes expérimentent. Je soutiens encore que ce n'est pas non plus une contradiction de cesser d'agir naturellement et d'agir surnaturellement en même temps, et qu'une âme n'est pas oisive cessant dans ses propres opérations, quand elle cesse volontairement d'agir et qu'elle donne son consentement à l'inaction qui la purge, la purifie et l'illumine surnaturellement. J'avoue bien que dans ce parfait état d'union de l'âme avec Dieu, elle ne saurait comprendre par pensée ce que c'est et encore moins expliquer par paroles ce qu'elle sent, ce qu'elle expérimente ; mais elle n'y perd pas son temps pour cela, parce qu'il lui reste une connaissance expérimentale de la présence de Dieu qui la soutient, qui l'éclaire, qui la pénètre et qu'elle sent plus présent et plus intimement en elle qu'elle-même.

Vous devez inférer262 de là l'abus de ceux qui croient qu'il faut toujours agir, former des pensées et produire des actes d'adoration, d'aspiration et d'action de grâces, qui enseignent que la parfaite contemplation consiste en ces actes sensibles et aperçus et condamnent à une fausse oisiveté toutes les cessations d'actes et toutes les suspensions, bien qu'elles soient surnaturelles, contre le sentiment pourtant de tous les mystiques et du grand saint Denys particulièrement qui, écrivant à son ami Timothée, lui dit ces propres mots : Tu vero, Thimotee charissime, intentissima contuendis spectaculis mysticis exercitatione et sensus linque et intellectuales operationes, etc., « Quitte toutes sortes d'actions sensibles et intellectuelles si tu veux pénétrer dans les secrets de la mystique. »

Il est vrai que cette oraison n'exclut pas toujours les actes, et principalement au commencement, mais seulement après avoir bien pratiqué la vie active et au temps que l'inaction dure ; c'est-à-dire quand l'âme est toute pénétrée de Dieu et si bien occupée de sa présence qu'il n'est plus en son pouvoir de s'en désoccuper. Mais après que l'efficace de cette action a cessé et que la volonté n'est plus si fortement attachée, une simple vue, un regard amoureux, un élan, un soupir est tout à fait nécessaire et suffisant aussi pour la réveiller de toute inutilité et capable de la réunir à son objet.

ONZIÈME PAS

De l'objet de la plus sublime contemplation, que Jésus-Christ comme Dieu et homme doit être l'objet ordinaire des plus parfaits contemplatifs, et comment

Ce n'est pas un point à laisser, traitant de la vie mystique, et il est très nécessaire de savoir quel est l'objet et le sujet de son oraison. Tous les docteurs sont d'accord que l'essence divine dans une idée générale et confuse doit être le sujet et le soutien de l'oraison passive. La raison est, parce qu'étant surnaturelle, elle doit avoir un fond qui lui soit proportionné. Néanmoins Dieu donne quelquefois des lumières plus distinctes, et manifeste à l'âme quelque attribut ou perfection en particulier, comme de sa bonté, de son amour, de sa puissance, ou de quelques mystères de l'incarnation du Verbe, comme de sa naissance, de son enfance ou de sa mort. C'est pour ce sujet que « bonté, bonté de Dieu » était le mot ordinaire de saint Bruno, « mon Dieu et mon tout » celui de saint François et « pâtir et mourir » celui de sainte Thérèse. Mais il faut remarquer que, bien que l'âme soit déterminée à quelque attribut divin particulier, c'est toujours sur une idée générale, parce que la contemplation, qui est une opération surnaturelle, a cela de particulier qu'elle contient éminemment plusieurs vues tout à la fois ou plusieurs vérités dans un seul regard.

Toute la difficulté de ce point consiste à savoir si Jésus-Christ comme Dieu et homme peut être et doit être l'objet de cette oraison et si les images de sa vie et de sa mort ne sont pas des obstacles dans l'oraison d'union, qui n'admet ni forme ni image. Tous les grands contemplatifs qui ont écrit de cette oraison par leurs propres expériences tiennent pour la négative et exhortent dans leurs écrits à ne s'en séparer jamais et à ne pas abandonner le Fils de Dieu dans les anéantissements de sa vie souffrante.

J'avoue que sainte Thérèse conseille de s'abandonner aux attraits divins quand Dieu élève une âme à la divinité toute nue, lui ôtant toutes les vues de son humanité sacrée, quand ce serait même au commencement. C'est-à-dire qu'il ne faut pas s'opiniâtrer pour conserver un sensible souvenir de l'humanité sainte de Jésus-Christ au temps qu'il faut se perdre et s'absorber dans la divinité. Mais remarquez que pour cela, ce souvenir n'est pas perdu comme on croit quoiqu'il soit anéanti ; au contraire, c'est l'âme qui se perd elle-même dans ces abîmes qu'elle découvre dans les anéantissement d'un Dieu humilié, d'un Dieu crucifié, et d'autant mieux qu'elle ne revient jamais de ces communications qu'avec un désir extrême de souffrir à l'imitation de Jésus-Christ, et que la même sainte conseille de ne le quitter jamais de soi-même.

Mais pour bien éclaircir ce point que je crois si important, il faut considérer ce qu'est la contemplation en son commencement, en son progrès et en sa fin. Quatuor requiruntur in perfecta contemplatione, dit saint Bernardin, scilicet sensus elevationis, aspectus continuationis, excessus admirationis, jubilus liquefactionis263.

Premièrement, elle est une élévation d'esprit dans une vue simple et continue. Or ceux qui contemplent Jésus-Christ comme Dieu et homme et qui jettent leurs pensées sur sa divinité et après s'abaissent sur son humanité, ceux-là véritablement interrompent leur élévation, et leur vue n'est point simple ni continue, mais distincte et multipliée. S'ils s'arrêtent tantôt sur sa divinité tantôt sur son humanité comme sur deux objets différents, ce qui est contre les règles de la parfaite contemplation, laquelle doit être continue et dénuée de toutes multiplicités, aspectus continuationis.

[Deuxièmement], il faut donc regarder conjointement et non séparément la divinité et l'humanité en la personne de Jésus-Christ, ou bien il faut contempler les mystères du Verbe incarné selon le dessein que Dieu en a formé dans son conseil éternel et non selon leur accomplissement temporel. Et pour ce sujet, il faut s'habituer peu à peu dans une vue de contemplation qui ne tienne rien de l'imagination, car il y a bien de la différence entre contempler et penser : le premier est un acte d'intelligence et le second simplement d'entendement264. Et souvenez-vous que comme la vie la plus parfaite est un mélange d'action et de contemplation, pour bien faire il faut donc contempler un objet qui nous échauffe et qui nous éclaire, qui nous illumine et qui nous anime, qui nous serve de force et d'exemple tout ensemble, pourvu qu'on garde ces deux choses nécessaires à la parfaite contemplation, qui sont de s'élever en esprit et dans une vue simple et continue : sensus elevationis, aspectus continuationis.

Troisièmement, si la contemplation naît de l'admiration, il est certain qu'il n'y a rien de plus admirable et de plus surprenant que de voir ces deux contraires joints ensemble : l'infini et le fini, le puissant et le faible, le tout et le rien, en un mot Dieu et l'homme dans la personne de Jésus-Christ. Car on ne saurait voir sans grande admiration et sans se perdre, même, dans ces abîmes impénétrables où l'on rencontre toute la puissance de Dieu dans la faiblesse des langes, toute sa gloire dans les opprobres d'une étable, toute son immensité dans une crèche. Il s'ensuit donc qu'il n'y a point d'objet qui élève si puissamment à la contemplation que la considération d'un Dieu dans ses anéantissements, puisqu'on ne saurait admirer longtemps sans contempler : excessus admirationis.

En quatrième lieu, si la contemplation en sa fin et en sa perfection n'est autre du côté de l'âme qu'une liquéfaction agréable, un doux absorbement en Dieu où elle perd ses vues et ses connaissances comme une étoile perd sa clarté en vue du soleil, jubilus liquefactionis, il n'y a point d'objet qui puisse mieux liquéfier un cœur dans l'amour divin que la vue d'un Dieu souffrant, d'un Dieu anéanti pour l'amour des hommes ; car, comme on ne saurait juger de la hauteur d'une montagne si on ne considère la bassesse du pied, ni entrer dans la connaissance de la profondeur d'un abîme si on ne voit pas la cime du rocher qui l'environne, je dis qu'on n’entre jamais mieux dans la connaissance des secrets divins que par la contemplation du Verbe incarné. Car c'est là où l'âme peut voir d'une seule vue la hauteur et la profondeur, le pied et la cime, le tout et le rien et si je l'ose dire l'éternité de sa naissance et les anéantissements de son incarnation, l'immensité de son essence et les humiliations de son enfance ; c'est là qu'on ne peut trop admirer la sagesse infinie dans la conduite de notre rachat. Enfin, on ne se perd jamais mieux dans les grandeurs des miséricordes divines qu'en contemplant les admirables inventions de son amour dans les souffrances de sa passion.

Que si on veut dire que la pensée de l'humanité de Jésus-Christ quoique très utile, est toujours un milieu dans la parfaite contemplation, qui exclut toutes sortes d'images, je réponds que ceux qui contemplent Jésus-Christ, Dieu et homme, dans une seule vue, ont une foi si vive de sa divinité qu'à peine son humanité sainte paraît-elle pour relever les merveilles que Dieu a faites en notre faveur (qui ne sont pas moins incompréhensibles dans les anéantissements de Bethléem que dans le sein du Père éternel), de sorte que, bien qu'on se représente Jésus-Christ crucifié, cette image est si dénuée qu'elle est absorbée et comme perdue dans l'acte de foi ; et c'est ce qu'on appelle contempler la vie et la Passion de Jésus-Christ sans formes et d'une manière essentielle, qui est cent fois plus utile, dit Tauler, que de la méditer dans ses formes et ses images : Etiam notandum est vitam et passionem Christi modo quodam essentiali et informi meditam exercitatamque, centuplo majorem afferre fructum et utilitatem quam in formis et imaginibus exercitatam.

Si vous croyez encore que le moindre souvenir de l'humanité sacrée est toujours une imperfection dans l'oraison d'union, les docteurs mystiques enseignent que ce simple souvenir, que cette image actuelle (si vous aimez mieux) se trouve actuellement anéantie, qui est un anéantissement plus parfait qu'un anéantissement passif, ainsi que nous dirons ci-après, parce que c'est le dernier secret de la vie mystique de bien comprendre et de bien pratiquer ces deux anéantissements actif et passif.

Par-dessus toutes les raisons, l'expérience et l'autorité de tant de saints, de sainte Thérèse, de saint Bonaventure et de saint François même qui, au sentiment du Docteur séraphique, « nous a été donné l'exemple de la parfaite contemplation » : Positus est in exemplum perfectæ contemplationis ; ce saint patriarche ne reçut-il pas ces sacrés stigmates en contemplant les souffrances de Jésus crucifié ? Puisqu'au rapport du même saint Bonaventure et de son compagnon qui fut témoin oculaire de la vision, ce fut un séraphin en forme de crucifix qui parut visiblement pour marquer cet original des contemplatifs : Cum in excessu contemplationis in monte exelso apparuit seraph, sex alarum in cruce confixus, ut a socio ejus (qui tunc cum eo fuit) ego et plures audivimus, ubi in Deum transiit per contemplationis excessum ; et positus est in exemplum perfectæ contemplationis, sicut prius fuerat actionis265. Car si l'on connaît l'arbre par le fruit qu'il porte, quel objet pensez-vous que devait avoir saint François dans une contemplation si sublime de laquelle il sortit tout chargé de fruits et de plaies de la Passion de son Maître ? Et si l'on n’apprend pas les lois en étudiant en médecine ni les mathématiques quand on étudie aux lois, et si un grand médecin ne se vante pas d'être un grand jurisconsulte ni un grand théologien d'être un grand mathématicien : le Docteur des Gentils, dont l'autorité doit prévaloir par-dessus toutes autres, ne se vante (écrivant aux Corinthiens) de ne savoir autre chose que Jésus crucifié, ne faut-il donc pas conclure que la Croix était son livre, que Jésus-Christ comme Dieu et homme était le sujet de toute son étude et l'objet de ses contemplations ?

Que si vous désirez encore des preuves plus relevées pour un point si important, élevez vos esprits et vous apprendrez dans la théologie de saint Paul que dans l’école du Ciel, la divinité contemplée face-à-face et toute nue est l'objet des bienheureux : nunc autem in ænigmate, mais tant que nous serons voyageurs, dit l'Apôtre ; tunc autem facie ad faciem266 ; les anéantissements d'un Dieu-homme doivent être le sujet des plus parfaits contemplatifs.

Remarquez encore, je vous prie, que jamais l'empyrée n'a fait brèche à ses murailles de diamants et de rubis pour faire paraître la divinité aux hommes qu'en la personne du Verbe incarné. Saint Jean, qui fut ravi jusque dans le paradis, se glorifie de n'avoir vu que la sacrée humanité de Jésus-Christ qui triomphait avant que de combattre. Saint Étienne, qui vit les cieux ouverts, ne vit non plus que Jésus-Christ triomphant mais couvert de plaies après le combat et si, au rapport du prophète royal, on n’a ouvert les portes éternelles de l'empyrée qu'à l'arrivée du Verbe incarné : Tollite portas principes vestras et elevamini portæ æternales et introibit Rex gloriæ267, ce ne peut être qu'à sa suite et que par Jésus-Christ même que vous y aurez l'entrée.

Contemplez donc, âmes dévotes, un Dieu dans la crèche, un Dieu sur la croix, faites-lui compagnie dans ses humiliations, ne l'abandonnez pas dans ses persécutions, et que les anéantissements de l'Homme-Dieu soit l'objet et le sujet de votre contemplation. C'est la voie la plus assurée, la moins dangereuse et la plus utile ; ne la quittez jamais de vous-même, quoiqu'on dise, puisqu'elle a fait tous les plus grands saints et qu'elle fait encore les plus parfaits contemplatifs.

DOUZIÈME PAS

Des différentes espèces de repos dans l'oraison de quiétude

Ce n'est pas le propre d'un habile voyageur de s'arrêter pour proposer des doutes et faire des questions au lieu de poursuivre son chemin, ce n'est pas mon dessein non plus de faire des disputes touchant l'oraison de repos, où le moindre bruit est un grand obstacle et où je ne prétends que frayer un chemin pour y passer, car je considère que toutes les raisons et toutes les autorités que je pourrais rapporter ne sauraient convaincre le moindre de tous ceux qui n'ont nulle expérience dans la mystique. Au contraire, j'ai beaucoup expérimenté que les âmes que Dieu conduit par ces voies célestes y pénètrent bien plus avant lorsqu'un directeur, ou la lecture des livres qui en traitent, leur découvrent en peu de mots le secret, que quand on les confond par une quantité de paroles. C'est pourquoi je ne veux donner ici que des idées des différentes espèces de cette oraison, qui suffiront pour conduire ces âmes dévotes qui sont dans ce saint exercice. Que si quelqu'un veut s'en éclaircir tout au long, qu'il lise notre docteur Harphius ou bien qu'il regarde dans notre Jour mystique268, où l'on n’appréhende pas la nuit, comme celui qui a du chemin à faire.

Les théologiens mystiques divisent l'oraison de repos sans formes et sans images, ou purement négative, en deux espèces différentes, qu'ils subdivisent en plusieurs autres : la première, qu'on ne saurait avoir, disent-ils, sans une grâce toute extraordinaire, est l'oraison de quiétude avec goût et savoureuse ; et la seconde, qu'on peut rencontrer avec une grâce ordinaire, est appelée par eux une oraison de quiétude sans goût et dans les sécheresses. Les docteurs subdivisent cette oraison de quiétude avec goût en plusieurs espèces différentes :

Premièrement, ils l'appellent un assoupissement où les sens externes sont à demi liés, parce qu'elle apporte avec elle un assoupissement des puissances, anéantissant toutes les opérations distinctes de l'imagination par des idées générales et universelles qui absorbent les plus sensibles et particulières. Hic somnus ex nimia illa gratiæ opulentia quam Deus animæ præstat269, dit Tauler.

Secondement, ce goût savoureux réside quelquefois particulièrement dans la partie concupiscible, et c'est lorsque la grâce de Dieu (dit Harphius) découle comme un ruisseau sur les forces sensibles de l'âme, de sorte que le cœur, venant à sentir cette excitation, s'élève de toutes ses forces à cette union amoureuse avec Dieu, qui est ce repos dont nous parlons.

Troisièmement, les docteurs observent que ce repos savoureux réside quelquefois particulièrement dans l'entendement et le font consister en une notion ou intelligence mystique que Dieu communique délicieusement à cette puissance ; ce qui nous doit faire comprendre que l'oraison de repos, qui n'est pas encore sa parfaite union, peut et doit s'entretenir par de petits actes et de bonnes pensées (sans trop de réflexion) qui succèdent aux actes purement mystiques. Et par conséquent, lorsque ce repos n'est pas si parfait ou qu'il se ralentit, l'on doit le réclamer par de bonnes pensées, le soutenir par des regards ou par le seul souvenir de la tranquillité dont on jouit.

Quatrièmement, ce goût ou ce repos s'expérimente particulièrement dans la volonté, et d'autres fois dans la seule volonté, sans que les autres puissances, et raisonnables et sensitives, y aient aucune participation. Pour lors, la mémoire et l'entendement, dit sainte Thérèse, peuvent être libres pour traiter et s'occuper aux œuvres de charité sans interrompre cette union que Dieu contracte dans la volonté car, quoi que cette âme fasse et quelque occupation qu'elle ait, elle ne perd point l'état tranquille auquel elle est pendant que cette grâce dure. C'est pourquoi celui à qui sa charge ou l'obéissance enjoint quelque office de charité, qu'il ne s'en dispense point sous prétexte de ne pas interrompre son repos, parce que ce serait une illusion manifeste.

Remarquez en passant qu'il y a bien de la différence d'un goût à l'autre, du repos qui réside dans la volonté à celui qui réside dans l'essence : le premier est bien plus délicat, plus silencieux et plus spirituel, et l'autre a bien plus de connaissances, quoique tous les deux soient sans pensées, puisque ce sont des contemplations sans formes et sans images.

Enfin ce repos mystique, selon le sentiment des docteurs, réside et se répand quelquefois généralement sur toutes les puissances de l'âme, parce que Dieu verse et répand sur toutes les forces du corps un goût avide de son amour qui les enivre toutes d'une douceur qui ne se peut exprimer. Pour lors l’âme, dit Harphius, monte par le sentiment corporel (qu'on doit prendre ici pour une union sensible de cœur) au sentiment spirituel et raisonnable ; et par ce sentiment raisonnable, elle monte à un sentiment divin qui est par-dessus la raison, et ce même sentiment l'élève si haut qu'il l'engloutit en un sentiment béatifique qui est la jouissance de Dieu. C'est dans la jouissance de ce repos savoureux que toutes les trois puissances : sensibles, raisonnables et pointe de l'esprit, sont unies à leur origine qui est l'essence de l'âme où est l'image de Dieu. Enfin c'est dans ce repos et dans cette sainte oisiveté que toutes les puissances se reposent et agissent toutes ensembles.

TREIZIÈME PAS

De la manière que toutes les puissances agissent dans ce repos d'oisiveté

Sainte Thérèse, nous voulant apprendre que les puissances ne sont pas oisives dans cette sainte oisiveté et de quelle manière elles agissent dans ce repos mystique, remarque dans ses écrits que la volonté aime plus qu'elle ne comprend, et même qu'elle n'entend si elle aime ni ce qu'elle fait, en sorte qu'elle puisse dire : « L'entendement, dit la même sainte, qui voudrait bien comprendre quelque chose de ce qu'il sent, demeure tout ébloui, tout étonné sans se pouvoir remuer, ses forces ne pouvant atteindre à ce qu'il voit, à ce qu'il connaît, c'est-à-dire, comme quelques-uns expliquent que l'entendement agent se perd et que l'entendement patient demeure. »

La mémoire, dans cette raison, n'est pas oisive, non plus que l'entendement, puisqu'elle y est volontairement liée d'une attention plus noble et opérante par-dessus ses propres forces car, dans cette oraison, selon sainte Thérèse, l'âme n'a nulle mémoire, c'est-à-dire qu'elle ne saurait exercer ses fonctions ordinaires ni se souvenir d'aucune chose, d'où il s'ensuit qu'elle doit être occupée d'un souvenir plus parfait et surnaturel, et que ces trois puissances : mémoire, entendement et volonté, n'y sont pas dans l'oisiveté, puisque la volonté y aime plus qu'elle n'entend, que l'entendement y est éclairé d'une notion270 qu'il ne comprend pas et que la mémoire y jouit d'une attention qui l'empêche de penser à nulle autre chose et qui exclut toute autre attention, parce que ubi major, minor cessat271.

Par cette même raison il s'ensuit aussi que les sens intérieurs n'y sont pas oisifs, non plus que les puissances raisonnables, puisqu'on infère très bien qu'une puissance ne peut être liée et suspendue, si ce n'est parce qu'elle est occupée et attentive à un objet extraordinaire et d'une manière qui est par-dessus ses forces, où la raisonnable concourt de son consentement au moins et la sensible de son habileté, n'y pouvant atteindre ni l'une ni l'autre de ses forces. Or, selon tous les mystiques, toutes les puissances sont liées et suspendues dans ces unions particulières, il s'ensuit donc qu'elles y sont occupées et non pas oisives.

Mais comment est-ce qu'elles agissent et s'y occupent ? Je réponds que Dieu le sait, que l'âme même qui l'expérimente ne le sait pas, que bien moins elle le peut dire, et que toutes les puissances et raisonnables et sensibles opèrent selon l'habileté qu'elles ont en Dieu. Or jugez si l'on n'est pas bien spirituel de vouloir obliger ces âmes choisies de dire ce qu'elles font, ce qu'elles entendent, ce qu'elles pensent dans ces suspensions, dans ces unions, et si elles n'ont pas plus de raison de n'en donner point d'autres que leur silence sur ce que Dieu leur fait sentir et expérimenter d'inexplicable.

Remarquez que dans ce repos d'union où toutes les puissances sont liées, l'âme n'est pas entièrement privée de l'usage des sens extérieurs comme en l'extase, car elle voit des yeux du corps comme si elle ne voyait pas, parce que l'entendement ne peut pas faire réflexion sur les objets qui lui sont présentés. Elle entend mais elle ne comprend pas ce qu'elle entend ni qu'elle entende272, et à mesure que cette union dure, les sens à proportion défaillent. Si elle dure longtemps, elle fait perdre entièrement l'usage des sens et cause l'extase ; « et pour lors, dit la même sainte Thérèse, quoique cela ne soit pas il semble que l'âme soit séparée du corps pour être mieux unie avec Dieu, de telle façon que je ne sais s'il lui reste assez de vie pour respirer ; il me semble que non, ou pour le moins si elle le sait elle ne le connaît pas ». Voilà donc ce que c'est que ce repos et comment les puissances ne sont pas oisives. Voyons maintenant ce que c'est que la durée et les effets qu'il produit dans une âme qui en jouit.

QUATORZIÈME PAS

De la durée de ce repos et des effets que ce goût délicieux produit dans l'âme durant l'oraison de quiétude

Il faut supposer premièrement que ce repos en sa durée peut être considéré de deux façons différentes : ou quant à l'habitude, ou quant à son actualité. Les mystiques, parlant de la durée de ce repos, conviennent que le tempérament273 habituel tranquille de l'âme dure longtemps et même quelquefois l'espace d'un ou deux jours, comme l'expérimentait sainte Thérèse. Mais les touches actuelles du goût que la volonté sent dans son repos sont fort courtes, aussi bien que les souvenirs et les introversions274 tranquilles et sans reprises275 ; parce qu'outre que la pesanteur du corps, qui tire toujours l'esprit en bas, abat de temps en temps ses élévations, je dis que soit que cette oraison soit avec goût ou sans goût et dans les sécheresses, les épanouissement de cœur dans celle-là et les pressures276 dans celle-ci sont si extraordinaires que l'âme expirerait dans ses unions si Dieu ne la laissait respirer de temps en temps.

Saint Bonaventure parlant de la durée de ce repos délicieux, dit que l'amour de Dieu connu par une pure intelligence anime l'âme et la suspend de toutes les choses extérieures, l'unifiant à Dieu par suavité et que, plus cet amour est véhément et cette intelligence claire, plus elle attire à soi l'esprit, jusqu'à ce qu'ayant oublié tout ce qui est au-dessous de Dieu, il demeure librement attaché au seul rayon de la contemplation divine. Mais comme le corps qui se corrompt appesantit l'âme, corpus quod corrumpitur aggravat animam277, cela passe comme un éclair.

Mais je dirai que, comme les sécheresses et toutes les peines intérieures ne sont pas moins désagréables que les douceurs extraordinaires à une âme qui est dans l'habitude de désirer et de vouloir également tout ce que Dieu veut, ces douceurs et ces amertumes lui semblent toujours être fort courtes, quelque longues que les unes et les autres puissent être, parce que tout ce qui se passe de doux et d'amer, de consolant et de crucifiant dans un repos mystique, ne saurait causer de l'ennui à une âme qui en jouit. Au contraire, on sait par expérience que tout ce qui se fait intérieurement avec grande attention semble toujours fort court, pour long qu'il puisse être, soit qu'on soit abîmé dans les croix ou qu'on soit absorbé dans les douceurs.

En effet, sainte Thérèse, écrivant de la brièveté de cette durée, ajoute qu'elle paraît encore plus brève qu'elle n'est : « Au commencement cela passe en fort peu de temps et pour lors il ne se donne pas tant à connaître par signes extérieurs ni par défaut des sens, ce qui nous fait comprendre qu'il n'y a point d'extase que quand il est véhément et de durée. Toutefois on s'aperçoit bien par les touches que la grâce laisse dans l'âme, que la clarté du soleil a été grande puisqu'elle les a ainsi fondues. » C'est ainsi que parle cette sainte, mais quelque long que soit le temps de cette suspension de toutes les puissances, il est toujours fort bref, et quand il dure une demi-heure c'est beaucoup. Pour mon regard, comme elle dit elle-même, je n'y fus jamais tant, et outre qu'on ne peut que fort peu sentir le temps qu'on y est puisqu'on est sans sentiment, il se passe fort peu de temps sans que quelqu'une des puissances ne retourne à son être.

Mais remarquez bien ceci, je vous prie, âmes contemplatives, qui vous servira d'un grand éclaircissement et qui vous fera une grande consolation dans vos peines intérieures. Car, comme je ne doute pas que beaucoup de personnes spirituelles ne se fassent une peine sur la brièveté de ce repos, et de ce que j'ai dit qu'il se passe fort peu de temps que l'âme ne respire un air propre et naturel, et que quelqu'une des puissances ne retourne à son être, apprenez donc pour votre consolation que ni ces soupirs ni ce retour n'interrompent point l'union mystique dans une âme qui est dans l'anéantissement actif. Au contraire Dieu lui permet seulement de respirer pour la faire soupirer plus ardemment afin qu'elles s'unissent plus intimement à lui. Car une âme qui est arrivée dans cet anéantissement des plus parfaits contemplatifs ne respire que pour expirer plus parfaitement, ne ressuscite que pour mieux mourir en Dieu, et ainsi cette touche qu'elle sent de son corps et cette descente qu'elle fait de l'Esprit divin dans son esprit propre et naturel ne sont pas des mouvements imparfaits ni de milieu dans une contemplation qui n'admet aucun moyen. Au contraire, comme les lumières actuelles sont plus parfaites et plus surabondantes que les habituelles, c'est aussi une plus grande perfection pour une âme d'être dans l'anéantissement actif que dans l'anéantissement passif.

Je dis encore que cette surabondance de lumières qui font voir à l'âme son bonheur et qui lui font sentir son repos la mettent dans une liberté si grande qu'elle approche l'état des bienheureux ; car, comme les bienheureux dans la gloire n'ont pas besoin d'être dans un état négatif ni abstrait pour jouir de la vision béatifique, ainsi l'âme qui a acquis la perfection de l'anéantissement actif jouit sans cette abstraction de son repos mystique, et quoiqu'elle agisse (intérieurement ou extérieurement), elle n'interrompt pas pour cela l'union que Dieu fait dans le fond de son intérieur parce que, comme nous avons dit, Dieu ne lui permet de respirer que pour la faire soupirer plus ardemment, elle ne sent son repos que pour s'anéantir plus parfaitement dans ce même repos. Enfin, si elle ressuscite de cette mort en Dieu, ce n'est que pour y mourir avec plus d'anéantissement.

Sainte Thérèse remarque encore, au sujet de ses filles auxquelles Dieu communiquait ordinairement les joies et les délices du repos délicieux, que, comme il y avait en elles du plus et du moins, que peu aussi arrivaient aux choses dont elle fait mention — quoique, dit cette sainte ce soit une grande miséricorde d'arriver jusqu'à la porte ; et de cela on peut conclure que les uns y entrent plus avant que les autres selon le plus et le moins d'abandon qu'elles278 ont aux communications dont Dieu les favorise.

Si de la durée de ce repos nous passons aux effets que la grâce produit dans l'âme, nous trouverons quelle y opère selon le plus et le moins et que plus elle est grande, plus elle y opère de plus grandes merveilles ; car à proportion l'âme se sent dépouillée de toutes ses affections, de telle façon qu'elle ne sent plus que du dégoût pour toutes les créatures et ne trouve plus son repos qu'en Dieu seul.

De plus, elle279 lui inspire l'amour de la solitude, le zèle de la gloire de Dieu et un regret si intime de le voir si peu connu et si peu aimé qu'elle sent fondre son cœur dans les désirs qu'elle a d'y attirer tous les cœurs des hommes. Enfin dans ces unions, l'âme se trouve si parfaitement transformée en Dieu qu'elle ne pense plus qu'à souffrir pour son amour et de s'unir à Jésus-Christ dans tous les anéantissements de sa Passion, de sorte qu'une âme qui sort de cette oraison est tellement persuadée par sa propre expérience de ce que la grâce peut faire dans le cœur humain, qu'elle ne s'étonne plus de tout ce que les saints ont fait et de tout ce qu'ils ont souffert pour Dieu, et elle ne voit rien de si difficile qu'elle n'ose entreprendre pour son pur amour. Da amantem et sentis quod dico.

QUINZIÈME PAS

Suite de l'oraison de repos et de celle qui est sans goût et dans les sécheresses

L'oraison de repos qui est aussi nombreuse en douceurs et en amertumes que l'Amant sacré a d'inventions pour aimer et se faire aimer, se passe bien souvent dans des troubles sans pourtant perdre la quiétude parce que, quelque agitation, quelque trouble que l'âme souffre dans cette oraison sans goût, elle conserve toujours dans son fond une paix, un repos qui n'est autre du côté de l'âme qu'un anéantissement intime de tout ce qu'elle est et une grande union dans une parfaite conformité au bon plaisir de Dieu. Remarquez qu'on appelle cette oraison sans goût de plusieurs noms différents comme de sécheresse, d'abandon, de privations et de plusieurs autres qui ne signifient autre chose qu'une grande difficulté que l'âme a de faire oraison car ces sécheresses, ces délaissements rendent l'esprit stérile de bonnes pensées, et dans ces éloignements de Dieu, un cœur se sent tout flétri de toutes sortes de bons désirs.

Pour lors on ne doit pas conseiller à une âme qui est dans cet état de délaissement de garder des méthodes en la production de ses actes parce que, outre qu'elle n'est pas libre d'en faire le choix comme celui qui se noie se prend280 à tout ce qu'il rencontre, aussi dans cet état d'éloignement l'âme se prend où elle peut, elle produit ses actes comme elle l'entend, et si froidement qu'elle sent que son cœur est tout de glace, de la façon qu'on peut appeler « sentir dans la vie mystique » ; car tout cela se passe et se doit faire sans inquiétude, sans réflexion, à peine281 de sortir de l'oraison de repos.

Pour expliquer l'état où l'âme se peut trouver dans ses langueurs, je dirai seulement qu'on la compare à une chandelle qui s'éteint et qui jette par saillies quelques petites lueurs ; et pour lors on peut bien dire qu'elle est dans une oraison de crucifiement, car n'est-ce pas une grande croix de se voir dans des dégoûts insupportables pour une viande282 dont on souffre une faim extrême ? N'est-ce pas un supplice de se sentir dans des sécheresses pour un amant dont on brûle d'amour ? Enfin n'est-ce pas un martyre de se considérer dans de longs éloignements pour un époux qui dérobe tous les mouvements de notre cœur ? Mais c'est bien encore plus grande peine quand une âme ignore si elle est conforme ou non dans tous ces états au bon plaisir de Dieu, parce que Dieu lui suspend toutes ses vues de conformité pour se la rendre plus conforme. Voyez ce que nous en avons dit traitant des peines intérieures et vous verrez comme il faut s'y comporter, parce que les opérations divines sont si extraordinaires dans cet état de perfection, qu'il est bien difficile de ne pas errer dans ces voies célestes si on n'y est conduit par un guide bien assuré.

J'estime qu'une des grandes croix de cette oraison sans goût est lorsque Dieu se cache si secrètement dans une âme que, quelque effort qu'elle fasse pour le rencontrer, vous diriez que Dieu prend plaisir de se faire chercher sans se laisser trouver. Mais c'est bien encore un état plus pitoyable lorsque Dieu la rebute, la méprise et ne la regarde plus qu'en colère, et pour lors, si elle pense lui dire comme d'ordinaire : «N'êtes-vous pas mon Seigneur, mon époux, cette beauté ancienne et nouvelle ?». Dieu lui montre des yeux courroucés et un seul de ses regards la fait toute trembler. Si cette pauvre âme lui adresse des plaintes amoureuses pour savoir la cause d'un tel changement, Dieu se couvre d'horreur et lui tourne le dos, et il semble qu'il ne la veut plus voir ni entendre parler.

Elle emploie ses yeux pleins du feu de son amour pour tâcher de s'insinuer et de rentrer dans ses bonnes grâces et Dieu, qui est la bonté même, la voit fondre en pleurs, en larmes et en soupirs sans faire semblant de se voir adoucir283. Elle lui montre son cœur tout percé de ses flèches, tout blessé de ces coups afin de le toucher et Dieu (chose admirable) qui est l'amour essentiel voit tous ces beaux stratagèmes sans vouloir s'attendrir. Vous diriez même qu'il se fait un plaisir de lui voir souffrir toutes ses peines sans se laisser fléchir. Mais si cette âme est fidèle dans cet exil, elle reçoit bien à son tour le centuple de son amour et de ses peines, car Dieu l'embrasse, la caresse et se communique à elle avec tant de véhémence que, si cela durait, elle ne pourrait supporter cet excès de douceur sans mourir. Enfin les opérations divines dans cette oraison sont aussi extraordinaires et aussi nombreuses que l'amour infini est inventif.

Je ne veux pas omettre de dire que quelquefois dans ces unions, l'âme contemplative a une connaissance aussi expérimentale de son propre néant et de la grandeur de l'être de Dieu, qu'elle passe des oraisons entières dans un continuel anéantissement, et c'est là qu'elle conçoit un si grand mépris pour elle-même et un si grand respect pour Dieu qu'elle ne peut plus se souffrir et admire que Dieu la souffre à son service ; c'est pour lors qu'une âme doit pratiquer l'humilité afin de ne se pas familiariser au temps que Dieu la visite et la caresse, ni perdre courage quand il l'abandonne dans les dégoûts et dans ses propres faiblesses.

Remarquez que cette connaissance de son propre néant reste quelquefois si fortement imprimée dans l'âme, que durant quelque temps tout lui semblerait impossible si Dieu ne la soutenait extraordinairement ; car elle craint tout, elle appréhende tout, tout lui fait peur, et vit dans des alarmes continuelles de l'offenser.

D'autres fois elle sort de cette oraison avec Dieu si présent quelle marche sans crainte au chemin le plus difficile de la vertu, elle s'y avance avec tant d'assurance et tant de bons succès qu'on connaît visiblement qu'elle a Dieu pour son guide, pour son maître et pour son directeur. En effet, elle entend (ce lui semble) la voix de Dieu qui lui parle au fond du cœur, qui la dirige, qui lui apprend tout ce qu'elle doit faire, tout ce qu'elle doit craindre, tout ce qu'elle doit espérer ; et poussée d'une sainte hardiesse, il n'y a rien de si difficile qu'elle n'ose entreprendre pour la gloire d'un tel Maître et d'un tel Directeur.

Je vous dirai encore qu'un jour ayant le bonheur de m'entretenir avec une de ces âmes choisies sur les différents états de ces opérations, elle me disait que dans son état présent, elle voyait distinctement ce qu'on faisait auprès d'elle, qu'elle entendait et distinguait la voix et les paroles des personnes qui parlaient, et si on s'adressait à elle, elle n'avait pas la liberté de leur répondre ni le pouvoir de se désoccuper d'une union qui la tenait tout occupée.

Pour la tirer de cette peine, je lui dis que j'avais lu dans les œuvres de sainte Thérèse que quelquefois dans l'oraison d'union, toutes les puissances ne sont pas si bien absorbées en Dieu que quelqu'une ne puisse s'apercevoir de son objet et même des choses extérieures car, quoique la volonté soit si bien éprise de la présence de Dieu et si bien unie à lui de cœur et d'affection qu'elle ne saurait s'en séparer ; les autres puissances toutefois, comme la mémoire et l'entendement, peuvent être libres pour y penser et s'en souvenir ; et même l'imagination peut courir les campagnes et les rues de la ville sans que cela interrompe son repos et son union. Et cette même sainte enseigne que dans cet état il ne faut point se mettre en peine de ces courses si inutiles parce que, qui voudrait pour lors arrêter et régler ces épanchements, interromprait et perdrait le repos dont il jouit.

Il reste encore une grande difficulté à résoudre, qui est de quelle manière ces désirs de s'unir à Dieu ou ces éloignements de Dieu que l'âme sent pour la faire expirer peuvent être sans acte et sans pensée. Remarquez que quand on désire ardemment quelque chose, si le désir est bien violent, on est si bien occupé de ce désir qu'on ne pense pas à ce qu'on souhaite, comme celui qui souffre une soif extrême est tellement occupé de son altération qu'il ne pense ni à la liqueur qui le pourrait désaltérer ni à la privation de ce qu'il désire.

Ainsi l'âme qui est dans cet état de privation et d'abandon est tellement occupée du désir de voir Dieu ou de s'unir à lui ou de la vue que Dieu lui donne de son éloignement, qu'elle ne peut et ne saurait penser qu'elle pense à Dieu, ni à sa privation, ni au désir dont elle est crucifiée, parce que ce désir, cette privation, cet abandon et cette vue d'éloignement de Dieu sont des actes directs qui ne peuvent être aperçus et réfléchis que par accident. De sorte que l'âme ne fait que souffrir et sentir ce qui se passe au-dedans d'elle de triste ou de joyeux, sans faire réflexion sur la cause de cette joie ou de cette tristesse, de cette ardeur de cœur ou de cette sécheresse, parce qu'elle sent cette douceur et souffre cette amertume d'un esprit déiforme et ne saurait s'en apercevoir que par accident, c'est-à-dire lorsque cette union et cette suspension est trop faible et qu'elle commence de se ralentir.

Vous devez donc savoir que cette suspension n'est pas si grande ni si continuelle que Dieu ne retire quelquefois ses attraits ou que lui-même ne relève l'âme dans ses abandons pour lui donner moyen de respirer un air qui, pour n'être pas tout divin, ne laisse pas de lui être très agréable car, pour lors si Dieu suspend ses ardeurs, l'âme ne respire que pour produire ses flammes ; si Dieu cesse pour un moment d'embraser son cœur, elle ne soupire que pour l'enflammer davantage ou bien, disons mieux, que Dieu l'échauffe secrètement de son amour et que l'âme soupire pour s'embraser de ses flammes, que Dieu la consomme de ses ardeurs et qu'elle respire pour se réduire en cendre, de sorte qu'il s'est fait un flux et reflux de l'amour affectif et de l'amour fruitif284, dont il est très nécessaire de connaître les causes et les principes afin de savoir comment et quand il faut l'arrêter ou la continuer.

SEIZIÈME PAS

De l'amour affectif et de l'amour fruitif, du flux et reflux que ces deux amours font dans l'âme contemplative

Quoique personne ne doute qu'on doive chercher la source des eaux auparavant que d'en faire des beaux jets dont l'artifice attire nos admirations dans les jardins des princes, j'estime toutefois qu'il ne sera pas hors de propos de dire en peu de paroles ce que c'est que l'amour affectif et l'amour fruitif, auparavant que de chercher les causes et les sources d'un flux et reflux que ces deux amours font dans une âme contemplative afin d'en faire remarquer les défauts et corriger les fautes qu'on commet dans son exercice.

L'amour affectif ou pratique est un amour créé qui porte et élève l'âme à Dieu et à tout ce qui lui plaît par des désirs, par des élancements et par des soupirs qui sont plus ou moins sensibles, qu'ils participent de l'homme inférieur ou de l'esprit. Au contraire l'amour fruitif est une jouissance, un repos et un accomplissement de ces élancements et de ces mêmes désirs où l'âme, au lieu d'agir, possède Dieu qui l'occupe et l'unit à lui. Quoique dans ces deux amours qui ne sont l'un et l'autre qu'une infusion de la charité, il y ait de la jouissance, le premier est si actif qu'il est presque tout du nôtre, je veux dire tout humain et tout de l'homme inférieur ; l'amour fruitif au contraire est d'autant plus parfait qu'il est moins actif, plus spirituel, surnaturel et tout divin.

Le docteur Harphius, dans sa Théologie mystique, cherchant les sources de ce flux et reflux que ces deux amours font dans une âme, en trouve deux qui marquent les deux états différents où elle se rencontre : le premier est lorsque l'amour actif est plus fort que l'amour fruitif, et le second est quand ces deux amours sont dans un état également puissant car, comme l'amour actif est plus puissant que l'amour fruitif, ces désirs trop ardents et ces élancements trop fréquents font un flux et reflux avec les épanchements divins. Mais parce qu'ils sont trop fervents et trop humains, ils empêchent les opérations que Dieu ferait dans un cœur s'il y avait plus de repos et moins d'action.

Si Dieu, par exemple, commence de faire ces épanchements dans l'âme, elle les repousse infailliblement au lieu de se comporter passivement, elle veut agir pour se les rendre plus sensibles. Si l'Esprit divin ne communique ses lumières, c'est en vain que l'esprit humain fait ses efforts pour se les rendre plus claires. Enfin, quand Dieu communique ses ardeurs dans le fond de l'âme pour la transformer, c'est une faute très considérable de vouloir agir sous prétexte d'y coopérer, parce que ce flux et reflux qui se fait pour lors entre l'âme et Dieu, pour être tout d'amour, n'est pas pour cela le plus parfait car, comme l'amour affectif et naturel est un amour créé qui prévaut dans ce présent état à l'amour fruitif et surnaturel, il faut que le plus noble cède au moins noble et que l'Esprit divin, qui n'opère que dans le repos, cesse d'agir, parce que l'esprit humain est trop actif, trop ardent et trop vif dans ses opérations propres et naturelles. Vous devez inférer de là le grand préjudice que ces actes trop ardents et trop fréquents portent à l'âme en un temps où elle devrait cesser d'agir pour se laisser dépouiller de tous ses sentiments, qui ne sont d'ordinaire qu'une sensualité de l'esprit de nature ou au moins un effet d'ignorance dans la vie mystique.

La seconde source de ce flux et reflux provient de ce que ces deux amours actifs et fruitif sont dans un état également puissant, ce qui n'est pas un moindre obstacle au repos que Dieu demande dans le fond de l'âme. Au moins c'est mêler également le naturel avec le surnaturel, l'humain avec le divin, au lieu que si l'esprit humain avait appris à mourir dans ses actes (comme nous avons dit) cette opération serait toute divine et surnaturelle et par conséquent l'union que l'âme ferait avec Dieu serait très intime et beaucoup plus parfaite.

Mais pour bien pénétrer l'essence et la différence de ces deux amours, il est à propos de remarquer que dans l'amour fruitif, l'âme sent qu'elle est unie à Dieu et qu'elle jouit de sa présence, et qu'au contraire dans l'amour actif elle sent qu'elle s'en sépare ; car pourquoi l'esprit humain pousse-t-il ses désirs et ses élans d'amour si ce n'est pour s'élever et pour s'unir par ses actes fervents, qui sont pour lors tout autant d'obstacles à cette même union ? Au lieu que dans un amour purement fruitif, l'âme toute tranquille et dénuée s'unit parfaitement à Dieu et jouit de son intime présence ; et pour lors dans ce parfait repos, il n'y a plus de flux et reflux de mouvement impétueux de l'amour sensible, mais elle souffre l'inaction divine qui la dépouille, la purifie et la transforme en l'amour essentiel qui est un état d'union, de repos et une sainte oisiveté en Dieu.

Mais quoiqu'on l'appelle un état de repos et d'oisiveté, il ne faut pas s'imaginer pour cela qu'il soit besoin de demeurer oisifs ou oisives (parce que l'inaction qui opère divinement dans une âme n'empêche par ses opérations essentielles), et qu'elle n'agisse éminemment, car, bien que les yeux s'ouvrent et se ferment continuellement, on ne voit pas moins l'objet qu'on considère quand ils sont fermés que quand ils sont ouverts. Il en est de même dans l'amour fruitif, où le cœur s'ouvre et se ferme, où l'âme se meurt et ressuscite par une admirable vicissitude : elle se meurt à toutes les opérations naturelles et ressuscite par les actes de vertu qu'elle produit éminemment en Dieu, auquel elle adhère incessamment sans se distraire. Car dans cet état de perfection, soit qu'elle jouisse soit qu'elle agisse, elle ne s'en sépare jamais, parce qu'elle aime d'un amour essentiel qui surpasse les sens et la raison et qui la fait, comme dit l'Apôtre, un esprit et un amour avec Dieu. Qui autem adhæret Domino, unus spiritus est285.

DIX-SEPTIÈME PAS

L'on peut s'enivrer d'amour, et de quelques prodigieux effets de cette ivresse spirituelle

Il ne faut pas s'étonner si ceux qui vivent selon l'esprit de nature ne peuvent pas se rendre capables de cet amour qui divinise les âmes et qui les rend, comme dit l'Apôtre, un même esprit avec Dieu, et si ceux qui s'enivrent par les sens ou par la raison humaine méprisent ces âmes choisies qui peuvent se vanter avec l’épouse des Cantiques d'entrer dans le cellier du roi et blâment leur ivresse spirituelle parce que, n'ayant jamais goûté de ce divin nectar, ils ignorent les effets qu'il produit dans une âme qui en est pleine.

Les libertins sont très persuadés que leur ivresse provient d'une abondance de vin, que l'estomac ne pouvant digérer, envoie des fumées et des vapeurs fort épaisses qui bouchent les canaux et empêchent l'usage des sens et de la raison. Aussi les mystiques n'ignorent pas qu'il y a une ivresse spirituelle dont il est parlé aux Actes des apôtres, apostoli musto videbantur pleni286, qui provient d'une abondance de grâce que le cœur ne peut supporter ni contenir, et il est contraint de la manifester par des signes que l'esprit humain à peine de comprendre et dont il ne saurait se rendre capable.

Ceux qui en parlent par expérience, disent que le cœur s'ouvre et se dilate, s'élance et saute dans la poitrine comme un poisson dans l'eau, parce que se trouvant trop à l'étroit pour recevoir et pour goûter ce torrent de volupté que Dieu lui verse en abondance, ne peut s'empêcher, principalement au commencement, de témoigner par des gestes extérieurs et inusités cette ivresse spirituelle.

Les uns la manifestent par des cantiques de joie, les autres par une abondance de larmes ou par des gémissements, d'autres par des tons de voix inusités, comme il arriva à frère Massé287 qui ne criait que « V, V, V. » Il y en a qui tremblent de tout le corps, d'autres souffrent un certain chatouillement qui les fait courir, comme nous lisons d'un autre compagnon de saint François appelé frère Bernard, qui courait durant quelques jours par les montagnes et par les vallées. Il y en a aussi qui ne sauraient s'empêcher de sauter, d'autres qui frappent des mains et bien souvent dans cette ivresse le cœur semble vouloir crever comme un tonneau qui est plein de vin nouveau et qui ne peut soupirer de nulle part.

Mais ce qui est encore plus surprenant est que non seulement le cœur saute et bondit de joie, mais il s'ouvre et se ferme tout de même qu'une porte, de telle façon que bien souvent on ne peut l'entendre. Je sais bien que ceux et celles qui n'ont nulle expérience de ces mouvements sacrés que l'amour divin excite dans une âme contemplative auront peine à croire ce que je viens de dire sur ce sujet. Et j'aurais fait moi-même quelques difficultés à l'écrire après l'avoir appris d'une âme qui m'en parlait par expérience, si je n'avais point rencontré ces propres paroles dans la lecture de la théologie mystique du savant Harphius : Cor etiam in corpore non solum saltabit, verum etiam aperiet se, claudet in modum januæ ; ita ut plerumque etiam audiri potest288. Or prenez garde (âmes dévotes) que dans ces grandes agitations de cœur, l'esprit se trouve blessé quelquefois et la tête piquée comme par de petites pointes, parce que l'amour n'est pas encore assez épuré ; et pour lors il faut se modérer dans ses exercices et spiritualiser peu à peu les opérations du cœur et de l'esprit.

Je passe sous silence ces langueurs qui privent une âme de tous les plaisirs de la vie car, quand on a une fois goûté ce que c'est que Dieu et les choses spirituelles, tout ce qui se ressent des attaches de la chair et du sang paraît insipide. Je ne prétends point non plus parler ici de ces blessures intérieures qui pourraient être faites avec une flèche d'or, se supportent sans amertume et sans tristesse mais non pas sans peine, et qui ont fait dire à l'apôtre saint Paul : Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis hujus289 ? Et voilà en peu de mots ce que j'ai bien voulu dire de cette ivresse spirituelle pour rassurer les âmes que Dieu conduit par ces voies extraordinaires ou pour les fortifier contre la conduite de ceux qui ignorent les différents effets de cet amour et qui blâment ces gestes extérieurs pour être irréguliers, sans considérer si l'intérieur est dans l'excès et si ces actions extraordinaires sont des effets d'un amour surnaturel.

DIX-HUITIÈME PAS

D'une faim sensible et extrême que ces âmes ont de Dieu et d'où vient qu'elles ne sont jamais rassasiées dans leur faim ni satisfaites dans leur amour

Il semble qu'une âme qui n'aime que Dieu seul et qui a un sensible dégoût pour toutes les choses du monde devrait être contente dans son appétit et satisfaite dans ses amours ; mais au contraire (ce qui est surprenant), son amour lui semble d'autant plus imparfait qu'elle aime plus parfaitement, et la faim qu'elle a pour son Bien-Aimé devient extrême à mesure qu'elle veut s'en rassasier.

Je ne saurais mieux expliquer cette faim que l'âme a de Dieu dans la vie spirituelle que par la faim et le désir qu'on a de manger pour se conserver la vie naturelle, avec cette différence toutefois que celle-ci provient de ce que l'on ne se nourrit pas assez des viandes nécessaires à la vie du corps et l'autre de ce qu'on se nourrit parfaitement des viandes nécessaires à la vie de l'âme. On satisfait aussi à la faim naturelle en mangeant ce qu'on désire et au contraire l'âme qui goûte Dieu ne satisfait jamais à son appétit, et sa faim devient extrême à mesure qu'elle s'en nourrit et s'en rassasie parce que, dit le pape saint Grégoire, plus une âme est remplie de délices spirituels, plus elle en est altérée. Mais il en est tout au contraire des plaisirs corporels, dont on ne saurait se saouler sans dégoût et sans amertume. At contra spiritales delitiæ, tanto a comedente amplius esuriuntur, quanto et ab esuriente amplius comeduntur290.

Pour bien comprendre cet amour et cette faim surnaturelle, il faut les considérer toutes deux dans leurs sources, c'est-à-dire et du côté de Dieu et du côté de l'âme, pour trouver ce que291 rend cet amour extrême et cette faim insatiable.

Cet amour, du côté de Dieu, est un rayon de lumière qui découvre à l'âme ses perfections infinies et le désir qu'il a d'être tout à elle et qu'elle soit tout à lui : qu'y a-t-il de plus aimant, de plus aimable et de plus engageant ?

Cette faim est une ou plusieurs touches que Dieu fait à l'appétit qui répond à la partie supérieure de l'âme, où il se laisse sentir, goûter, toucher ; et si quelquefois Dieu fait ces épanchements jusqu'à l'appétit qui répond à la partie inférieure, ce goût devient extrême et la faim que l'âme a de se remplir de Dieu lui et si sensible qu'elle semble insatiable à mesure qu'elle en est pleine.

Cet amour et cette faim du côté de l'âme n'est autre qu'une solitude, qu'un silence intérieur, qu'une adhésion ou un épanchement continuel vers Dieu qui la dissipe, l'épuise de toutes ses forces et augmente ses désirs sans qu'elle puisse contenter son amour ni satisfaire sa faim.

La raison de ceci est parce que l'âme qui aime Dieu parfaitement et qui le goûte essentiellement ne s'arrête jamais au plaisir qu'elle a de l'aimer et ne se contente point de ses désirs et de ses flammes ; mais elle se porte incessamment vers Dieu sans adhérer au sentiment qu'elle a dans sa jouissance, car autrement ce serait une faute bien grossière et il lui ferait bientôt perdre le goût et la faim qu'elle a de Dieu car, pour punir cette sensualité, Dieu même la priverait de toutes ces consolations divines.

De plus, l'amour n'étant qu'un désir que l'amant a de s'unir à l'aimé, et la faim, un désir de posséder et de renfermer ce que le cœur souhaite, l'amour et la faim qu'un amant sacré a pour Dieu et de Dieu, tendant vers un objet qui est infiniment beau, infiniment bon est infini en toutes ses autres perfections, il s'ensuit que cet amour ne saurait jamais se contenter ni cette faim se rassasier, parce que jamais l'esprit humain ne saurait s'unir infiniment à Dieu ni le cœur de l'homme le posséder infiniment comme il voudrait. C'est-à-dire que l'amour que nous avons pour Dieu, n'étant pas infiniment ardent comme Dieu et infiniment aimable, ni la faim que nous en avons n'étant pas infinie dans ses désirs comme Dieu est infiniment doux et infiniment délectable, cet amour reste toujours imparfait et cette faim insatiable. Et ainsi l'esprit et le cœur de l'homme ne sont jamais satisfaits, parce qu'il voit clairement qu'il ne goûte rien de Dieu à l'égard de ce qu'il en pourrait goûter et que ce qu'il possède à l'égard de ce qu'il n'a pas est moins qu'une goutte d'eau à l'égard de toute la mer. Et de là vient cette grande ardeur de l'âme qui l'agite et la presse de posséder son Bien-Aimé car, plus elle en goûte, plus elle sent cette faim sacrée qui s'augmente : famelico desiderio fertur in Deum, dit le savant Harphius292. Ainsi elle aspire toujours après cette infinité qu'elle ne peut atteindre, elle soupire toujours après cet amant qu'elle ne peut aimer comme elle voudrait, elle se plaint incessamment de ce que son cœur n'est pas assez grand pour le posséder et que son Dieu n'est pas infiniment aimé comme elle le connaît infiniment bon, infiniment doux et infiniment aimable : Exurit enim Deum plene degustare, quem nullo conamine prævalet capere293.

Par cette même raison une âme n'est pas plus satisfaite dans son amour que dans sa faim car, quoiqu'elle n'aime que Dieu seul et de toutes ses forces, elle n'est jamais tant qu'elle ne voulût l'aimer encore davantage, et ainsi son amour qui est limité ne se contente jamais, parce qu'elle ne peut pas aimer Dieu infiniment comme elle le connaît infiniment aimable. Car si elle augmente ses désirs et son amour d'un seul degré, Dieu lui augmente ses lumières de cinquante ; si elle emploie toutes ses forces pour l'aimer de tout son cœur, Dieu se manifeste à elle avec tant de charme qu'elle connaît bien sensiblement qu'elle n'a rien qui soit digne de cet amant sacré. Et ainsi son amour ne répond jamais à l'estime qu'elle en fait ni à la connaissance qu'elle en a, parce que Dieu se manifeste d'autant plus à l'âme qu'elle est fidèle à contempler sa beauté et qu'elle s'efforce de le comprendre : Augens enim spiritales deliciæ desiderium in mente, dum satiant quia quanto magis earum sapor percipitur, eo amplius cognoscitur quod avidius ametur (pape saint Grégoire)294.

Voilà ce qui fait bien souvent le martyre des parfaits et des parfaites amantes de Jésus-Christ, voilà la raison pour laquelle ils ne sont jamais satisfaits ni satisfaites dans leurs chastes amours, parce qu'ils ne se contentent jamais de tout ce qu'ils font et de tout ce qu'ils peuvent faire pour lui plaire et pour lors, les désirs qu'ils ont de s'unir à l'Amant sacré sont si continuels et si véhéments qu'ils s'élancent vers le Ciel ainsi que les éclats des foudres s'élancent vers la terre, et poussent l'esprit par des saillies qui l'élèvent par-dessus l'esprit et hors de l'esprit même (supra ipsum et extra seipsum), qui sont les différentes élévations de l'âme dans la parfaite contemplation et qu'il faut savoir pour ne pas errer dans les voies de la vie mystique.

DIX-NEUVIÈME PAS

Des trois différentes élévations de l'esprit dans la contemplation : dans la première l'esprit est en esprit, dans la seconde l'esprit est par-dessus l'esprit et hors de l'esprit et dans la troisième l'esprit est séparé de l'esprit et sans esprit

Je ne trouve rien dans l'un et l'autre monde de plus visible ni de moins visible que la lumière. Rien de plus visible puisque c'est par elle qu'on voit toutes choses et dans le ciel et sur la terre. Saint Thomas veut de même que les bienheureux dans l'empyrée ne voient Dieu que de cette manière. Et au contraire il n'y a rien de moins visible que la lumière en elle-même, personne n'en peut supporter l'éclat en sa source, ni dans le soleil ni dans la divinité, où le Père est le Père des lumières, le Fils la lumière de la lumière et le Saint-Esprit une source de lumière, parce qu'étant un esprit de feu il ne peut pas être sans éclat ; et ces trois abîmes de la Très Sainte Trinité ne sont trois abîmes de ténèbres que parce qu'ils sont trois abîmes de clarté.

Si nous descendons dans le monde intellectuel où l'esprit est ce phare qui porte ses lumières d'un pôle à l'autre et qui par-dessus le soleil éclaire dans un moment l'Arctique et l'Antarctique du monde, je trouve qu'il n'y a rien de moins visible que ses raisons et rien de moins intelligible que ses opérations intellectuelles ; car je défie les plus habiles astronomes qui mesurent la hauteur des cieux et qui prennent la hauteur des planètes à travers les pinnules des habilades295 de mesurer la moindre élévation de l'esprit humain dans le ciel de la contemplation.

Le docteur Harphius296, observant la hauteur de l'esprit à travers les pinnules de ses habilades mystiques, le trouve dans trois états, dans trois élévations bien différentes et toutes trois extraordinaires ; car il dit que dans la première élévation l'esprit est en esprit, que dans la seconde l'esprit est dessus l'esprit et hors de l'esprit et que dans la troisième l'esprit est sans esprit et séparé de l'esprit.

Dans la première élévation l'esprit est en esprit, c'est-à-dire que l'esprit est tellement abstrait du corps et de la matière qu'il devient comme insensible à tout ce qui se fait, à tout ce qui se passe au-dedans et au-dehors, parce que dans cet état les puissances sensibles et raisonnables étant parfaitement unies et introverties, l'esprit est si bien désoccupé de toutes choses et si bien occupé de Dieu en Dieu qu'« il n'ignore297 tout ce qui se passe, tout ce qui se fait au-dedans et au-dehors de lui-même » : quæ circa carnem vel in carne geruntur, penitus ignorare ; de sorte que dans cette élévation, il n'est occupé et ne s'occupe que de ce qui se fait dans l'esprit ou par l'esprit sans se laisser toucher aux mouvements de la chair et du sang. Et voilà ce qu'on appelle être élevé en esprit comme le fut saint Jean un jour de dimanche : Fui in spiritu in dominica die298.

Dans la seconde élévation l'esprit est élevé non seulement au-dessus de toutes choses mais encore au-dessus de lui-même, parce qu'étant élevé et uni intimement à Dieu qui surpasse tout être créé, l'on peut dire que l'esprit sort de l'esprit et qu'il est élevé par-dessus l'esprit même puisqu'il ne reste plus rien en lui de créé ni de lui-même ; c'est-à-dire que dans la mémoire, dans l'entendement et dans la volonté il n'y a plus que l'amour essentiel qui est Dieu même. Et ainsi dans cette seconde élévation, premièrement l'esprit est par-dessus l'esprit parce qu'il contemple et voit des vérités qui surpassent et sont par-dessus son intelligence, secondement l'esprit est hors de l'esprit parce qu'il sort et passe du fini à l'infini. Il n'est plus en lui-même quand il est tout en Dieu ; et comme il est très véritable de dire qu'on est hors de soi-même quand on ne se possède plus, il n'est pas moins vrai de dire que dans cette seconde élévation, l'esprit est hors de l'esprit puisqu'il ne se possède plus quand Dieu le remplit, l'occupe et le possède.

Enfin dans la troisième élévation, l'esprit est séparé de l'esprit de telle façon que l'on peut dire que l'esprit est sans esprit parce que, mourant en soi-même par une cessation de toutes ses opérations propres et naturelles, il passe à un certain état suréminent de contemplation où il est fait un même esprit avec Dieu par jouissance. Et pour lors, par un ordre renversé, l'entendement, à la faveur des ardeurs de la volonté, voit des secrets sans pouvoir y faire réflexion, où il s'abîme, où il se perd parce qu'ils surpassent infiniment sa portée. Car il entend et il parle un langage qu'il ne saurait concevoir ni expliquer, il agit parfaitement sans apercevoir comment ni ce qu'il fait, il admire sans comprendre ce qu'il voit. Enfin il sent, il voit, il goûte, il aime, mais d'une manière toute divine dont il ne peut s'expliquer ni se faire entendre.

Je ne doute pas que cette façon de parler semble barbare à celui qui n'entend pas la langue mystique, mais je sais aussi qu'elle est toute céleste et de grande consolation pour ces âmes choisies que Dieu conduit par ces voies extraordinaires. Car un jour, ayant l'honneur de m'entretenir avec une personne qui n'était savante que dans l'école de la contemplation et n'ayant pas d'autres termes pour m'expliquer l'état de son oraison, elle me disait que tout son esprit était dans sa tête, voulant dire dans son esprit. Une autre fois elle haussait sa main sur sa tête disant que l'esprit montait par-dessus l'esprit, et une autre fois elle me dit que dans son état présent, l'esprit se séparait de l'esprit sans savoir où il allait et d'où il venait, si ce n'est qu'elle était assurée qu'il était en Dieu et qu'il venait de Dieu. Et ainsi cette ignorante savante m'expliquait parfaitement par gestes et par paroles les différents états de ses élévations.

Permettez-moi que je considère ces trois états différents comme un purgatoire, comme une école et comme un tombeau. Le premier est un purgatoire où la partie inférieure se purge et se purifie de tout ce qui est sensible, parce que qui a goûté une fois ces douceurs intérieures ne souffrent plus les mouvements des sens que comme des peines qui lui donnent bien de l'exercice. Mais si la chair s'élève contre l'esprit, l'esprit aussi se conserve contre ses propres forces quand elles l'importunent et ne souffre plus les délices des sens que comme des croix qui le crucifient.

Le second état est comme une école où la partie moyenne de l'âme se reforme, se perfectionne, où la mémoire, l'entendement et la volonté ne s'occupent plus qu'en Dieu, de Dieu et pour Dieu.

Dans le troisième, enfin, l'âme est comme un tombeau où, expirant en elle-même, Dieu se communique à la suprême partie, qui n'est autre, comme nous avons dit, que le même entendement en tant qu'il agit mystiquement, c'est-à-dire directement par les lumières divines et sans réflexion, qui est cette façon d'agir que les mystiques appellent une sainte oisiveté. Mais comme ceux qui ne l'entendent pas, les uns la nient, les autres la blâment et la plupart la contrefont et la falsifient, j'estime qu'il est nécessaire de la bien expliquer et de faire connaître aux âmes dévotes la bonne oisiveté pour les empêcher de se jeter dans une fausse et pernicieuse.

VINGTIÈME PAS

Il est très nécessaire de bien comprendre la bonne oisiveté pour ne pas tomber dans la fausse et contrefaite

Il n'y a point de doute que l'oisiveté ne soit incomparablement mieux suivie dans son vice que dans sa perfection, que la fausse n'ait plus d'adhérents dans son inutilité que la bonne n'a de serviteurs fidèles, et qu'il faudrait seulement s'appliquer à corriger ses défauts sans se mettre en peine d'enseigner un état que personne ne peut atteindre ni choisir et que Dieu seul peut donner par sa miséricorde. Mais outre la nécessité qu'il y a de rassurer ces âmes que Dieu y appelle pour récompenser leur fidélité, je trouve qu'il est nécessaire d'expliquer en quoi consiste la bonne oisiveté afin de désabuser celles qui, pour s'y jeter d'elles-mêmes, se précipitent dans une fausse et contrefaite. Et comme un contraire ne paraît jamais mieux que par l'opposition de son contraire, il me semble que je ne saurais mieux réussir qu'en faisant voir que la bonne et la fausse oisiveté sont différentes en leur propres causes, en elles-mêmes et en leurs effets.

La bonne oisiveté donc peut provenir par abstraction où inaction divine, ou bien par une ferveur et une vivacité d'esprit, ou même par adhésion et un simple souvenir. Une de ces trois causes suffit pour mettre une âme hors de toutes sortes d'oisiveté dans cette cessation d'actes et dans cette oraison d'union où elle jouit du fruit de ses abnégations. Et bien que cette dernière, c'est-à-dire ce simple souvenir qui n'est autre qu'une pente de l'amour fruitif, soit quelquefois sans consolation parce qu'il peut-être si dénué qu'on n'en a ni sentiment ni assurance, c'est pourtant la vraie et bonne oisiveté où l'esprit de nature est entièrement anéanti et où l'âme souffre cette dernière pauvreté d'esprit, ce dernier anéantissement et cette mort qui ne laissent vivre en elle que Dieu seul. Je suppose qu'elle fasse son devoir pour se conserver dans ce simple souvenir, dans cet épanchement amoureux et même, quand par intervalle elle s'en trouverait séparée, un simple regard, un doux écoulement lui est nécessaire et suffisant aussi pour la réunir si elle a l'habitude de ces opérations divines.

On appelle cet état dans l'oraison une sainte oisiveté parce que l'âme cesse dans ses opérations naturelles ; néanmoins elle est d'autant moins oisive que moins elle semble opérer, elle est d'autant mieux occupée qu'elle semble cesser d'agir. Et quiconque est expérimenté dans cette oraison sait très bien qu'on agit d'autant plus parfaitement qu'on opère essentiellement, c'est-à-dire sans multiplicité de pensées, qui est une façon d'agir toute divine. Et remarquez que le moindre vent de passion ou d'affection ferait que l'âme ne serait plus parfaitement oisive parce qu'elle ne serait pas tout à fait divinement occupée ni parfaitement passive à l'inaction et au bon plaisir de Dieu.

C'est une faute toutefois que plusieurs personnes spirituelles commettent, principalement au commencement, de s'exciter par des actes réitérés et empressés dès qu'elles n'ont plus cette union sensible. Et cela vient de la sensualité ou d'un esprit de curiosité qui veut faire réflexion sur tout ce qui se fait et juger de tout ce qui se passe en l'intérieur, de sorte que se laissant tromper par l'esprit de nature, sous un faux prétexte de vertu (disant qu'il faut coopérer avec Dieu pour n'être pas dans l'oisiveté avec lui) elles rentrent en elles-mêmes, elles s'efforcent de rencontrer quelque chose de sensible dans un temps où la perfection consiste à ne rien avoir, et pour ne pas souffrir cette pauvreté d'esprit et ce délaissement, elles produisent des actes qui leur font perdre ce qu'elles cherchent et ce qu'elles possèdent dans ce même abandon qui est Dieu.

Et ainsi ces âmes demeurent toujours en elles-mêmes et en leurs propres sentiments, elles n'entrent jamais dans la parfaite contemplation, où il n'y a point d'actes qui puissent y arriver et où l'anéantissement seul est toute la disposition qu'on y peut apporter. Mourez donc, âmes contemplatives, à toutes vos pensées afin que Dieu seul vive en vous, tenez-vous dans le silence afin que Dieu, vous trouvant dans cet état, puisse vous parler, et reposez-vous avec humilité d'esprit dans cette sainte oisiveté si vous voulez que Dieu achève de vous dépouiller, de vous unir et de vous transformer en lui-même.

J'avoue qu'il faut être bien prudent et qu'il est bien plus sûr de différer que de se presser de mettre les âmes en vue de cette oraison, quoiqu'elles fassent paraître que Dieu les y appelle, parce que l'esprit de nature est si subtil pour s'imaginer quelque chose d'approchant à cet état — ou pour en avoir ouï parler ou pour en avoir lu quelque chose dans les livres qui en traitent. Et l'expérience nous fait voir que plusieurs personnes d'oraison (ou au moins qui la pratiquent) se forgent facilement une fausse oisiveté pour quelque petite vue de Dieu qu'elles n'ont que rarement et par intervalle.

Elles ne font pas réflexion que la bonne oisiveté est un fruit des croix, des mortifications, des veilles, des jeûnes et une sainte habitude que l'âme dévote a contractée dans les opérations divines et à qui une simple vue suffit pour se conserver dans une parfaite union avec Dieu. Mais celles qui n'ont pas encore appris à mourir à elles-mêmes et qui ne sont pas expérimentées dans ces opérations surnaturelles doivent agir selon le plus et le moins qu'elles se voient occupées de la vue de Dieu ; et encore il faut qu'elle299 soit affective et non pas simple pour occuper suffisamment une âme qui n'est pas accoutumée à ces opérations dénuées de tout sentiment. C'est pourquoi, âmes dévotes, pour éviter l'oisiveté dans l'oraison, souvenons-nous que Dieu n'est pas seulement dans nos cœurs comme dans les autres créatures, c'est-à-dire par essence, par puissance et par présence, mais il y habite et y demeure pour se faire connaître et se faire aimer, sicut cognitum in cognoscente et amatum in amante300 ; élevons donc incessamment nos connaissances vers l'objet que nous contemplons, puisqu'il est infini ; aimons le constamment, puisqu'il nous aime de son amour éternel, et évitons toute sorte de suspension et d'abattement dans nos propres opérations si nous voulons éviter toute sorte d'oisiveté dans l'oraison.

Je suis obligée de vous dire que le nombre des inutiles ne serait pas si grand ni de celles qui, par présomption ou par jalousie ou par stupidité passent tout le temps de l'oraison dans une oisiveté fausse et contrefaite, si l'esprit de nature qui vit en elles ou si le démon qui les amuse par quelques douceurs passagères ne les aveuglait pas, car elle verrait bien, par le peu de profit qu'elles font en cette oraison des parfaits, que les fautes qu'elles commettent en la vie spirituelle, que ces tiédeurs, que ces négligences au service de Dieu, que ces ignorances et ces ténèbres en la vie de l'esprit et que ces sentiments d'orgueil en matière de dévotion ne peuvent être que des fruits d'une oisiveté naturelle et pernicieuse.

Car si l'on connaît l'arbre par son fruit301 (comme disait le Sauveur du monde) on voit bien par l'expérience que les âmes qui sont dans l'oraison de repos, sont dans une habitude actuelle de plaire à Dieu dans les croix, dans les souffrances, dans les abnégations. Elles ont une foi si expérimentale de son intime présence qu'elles n'agissent plus qu'en la vue de Dieu et pour Dieu, et ne voient plus que Dieu en toutes choses. Ainsi on ne saurait troubler leur repos intérieur ni interrompre une pente amoureuse qu'elles ont vers lui, les occupations extérieures mêmes ne servent qu'à les élever et les unir à leur souverain Principe, et les mépris qu'elles souffrent avec joie sont les caractères des âmes divinement occupées dans cette sainte oisiveté. Au contraire, ces épanchements aux créatures, ces aliénations d'esprit dans les occupations nécessaires ou inutiles, ces impatiences dans les croix, ces recherches subtiles de spiritualité sont des arguments assez suffisants pour faire connaître que la présomption ou la jalousie ou plutôt la stupidité occupe ces âmes inutilement dans l'oraison d'une fausse oisiveté.

Il me semble que ces épanchements qu'elles expérimentent hors de Dieu devraient les désabuser et que la facilité qu'elles ont d'oublier son intime présence dans les occupations extérieures et intérieures devraient leur faire comprendre qu'elles n'ont pas encore appris à s'en occuper dans ce repos mystique, puisque le moindre mouvement les en détourne ; et par conséquent qu'elles sont dans une fausse oisiveté quand elles ne s'occupent pas, parce qu'un bon arbre comme la bonne oisiveté dans l'oraison ne produit pas des fruits si matériels ni si grossiers.

Et pour le dire en un mot qui ne sera pas difficile à comprendre à ceux qui savent juger des mouvements intérieurs, il faut remarquer que dans la bonne oisiveté Dieu repose en l'âme et l'âme en Dieu, non pas en y adhérant activement et selon la façon d'agir naturellement, mais bien passivement et d'une manière de reposer toute divine. Car, comme l'éponge qu'on jette dans la mer est toute pénétrée et remplie de l'eau qui la pénètre et la remplit et non le contraire, ainsi dans cette sainte oisiveté c'est Dieu qui pénètre l'âme, qui l'occupe, qui la remplit et qui opère en elle cette suspension nécessaire et ce repos dont elle jouit simplement sans qu'elle se le procure. Mais dans la fausse oisiveté au contraire, Dieu ne repose pas dans l'âme n'y l'âme en Dieu mais c'est l'âme qui repose en elle-même et hors de Dieu.

Enfin la bonne oisiveté est une suspension qui vient de Dieu et la fausse une suspension qui vient de l'âme ; la bonne oisiveté est une élévation, un épanchement amoureux de l'âme vers Dieu, plus ou moins sensibles selon qu'elle est dénuée et divinisée, et la fausse oisiveté au contraire est un abattement de l'âme, un oubli de Dieu, un assoupissement où elle n'opère ni en Dieu ni en elle-même, si ce n'est bien souvent pour s'en désoccuper. En un mot, la fausse oisiveté est une mort imaginaire où l'esprit de nature s'entretient et se nourrit dans ses propres recherches et au contraire la bonne oisiveté est une mort véritable où l'esprit de Dieu vit et achève l'anéantissement de l'esprit humain.

VINGT-ETUNIÈME PAS

Des trois sortes de silence dans l'oraison de recueillement

C'est un axiome assez connu qu'il faut apprendre à se taire pour bien parler, parce que le silence est l'école de la sagesse et le trop parler est un argument de folie. Le plus sage de tous les hommes s'est repenti bien souvent d'avoir parlé mais jamais de s'être tu302, et comme remarque saint Jérôme, Socrate obligeait par serment ses disciples de se taire devant que de303 les enseigner à raisonner, sacramentoque extorquebat silentium304. Ce sentiment n'est pas plus vrai dans la vie civile et morale que dans la vie mystique, et les plus savants dans la vie contemplative n'ont appris ce langage des anges qu'en se taisant eux-mêmes pour n'entendre parler que de Dieu seul dans leur intérieur : Sedebit solitarius, dit Isaïe, et tacebit quia levavit super se305.

Je remarque trois sortes de silence nécessaires dans l'oraison de recueillement : le premier est une cessation de tous les fantômes, de toutes les imaginations et de toutes les espèces des choses sensibles où l'âme se tait à tout ce qui est créé et à elle-même pour contempler son créateur.

Le second silence est un calme dans l'âme et une espèce d'oisiveté où elle dit sans parler : « Parlez, Seigneur, car votre servante écoute ». Vous voyez par la que ce second silence est encore une attention à la voix de Dieu, où selon qu'il est dit dans l'Évangile, l'âme entend la voix de Dieu qui est son inspiration, sans considérer où elle va et d'où elle vient pour ne pas troubler son repos, parce que dans ce silence il faut être dans une oisiveté passive où on est attentif à Dieu sans y être attentif, c'est-à-dire qu'il ne faut pas interrompre l'attention par quelques réflexions sur l'attention même, quoique de Dieu.

Le troisième silence est une transformation de l'âme en Dieu où elle goûte les délices du Ciel et s'endort, c'est-à-dire qu'elle se perd dans ces abîmes impénétrables de grandeur, de puissance, de bonté qu'elle contemple dans l'unité de l'essence divine. C'est dans ce parfait silence (comme remarque saint Grégoire dans le second chapitre du vingt-huitième livre de ses Morales) que l'âme est unie à Dieu et le possède et dans lequel Dieu parle sans voix, sans bruit et instruit lui-même l'âme contemplative et lui apprend à parler une langue toute divine qui n'a ni parole ni syllabe ; et c'est le langage des bienheureux dans le Ciel et des parfaits contemplatifs sur la terre : Tunc habetur Deus, cum semetipsum loquitur et verbis ejus sine verbis et syllabis cor docetur306.

Or, pour apprendre ce silence intérieur où Dieu parle par lui-même et où l'âme écoute sans bruit ce langage sans syllabes, il faut passer par trois écoles différentes. Dans la première on apprend la mort des sens extérieurs, où tous les objets sensibles deviennent insipides et causent du dégoût et où le moindre souvenir des créatures est une croix à l'âme.

Dans la seconde on apprend à anéantir toutes les vues et tous les sentiments des sens intérieurs, ce qui n'est pas fort facile.

Dans la troisième enfin, qui est celle où l'on a plus de peine, il faut faire mourir les facultés, mêmes spirituelles, dans leurs opérations, c'est-à-dire que la mémoire, l'entendement et la volonté doivent expirer, ce qui est très difficile, et on est bien longtemps à comprendre que cela se doive et encore plus longtemps à en venir à bout.

Étudiez-vous donc, âmes dévotes, à fermer les avenues des sens à toutes les créatures. Apprenez à réprimer toutes ces multiplicités de pensées et à fixer ces égarements d'esprit, habituez-vous à demeurer dans vous-même sans en jamais sortir ; enfin oubliez-vous de tout ce qui est de vous-même et tenez un silence extérieur et intérieur si vous voulez que Dieu vous parle au fond de votre cœur.

VINGT-DEUXIÈME PAS

Des trois langues différentes qui peuvent parler dans le silence intérieur

Il est vrai que d'ordinaire Dieu ne parle dans le fond de l'âme que par les mouvements de ses grâces et par les élévations qu'il fait de nos puissances, soit de l'entendement en l'éclairant de ses lumières, soit de la volonté en l'échauffant de ses ardeurs, et il ne faut pas s'imaginer que les communications de Dieu consistent en des paroles intérieures ainsi que certaines personnes se persuadent, lesquelles s'interrogent et se répondent et parlent avec leur imagination et se font accroire qu'elles entendent la voix de Dieu qui les enseigne et qui leur manifeste ses volontés, sans considérer que la parole de Dieu, qui est toujours victorieuse, produirait de plus beaux effets dans leur cœur et qu'elles ne profitent pas assez dans la vertu pour entendre la voix d'un tel maître.

Remarquez bien ceci — et c'est le sentiment de sainte Thérèse — que dans ce grand silence intérieur où l'âme est toute abstraite et toute en Dieu, elle entend quelquefois des paroles si sensibles qu'il semble qu'elle les entende des oreilles extérieures. Je me sers de cette façon de parler parce que cette sainte, parlant des visions intellectuelles qui se font dans le plus intime de l'âme, dit qu'il y a encore un autre langage plus sublime, plus spirituel et plus secret où il semble que l'âme entend des oreilles intérieures que Dieu lui parle. Ce langage est si clair et si net qu'elle le comprend parfaitement et conçoit si bien le style du discours qu'elle conserve un exact souvenir de toutes les paroles, et à peine en oublie-t-elle jamais une seule syllabe. Ce qui n'est pas dans les autres façons de parler ; et il faut remarquer que celle-ci est si secrète qu'il semble que la même sainte nous veut persuader (quoiqu'elle n'ose pas l'assurer comme une vérité incontestable) que le démon n'y saurait pénétrer et que ce ne peut être un effort de l'imagination comme on pourrait bien croire.

Au contraire, ces paroles qu'on entend comme des oreilles extérieures dans les visions imaginaires viennent du centre de l'âme ou de la partie supérieure. Ce langage peut être une œuvre de Dieu, ou du diable, ou de notre imagination, et pour mieux connaître ces différentes façons de parler et si cette voix est de Dieu ou contrefaite, il faut remarquer les différents effets pour distinguer si c'est l'Esprit divin ou l'esprit malin ou bien l'esprit humain qui parle.

Premièrement, si ce langage est de notre entendement, les paroles sont comme inutiles et sans effet. Au contraire si elles sont de Dieu, elles sont si efficaces qu'elles sont paroles et œuvres tout ensemble. Le premier mot dispose l'âme, la console, l'illumine, la fortifie ; enfin ce sont des paroles qui opèrent ce qu'elles signifient : Dixit et facta sunt307.

Secondement, si l'âme est dans des troubles intérieurs, de telle façon qu'elle ne saurait avoir une bonne pensée, ou bien si elle est dans de si grands abattements qu'elle ne sente plus ni force ni courage, une seule de ces paroles (si elles sont de Dieu) — comme ce serait par exemple : « Ne crains pas, ma fille », ou bien : « Aie confiance en moi » —, dès aussitôt l'âme se trouve tout d'un coup dans le calme et se sent si bien fortifiée qu'elle a plus de courage que jamais pour tout entreprendre.

Troisièmement, le langage de Dieu est si efficace que si ces paroles sont des répréhensions, elles font trembler, si elles sont d'amour elles font liquéfier et fondre l'âme, et de quelque nature qu'elles soient, elles ne s'oublient presque jamais et laissent une si grande assurance que celui qui les entend n'en saurait douter, quoiqu'il expérimente mille accidents contraires.

Enfin, si ces paroles sont de Dieu, elles laissent dans le fond de l'âme une paix, une quiétude et un zèle si grands pour son service qu'il est aisé de reconnaître qu'un tel changement est un coup du Ciel et que ce colloque est tout divin. Mais lorsque le démon veut tromper une âme et contrefaire le langage de Dieu, quoique cette bouche d'enfer ne prononce que des paroles bonnes et saintes en apparence, elles laissent toutefois dans l'âme une sécheresse qui l'afflige et la dégoûte de bien faire, sans savoir pourquoi ni comment, parce qu'elle n'entend rien de bon et rien de mauvais dans ces entretiens dissimulés.

Remarquez encore que, quand ce langage est de Dieu, il imprime d'ordinaire une crainte au commencement, mais à l'instant il met la paix et la joie dans l'âme ; et au contraire, si c'est du diable, bien souvent il commence par un éclat de lumière ou par un sentiment de joie mais il ne finit jamais que dans les ténèbres, dans les incertitudes, dans les inquiétudes, et s'il laisse quelquefois quelque sentiment d'humilité, l'on connaît bien qu'elle est fausse parce qu'elle est dans le trouble et sans suavité ; et on peut bien juger que tous ces bons désirs sans effet ne proviennent que d'un esprit malin, chagrin et dissimulé.

J'oubliais de dire que ces âmes trempées ont toujours un orgueil secret, qu'elles se plaisent à manifester les grâces intérieures, qu'elles cherchent curieusement toutes ces particularités en leurs oraisons et s'expliquent trop facilement sur tout ce qui est à leur avantage ; et après, elles croient si opiniâtrement à leurs jugements qu'elles ne veulent se conseiller ni suivre les sentiments de ceux-là mêmes qui les conduisent quand ils les contredisent. Cependant, comme le diable est si rusé qu'il peut user de mille tromperies, il n'y a rien de plus assuré que de craindre ses artifices et de s'humilier. Et le meilleur conseil qu'on peut donner, c'est d'avoir un directeur qui soit savant, auquel on ne doit rien cacher et à qui on doit obéir sans résistance.

En troisième lieu, ce langage peut-être de l'esprit humain, ce qui arrive lorsqu'on demande quelque chose à Dieu avec une si grande affection et une si forte imagination qu'il semble qu'on entend qu'on vous dit que cela sera ou que cela ne sera pas. Car, comme ces personnes (et principalement le sexe) sont ardentes en désirs, elles s'impriment si vivement ce qu'elles souhaitent qu'il n'y a rien qu'une imagination qui, étant une fois échauffée, ne fasse et ne dise. Elle exhorte, elle promet, elle demande, elle répond, elle caresse, elle menace, et dans ces emportements elle parle, elle écoute et s'imagine qu'elle entend la voix de Dieu qui lui manifeste ses volontés. Et c'est la raison pour laquelle j'ai bien voulu faire encore ce pas dans cette troisième journée, afin de désabuser celles qui s'en font accroire.

Or pour savoir-faire encore la différence entre le langage de l'esprit divin et celui de l'esprit humain, il est à propos de remarquer que si ce discours est nôtre, on peut s'en distraire et ne l'écouter pas, comme celui qui parle peut se taire et ne parler plus s'il veut. Mais si c'est Dieu qui parle, quoi qu'on fasse, on ne saurait s'en divertir et on ne peut faire qu'on ne l'entende clairement et distinctement mais brièvement, car dans le langage divin on explique et on comprend beaucoup de choses en peu de mots.

Voilà pourquoi quand on vous rapporte de longs discours qui se sont faits dans le fond de l'âme et plusieurs interrogations et autant de réponses qui se sont faites dans l'oraison, n'en croyez rien, c'est une tromperie manifeste, c'est une rêverie de l'esprit humain. Cette manière de parler est trop prolixe, trop puérile et trop grossière car, quand Dieu parle au cœur par des voies mystérieuses, ce ne sont que sentences, ce ne sont que des mots effectifs qu'on n’oublie jamais et qui laissent toujours le repos et l'ardeur de la charité dans l'âme, parce que la nature de la grâce est de parler peu et de faire beaucoup.

VINGT-TROISIÈME PAS

De l'anéantissement passif et actif dans le dernier dénuement de l'esprit

Après avoir commencé ce petit ouvrage par le dépouillement du vieil homme et l'ayant continué par le dénuement de l'âme, il me semble que je ne saurais mieux faire que de le finir par les anéantissements de l'esprit. Il est vrai que nous avons déjà dit comment il faut anéantir toutes sortes d'images et toutes multiplicités d'actes et pensées pour jouir de Dieu dans l'oraison de repos dans une sainte oisiveté ; mais parce qu'il est nécessaire d'user quelquefois de ces actes et de ces mouvements dans le renouvellement d'opération ou dans l'oraison, comme aussi aux études et aux autres actions nécessaires, et d'envisager les images sur lesquelles on opère intérieurement ou extérieurement, il faut nécessairement vous instruire d'un anéantissement actif qui est plus parfait, plus spirituels que le passif et très nécessaire aux âmes véritablement contemplatives.

L'anéantissement passif, ainsi que nous avons dit, est une introversion et une parfaite union de toutes les puissances en unité d'essence, autant que l'inaction opère et que Dieu suspend dans l'âme toutes les opérations propres et naturelles. L'anéantissement actif, au contraire, se fait, non par une cessation d'actes ni par une suspension d'images et pensées, mais bien en agissant et en opérant sur ces mêmes images, comme par exemple quand une personne spirituelle, éclairée d'une foi vive et habituelle, mais simple et dénuée, aidée de la raison et de l'expérience, connaît constamment que tous les êtres ne sont rien que ce que Dieu est en eux-mêmes, que Dieu seul est tout en toutes choses et que lui seul est celui qui est (Ego sum, qui sum308), de sorte qu'elle est si bien persuadée de cette vérité que, soit qu'elle étudie soit qu'elle prie ou qu'elle parle ou qu'elle agisse intérieurement ou extérieurement, elle ne voit plus rien que Dieu seul en tout ce qu'elle fait, en tout ce qu'elle pense et en tout ce que les sens mêmes lui peuvent donner à connaître. Et par ce saint exercice une âme est si bien persuadée que Dieu est tout et que toutes les créatures ne sont rien que ce que Dieu est en elles-mêmes, qu'elles ne voient plus que ce tout et ce rien en toutes choses. Et c'est l'exercice de ce tout et de ce rien qui réduit l'esprit dans l'anéantissement actif, c'est la pratique de ce tout et de ce rien qui fait les parfaits contemplatifs, enfin c'est ce tout et ce rien qui fait tout l'entretien de ces âmes choisies.

Prenez garde que dans l'anéantissement passif, l'esprit n'est élevé et uni en Dieu que parce qu'il est dépouillé de toutes sortes d'images et pensées, mais dans l'anéantissement actif, l'esprit ne laisse pas d'être parfaitement uni à Dieu, in aspice mentis309, quoiqu'il produise des actes et forme des pensées, parce que dans cet état l'esprit est si bien dénué de toutes choses qu'il a expiré en son esprit et ne vit plus et n'opère plus qu'en l'Esprit de Dieu et par l'Esprit de Dieu, ce qui est une façon d'agir qui approche celle des bienheureux dans la gloire, lesquels n'ont pas besoin d'être dans un état négatif ni abstrait pour jouir de la vision béatifique, parce qu'ils voient tout en Dieu et Dieu en toutes choses. Ainsi l'âme qui a acquis la perfection de l'anéantissement actif est d'autant plus parfaite qu'elle est continuelle et indépendante des sens et de la raison, puisque les occupations extérieures, intérieures et intimes ne sauraient l'interrompre et l'empêcher.

J'appelle les occupations extérieures à l'égard des œuvres corporelles, les intérieurs à l'égard des intellectuelles (comme les études, les discours et autres semblables), et les intimes à l'égard du renouvellement d'opérations dans la contemplation, qui ne se doit faire, comme nous avons dit, dans l'un et l'autre état que par un simple souvenir qui est un doux écoulement de l'âme en Dieu.

Je sais qu'il y a peu de personnes qui pratiquent parfaitement l'anéantissement passif et qui souffrent dans une sainte oisiveté l'inaction divine quand Dieu les dépouille dans la contemplation. Mais il y en a bien moins encore qui connaissent l'anéantissement actif et encore moins qui le pratiquent ; car pourquoi diriez-vous que ces spirituels et ces spirituelles qui conservent si bien une intime présence de Dieu en l'oraison viennent à la perdre dès qu'ils s'occupent à quelque exercice, quoique par charité, et que les études mêmes des choses qui devraient les unir davantage et les recueillir, au contraire les multiplient, les dissipent, et se trouvent affaiblis et affaiblies par cela même qui devrait les recueillir, les unir et les fortifier dans l'union avec Dieu ?

La raison est parce que ces personnes, quoique spirituelles, n'ont pas encore acquis la perfection de l'anéantissement actif et qu'elles se désoccupent pour Dieu et en Dieu dans quelque exercice extérieur ou intérieur, comme dans l'étude même de l’Écriture sainte, dans la lecture des livres qui traitent de la contemplation et dans l'oraison même car, au lieu de faire mourir tout être créé et de mourir en toutes choses pour ne laisser vivre que Dieu seul, elles font revivre le propre être et sortent hors de Dieu autant qu'elles entrent dans leurs opérations propres et naturelles.

Enfin vous devez prendre garde que ces deux sortes d'anéantissement passif et actif répondent aux deux amours pratique et fruitif, et qu'on ne doit pas les pratiquer indifféremment et en tout temps et en toute sorte d'état, mais l'amour fruitif seulement se doit pratiquer dans l'anéantissement actif et non le contraire. Et ce serait une faute bien grande de vouloir produire des actes afin de les anéantir par l'anéantissement passif et mettre en exercice l'amour pratique quand on jouit de Dieu dans l'amour fruitif.

Cette faute ne serait pas moins considérable de vouloir s'introvertir pour jouir de l'amour fruitif quand on est dans l'anéantissement actif, parce que cette introversion serait un mouvement non nécessaire et un milieu préjudiciable dans cet état d'anéantissement actif, où l'amour pratique devient fruitif de soi-même, et la vie active une vie contemplative où l'on jouit de Dieu dans l'opération et dans l'activité de même que dans le repos et dans la sainte oisiveté, parce que dans cet état d'anéantissement actif, les œuvres, les opérations, les formes et toutes autres choses sont réduites à ce grand tout et à ce rien dont nous avons parlé, qui est cette vie et cette mort dont parle l'Apôtre et le sommet de la perfection dans la vie mystique : Mortui enim estis et vita vestra est abcondita cum Christo in Deo.

Mais si quelqu'un se fait une peine310 de ce qu'il n'a pas compris toutes les difficultés qu'il a rencontrées durant ce chemin de trois jours ou parce qu'il comprendra encore moins celles qu'il rencontrera dans le traité qui suit, je n'ai point d'autres explications à lui donner, de tout ce que j'ai dit et de tout ce qui me reste à dire, si ce n'est de considérer, selon la pensée de saint Augustin, que pour pénétrer dans ces ténèbres lumineuses, il ne faut qu'aimer : Da ergo amante et sentit quod dico.

Mais souvenez-vous aussi qu'il faut aimer d'un amour qui ait toutes ces circonstances, c'est-à-dire qu'il faut aimer purement, désirer ardemment, agir avec ferveur, marcher incessamment dans la solitude intérieure, être altéré des vérités éternelles et soupirer incessamment après la partie céleste : « Celui, dit saint Augustin, qui aime de cet amour, goûte assurément » ce que j'ai dit de plus mystérieux durant ce chemin mystique et pénétrera sans doute dans les mystères que j'ai à développer dans le traité suivant. Da ergo amantem et sentit quod dico, da desiderantem, da fervantem, da in ista solitudine peregrinantem, atque sitiente et fontem æternæ patriæ suspiratem ; da talem et scit quid dicam (Augustinus)311.

Fin de la troisième journée

Traité des extases, ravissements, révélations et illusions

Avant-propos

Les visions ou révélations sont si rares et les illusions si fréquentes et leur sont312 si sensibles qu'il est bien difficile de ne pas prendre le change ; le sexe, et principalement ces esprits curieux qui désirent des grâces plus spéciales, ne sauraient se défendre de l'Ange de ténèbres et de tomber dans ses fausses illuminations. Il est même bien difficile de parler des visions divines sans se faire des illusions et ne pas passer pour visionnaire. Mais quand je passerais pour tel à la suite de Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Maître, n'importe, je préférerais volontiers cela à tout autre bon succès que j'en pourrais prétendre. Je dois donc sans appréhension traiter cette question si difficile et m'exposer au mépris pour rendre un service que j'aurais bien voulu recevoir moi-même pour me tirer de peine dans les occasions.

Hélas ! Il ne faut que rencontrer une âme qui soit dans cet état suréminent de contemplation, ou bien qu'elle se l'imagine, pour arrêter les plus savants et les plus habiles, s'ils n'ont pas l'expérience de la mystique ou s'ils ne sont pas grands contemplatifs. Jugez par là ceux qui n'ont ni science ni expérience en cette manière, car celui qui se mêle de conduire des âmes par des voies toutes divines ou diaboliques sans y avoir jamais passé en nulle manière, est un aveugle qui en conduit un autre, et courent tous deux à un précipice inévitable. Cœcus autem si cœco ducatum præstet, ambo in foveam cadunt.

Je dirai donc, touchant un point si délicat, tout ce que le Saint-Esprit m'a inspiré, et je m'assure que tous ceux qui liront ce traité avec quelque expérience ou avec humilité emporteront un jugement plus solide et plus assuré et découvriront des lumières que je ne saurais regarder fixement parce que, n'ayant pas la vue assez forte ni assez pénétrante, je n'en puis pas supporter l'éclat sans être obligé de fermer les yeux.

CHAPITRE I

S'il y a des visions ou révélations et jusqu'où l'âme peut arriver dans ces élévations

Comme c'est le propre de l'amour d'unir les cœurs, c'est aussi le propre des amants de se manifester leurs pensées et de n'avoir rien de secret. Le plus amant et le plus aimé de tous les rois de la terre et dont le cœur fut selon le cœur de Dieu, porte lui-même en sa faveur ce témoignage du Roi du Ciel : Incerta et occulta sapientæ tuæ manifestasti mihi313 ; et tous ceux qui ne sont qu'un esprit avec Dieu expérimentent bien que Dieu manifeste ses secrets et ses lumières selon les ardeurs de la charité, et que les visions et les révélations divines ne sont que dans les excès de l'amour, ex magnitudine dilectionis dependet modus divinæ revelationis314. Il y a donc des visions ou révélations, et pour savoir jusqu'où l'âme contemplative peut être élevée, on demande si dans l'état de la vie présente elle peut arriver à la vision de l'essence divine, ainsi que semble nous assurer le patriarche Jacob quand il dit : Vidi Dominum facie ad faciem315, « J'ai vu le Seigneur face-à-face et à découvert ». Le Docteur angélique résout divinement cette difficulté en divisant l'état de la vie présente quant aux actes et quant à la puissance, et conclut que quant aux actes, c'est-à-dire en tant que l'âme agisse selon les sens corporels, elle ne saurait en nulle manière contempler visiblement l'essence divine, comme dit très bien saint Augustin : Quod nemo videns Deum, vivit vita ista qua mortaliter vivitur in istis sensibus corporis316. D'où il s'ensuit que ce patriarche ne vit pas l'essence divine mais seulement quelques formes imaginaires lorsque Dieu lui parla.

En second lieu on peut considérer cette vie présente quant à la puissance, c'est-à-dire en tant que l'âme est unie au corps comme forme informant317, sans pourtant user des sens corporels ni de l'imagination, comme il arrive dans les ravissements où l'âme, aliénée des sens et abstraite de toutes sortes de fantômes, s'élève toute en Dieu à la faveur des infusions divines qui la pénètrent et l'occupent. Pour lors je dis, d'après saint Thomas, que la vie présente est capable de la vision de l'essence divine, qui est le plus haut degré de la contemplation et dans lequel fut élevé l'apôtre saint Paul, qui est une façon de voir Dieu qui tient le milieu entre l'état de vie présente et la vie future.

Je vous prie donc de remarquer qu'il n'est pas nécessaire que l'âme soit séparée du corps pour voir Dieu en cette vie, mais il faut seulement que l'entendement soit abstrait de tous les fantômes, comme nous avons dit, et libre des espèces sensibles ou formes imaginaires, à la différence des bienheureux dans le Ciel, dont l'entendement peut faire réflexion sur les puissances inférieures et sur le corps même sans rien perdre de la vision de Dieu et qui participent à la lumière divine (comme parlent les théologiens) per modum formæ immanentis318, ainsi que nous voyons que la lumière du soleil est fixe et permanente dans les étoiles ; et au contraire, l'âme contemplative n'y saurait participer durant cette vie que per modum cujusdam passionis transeuntis319, tout de même que l'air participe à la clarté du jour, ce qui n'est pas qu'en passant, comme les visions dont Dieu la gratifie.

CHAPITRE II

Des visions ou révélations en général

Pour donner quelque jour à une matière si difficile, il faut savoir qu'il y a deux choses principales à considérer dans les visions ou révélations : la première est la représentation qui se fait dans l'entendement ou dans l'imagination, et la seconde est le jugement que l'esprit fait des choses qui lui sont représentées.

La représentation se fait par des images qu'on appelle espèces, qui sont infuses du côté de Dieu ou bien acquises du côté de l'homme, mais que Dieu tourne320, ajuste et dispose afin qu'elles représentent ce qu'il veut lui révéler. Le jugement, qui est plus noble que la représentation parce qu'il perfectionne la connaissance, le fait toujours à la faveur d'une lumière infuse et surnaturelle.

Il faut considérer que les représentations ne sont pas les qualités qui distinguent les amis de Dieu, puisque Pharaon en eut, Nabuchodonosor aussi ; mais pour l'infusion de cette lumière surnaturelle nécessaire pour juger des visions, Dieu ne la communique qu'à ses plus familiers amis. En effet, ces malheureux princes que je viens de nommer, après avoir consulté tous deux (mais en vain) l'un des devins et les magiciens d'Égypte, l'autre ceux de Chaldée, qui étaient leurs sages et leurs interprètes ; il faut qu'ils recourent l'un à Joseph, l'autre à Daniel pour avoir une claire interprétation des visions qu'ils avaient eues en songe. Car ce fut Joseph qui interpréta à Pharaon ce que Dieu lui voulait manifester par cette apparition de sept vaches maigres qui dévoraient les autres sept grasses qui venaient du bas du fleuve. Et Daniel expliqua à Nabuchodonosor ce que signifiait cette statue qu'il avait vue extrêmement grande et d'un regard affreux et dont la tête était d'or fin, la poitrine et les bras d'argent, le ventre et les cuisses d'airain, les jambes de fer et les pieds moitié fer et moitié terre.

Or remarquez, je vous prie, les différents états dans lequel l'âme doit être selon les diverses manières dont Dieu se sert pour lui communiquer ses grâces et lui manifester ses volontés. Car quand Dieu nous manifeste ses desseins par des espèces sensibles, comme cette main qui parut au roi Balthasar, ou bien par des espèces intelligibles, comme la sagesse que Dieu communiqua à Salomon et la science divinement infuse aux apôtres, il n'est pas nécessaire que l'âme soit abstraite et aliénée des sens, parce que pour lors l'esprit peut porter un parfait jugement et connaître ce qui se fait dans ces visions et dans ces communications surnaturelles, quoiqu'il fasse réflexion sur des choses sensibles ou intelligibles.

Mais au contraire, quand les révélations se font par des formes imaginaires et spirituelles, il faut nécessairement que l'âme soit aliénée et abstraite des sens, afin qu'elle ne puisse pas faire réflexion sur les choses sensibles, ni rapporter l'apparition de ces mêmes formes et de ces fantômes intérieurs à ce qu'elle voit et aperçoit par les sens extérieurs.

Et pour mieux éclaircir cette difficulté, il faut remarquer qu'il y a trois sortes de visions différentes : les unes sont appelées corporelles, les autres spirituelles et les plus relevées sont les intellectuelles.

Premièrement, la vision est corporelle quand elle se communique par le moyen des sens, c'est-à-dire que l'on voit des yeux du corps par un don de Dieu ce qu'on ne verrait pas autrement, comme par exemple lorsqu'Élisée vit le chariot de feu qui ravissait et enlevait le prophète Élie dans le paradis, ou bien quand le roi Balthasar voyait une main qui écrivait sur la superficie de la paroi dans la salle royale ces trois mots qui portaient sa condamnation et la division de son royaume : Mane, thecel, phares321.

Secondement, la vision est spirituelle ou imaginaire lorsqu'en dormant ou en quelque autre manière de suspension des sens, on voit par révélation divine des images ou que l'on entend des voix qui nous manifestent la volonté de Dieu, comme lorsque saint Pierre vit en extase ce bassin plein de divers animaux et qu'il entendit une voix qui lui commandait de les tuer et d'en manger322.

En troisième lieu, les visions sont intellectuelles lorsqu'on ne voit ni image, ni corps, ni figure et que Dieu par sa puissance se manifeste par des substances immatérielles dans la pointe de l'esprit et dans le plus intime de l'âme, comme lorsque saint Paul fut ravi jusque dans le troisième ciel où il jouit de la vue de Dieu, ou face-à-face, comme il le dit lui-même323.

Les révélations sont d'autant plus parfaites que l'aliénation des sens est achevée, parce que dans une aliénation imparfaite on ne saurait avoir un parfait discernement de l'opération divine ni distinguer clairement ce que l'on voit intérieurement dans ces formes imaginaire, de ce qu'on aperçoit par les sens extérieurs qui ne sont pas dans une entière suspension ; car pour lors, on mêle encore l'opération naturelle avec la surnaturelle, ce qui est absolument contre la perfection de cet état.

Je vous prie d'observer que cette parfaite aliénation des sens peut être l'effet d'une cause simplement naturelle ou d'une cause naturelle et surnaturelle tout ensemble, ou bien surnaturelle seulement. Premièrement, l'aliénation est un effet simplement naturel quand elle provient du sommeil, qui est un assoupissement de tous les sens. Secondement, elle est un effet naturel et surnaturel tout ensemble quand elle est causée par la force de la contemplation acquise. Enfin elle est un effet entièrement surnaturel lorsque l'âme est élevée à la connaissance des divins mystères par une vertu toute divine dans une suspension de tous les sens et de tout ce qu'il y a de sensible, et c'est dans ces aliénations parfaites que se font les extases et les ravissements.

CHAPITRE III

Des extases et ravissements en général

Le ravissement, au sentiment des docteurs contemplatifs, est une élévation de l'âme par une vertu divine qui suspend en elle tous les sentiments naturels et qui l'unit à quelque objet surnaturel (est elevatio per Spiritum divinum ad aliqua supernaturalia, cum abstractione a sensibus324), d'où il s'ensuit que qui dit ravissement, dit une certaine violence qui emporte l'âme par-dessus ses forces, puisqu'elle l'élève au surnaturel. Car bien qu'il soit naturel à l'homme de s'élever aux choses divines par la connaissance des choses sensibles et que cette élévation appartienne à la noblesse parce que qu'il est fait selon l'image de Dieu, toutefois il ne lui est pas naturel de s'y porter et de s'y élever par une abstraction des sens, parce que cette façon d'agir surpasse les forces humaines. Il faut donc nécessairement que l'homme ait un secours surnaturel pour y atteindre. Et ainsi, quand l'esprit est élevé à ces connaissances divines, remarquez que cette élévation et cette violence n'est pas contre nature mais bien par-dessus toutes les forces de la nature, comme par exemple quand on jette une pierre du haut en bas et contre terre, cette violence qu'on fait à la pierre n'est pas contre la nature de son propre mouvement mais c'est une force qui surpasse la force et la qualité de son mouvement propre et naturel.

L'extase, qui ne se distingue pas beaucoup du ravissement, ne dit point de violence mais simplement un excès où l'âme est élevée par-dessus elle-même, ce qui se fait (selon saint Thomas) en deux façons différentes. L'une est par voie d'appréhension, c'est-à-dire que l'âme y aperçoit des vérités qui surpassent ses connaissances, ou en la chose, ou en la manière, ou en toutes les deux ensemble et voit des objets qui sont au-dessus de toutes les vues des sens et de la raison. Et l'autre se fait dans l'appétit sensitif, c'est-à-dire que l'âme goûte et sent des touches qui surpassent tous les goûts et tous les sentiments, ce qui n'est à proprement parler qu'un effet de la grâce et d'un amour ardent qui s'unissent ensemble et qui élèvent l'âme à cet état d'extase. Mais remarquez que pour arriver à celle-ci, la première est une grande disposition.

CHAPITRE IV

Des ravissements et extases en particulier. De deux sortes de ravissement et de deux ivresses spirituelles.

Pour parler avec ordre des ravissements en particulier, il faut savoir que, comme les théologiens mystiques divisent l'âme en trois parties, comme nous avons dit, il y a aussi des ravissements qui répondent à cette même division et qui se font dans ces trois parties différentes. D'où il s'ensuit que les uns sont plus parfaits que les autres à mesure qu'ils se font dans une partie plus élevée325, car il y a des ravissements qui sont seulement quant à la partie inférieure de l'âme et sont les moins nobles ; il y en a d'autres qui se font quant à la partie raisonnable et sont plus relevés mais les plus nobles et les plus relevés de tous sont, quant au fond de l'âme ou pointe de l'esprit où les opérations sont plus dénuées, plus directes et divines et ainsi nous pouvons dire qu'il y a des ravissements inférieurs, supérieurs et suprêmes.

Or pour marcher avec ordre et pour commencer du moins parfait aux plus nobles, le premier et le moins noble de tous est un ravissement des sens intérieurs par-dessus les sens extérieurs et c'est lorsque par un ardent désir de ce qu'on souhaite ou par une forte imagination de l'objet et de la vérité qu'on contemple, les sens intérieurs se trouvent introvertis et recueillis dans une cessation de leurs opérations propres et naturelles par une vertu divine qui communique à l'âme ses lumières et qui s'étend jusqu'aux puissances sensibles par des douceurs qui l'attirent, la poussent à s'élever en Dieu par amour et de s'unir uniquement à lui.

Dans ce ravissement quoique la partie inférieure soit parfaitement introvertie et unie, ce degré d'union toutefois n'est pas si bien épuré que la volonté n'adhère encore à la volupté et au plaisir où l'âme contracte une tache qui est contre la perfection et qui répugne au pur amour, ce qui n'est pas dans le parfait ravissement.

Il me semble qu'on pourrait approprier à ce ravissement cette oraison que l'on appelle de recueillement ou de récollection, où l'âme cesse dans les opérations des sens. Sainte Thérèse remarque très subtilement que dans cette oraison il y a du surnaturel et quelque chose de naturel parce que l'âme fait des efforts pour recueillir ses puissances et l'entendement n'est pas tout à fait oisif et passif, quoiqu'il cesse de discourir et de raisonner, ce qui n'est pas encore parfait. C'est pourquoi cette sainte conseille d'apaiser doucement ces saillies de l'entendement et de les faire mourir peu à peu, sans toutefois se faire violence ; mais aussi elle condamne les cessations d'actes que Dieu seul peut donner et blâme ceux et celles qui, pour suspendre toute sorte de pensées, tombent dans une oisiveté, comme si le don de contemplation que Dieu n'accorde qu'aux âmes ferventes et fidèles était une manne du ciel et qu'il ne fallût qu'ouvrir la bouche sans rien faire pour la recevoir et là mériter.

On pourrait encore appeler du nom de ce premier ravissement une certaine ivresse spirituelle qui n'est autre qu'une abondance de grâces que Dieu répand dans l'âme, et qui se communiquent au cœur et à toutes les puissances sensibles avec une si grande profusion qu'on ne saurait s'empêcher de témoigner du contentement et de la joie par des gestes et des mouvements inusités, comme par des cantiques, des jubilations, des voix sans signification, des frappements de mains, des impulsions violentes et tremblements par tout le corps qui contraignent à sauter ou à courir comme faisait frère Bernard de Quintervalle326, qui courait par les montagnes et les vallées, musto madere deputant327. Que si dans cette ivresse l'esprit n'est pas tout à fait aliéné des sens (ce qui est nécessaire au parfait ravissement) il y a pourtant une certaine aliénation dans tous ces mouvements, qui sont bien plus des effets de l'amour divin et des impulsions du Saint-Esprit que les efforts de la propre nature.

Si dans cette ivresse spirituelle l'âme ne jouit pas du parfait repos à cause de cet excès de joie qui se répand jusqu'aux puissances sensibles, il y en a toutefois un autre où l'esprit est si bien enivré des douceurs divines et jouit d'un si grand calme dans la contemplation qu'il semble qu'il soit dans cette oraison qu'on appelle de quiétude, où toutes les puissances sont dans le repos et où l'âme jouit si visiblement de Dieu qu'elle croit que le moindre effort la doit unir parfaitement à lui.

Dans cet état présent les puissances raisonnables ne sont pas toutes si fortement attirées et élevées qu'elles ne puissent faire quelque réflexion ; la volonté toutefois est tout à fait captive et l'entendement et la mémoire ne sont libres que pour penser et se ressouvenir de Dieu. Remarquez encore que l'âme est comme dans une oraison continuelle, et quelquefois elle se fond en larmes sans faire aucun effort pour pleurer, et comme sans y penser328 ; et la volonté est si bien unie à Dieu qu'on ne saurait de tout un jour penser à ce qu'on fait, car on n'a de liberté que pour vaquer sans attention aux actions communes et nécessaires.

Sainte Thérèse remarque que dans ce calme et dans ce repos, l'entendement est quelquefois dissipé, ce qu'on doit entendre de l'imagination. Et pour lors, cette sainte enseigne qu'il faut souffrir ces sorties inutiles, ces courses de l'imagination, sans se chagriner, que c'est en vain que l'on se met en peine pour les arrêter et que c'est perdre le repos et la quiétude qu'on cherche et que l'âme possède. Car pour lors, une âme est à l'égard de Dieu comme un petit enfant à l'égard de sa mère, lequel a la bouche ouverte et qui n'a qu'à remuer tant soit peu la langue pour avaler le lait qu'elle y distille de ses mamelles et qu'il perdrait sans doute s'il voulait se remuer de sa place. Ainsi l'âme perdrait le goût de cette quiétude qui consiste dans l'union que Dieu fait dans le centre de la volonté, si elle voulait s'efforcer d'arrêter les mouvements des autres puissances quand quelqu'une se distrait et court les campagnes.

CHAPITRE V

Suite du même sujet

Des autres ravissements et extases

Dans un autre ravissement qui est plus parfait que le précédent, Dieu attire l'âme à son amour par tant d'inventions et d'attraits si puissants qu'il unit à soi le cœur de l'homme et toutes ses forces, et dans cette union il jouit d'une douceur toute divine qui lui fait mépriser toute autre douceur, et tout ce qui n'est pas Dieu ou pour Dieu lui paraît insipide. Dans cet état où l'amour devient d'autant plus pur et plus noble que les connaissances sont plus subtiles et divines, le cœur n'a plus rien d'impur car, sans s'arrêter ni au plaisir ni à la douceur et sans adhérer aux dons que Dieu lui communique, ils poussent tous ces mouvements pour s'unir à lui seul sans milieu et lui dit amoureusement avec le dévot saint Bernard : Usquequo sustinebo absentiam tuam, usquequo ingemiscam, stillabit post te oculus meus, amabilis Domine ? Ibi est diversorium tuum in quo lætus recumbis inter charissimos tuos et satias eos manifestatione gloriæ tuæ329.

Dans ces divines consolations, le cœur qui jouit de ces douceurs ineffables se dilate, s'ouvre, s'épanouit, et se sentant attiré à cette union par tant d'attraits, il pousse toutes ses forces pour y arriver ; que s'il n'obtient pas l'accomplissement de ses souhaits, il augmente ses désirs au lieu de se relâcher, il redouble ses soupirs, que bien souvent Dieu permet qu'il arrose de ses larmes afin de rafraîchir un tant soit peu ses grandes ardeurs. Car pour lors, ce pauvre cœur se consume, se brûle, et tout flétri et desséché par ces divines flammes, l'âme tombe dans une si grande langueur qu'elle peut dire avec l’épouse des Cantiques : « Allez dire à mon Bien-Aimé que je languis et que je meurs de son amour, annunciate dilecto meo quia amore langueo330. »

Dans cette langueur, tout lui déplaît et rien ne la console ; et comme une âme est plus dans l'objet qu'elle aime que dans elle-même, comme dit saint Denys (amatores sui juris [esse] non sinens, sed in ea quæ amant penitus transferens331), elle a toujours les yeux collés sur son Bien-Aimé, et dans ses grands désirs d'être un même esprit avec lui, le cœur blessé de sa charité sent cette plaie intérieure qui pourrait être faite par une main divine et avec une flèche d'or. On la souffre sans amertume et sans deuil, mais non sans douleur. Que si Dieu continue ses visites dans ce cœur navré de son amour, les nouvelles grâces qu'il lui communique renouvellent toutes ses plaies dorées avec l'or de la charité. Et si pour lors l'âme sent qu'elle vit encore de cette vie et qu'elle ne puisse pas dire avec l'Apôtre : Vivo ego, jam non ego (ou plutôt : « Ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi »), elle souffre des langueurs qu'on a bien osé comparer aux peines de l'enfer et dont nous ne pourrions rien comprendre si nous ne considérons premièrement quels sont les effets et les efforts de ces chastes amours dans les extases.

CHAPITRE VI

Des effets et des efforts de l'amour divin dans les extases

Saint Denys dit que l'amour divin qui fait des extases dérobe l'amant à soi-même en plusieurs manières différentes, chacune selon l'excès d'amour et de grâces qui surabondent : Est autem mentis secessum, extasimque faciens divinus amor332. Premièrement, comme le feu élémentaire s'élève et porte incessamment ses flammes vers le ciel où est son centre, ainsi le feu de l'amour qui brûle dans une âme l'élève et la porte incessamment vers Dieu et la fait sortir hors d'elle-même pour l'unir à lui, qui est le centre de tous les cœurs. Et cet excès ou cette sortie vers l'objet aimé s'appelle extase.

Secondement, l'âme agissant hors d'elle-même par les efforts de l'amour, le cœur se dilate, s'épanouit, se liquéfie en la présence de son Bien-Aimé et se fond à la voix de son chaste Époux comme expérimente l’épouse des Cantiques, ce qui est un second effet de l'amour qu'on appelle liquéfaction : Anima mea liquefacta est ut dilectus locutus est333.

Troisièmement, dans cette liquéfaction, dans cet épanouissement où l'âme est toute transportée de s'abandonner et de se perdre en Dieu, si Dieu lui accorde cette grâce de se rendre présent et sensible en son intérieur de la façon qu'on peut appeler sensible dans la vie mystique, il se fait une conjonction, une communication entre Dieu et l'âme qui est un autre effet d'un amour plus parfait qu'on appelle l'union.

Si de cette union, qui ne signifie par son nom qu'un attouchement mutuel de deux choses unies ensembles, il s'ensuit une inhésion334 où l'esprit de l'humain et l'Esprit divin se serrent l'un contre l'autre et se collent tout deux pour ainsi dire, c'est un quatrième effet de l'amour qu'on appelle inhésion mutuelle.

Mais parce que c'est inhésion, parlant métaphoriquement, ne dit qu'une union extérieure et non une pénétration intime, il s'ensuit de l'exercice de l'amour un absorbement où l'esprit humain est absorbé dans l'Esprit divin, tout de même qu'une éponge qu'on jette dans la mer, et c'est ce qu'on appelle fruition, qui est un cinquième effet de l'amour dans les extases.

L'âme, toute liquéfiée, toute pénétrée et remplie de Dieu, s'ouvre pour recevoir en toute manière les impressions divines et se dilate toujours plus dans les ardeurs de l'amour pour se remplir de Dieu davantage, comme si elle voulait l'engloutir et le posséder tout. Mais comme une liqueur se mêlant avec une autre, la moindre cède à la plus grande dans laquelle elle se perd et se confond, ainsi l'esprit humain venant à se mêler avec l'Esprit divin dans les infusions de la grâce, il faut qu'il cesse de vivre en soi-même pour se transformer en Dieu et être un même esprit avec lui, d'où il s'ensuit cette faim sensible et cette grande altération que ces âmes ont pour Dieu et de Dieu.

Le septième effet de l'amour, que les mystiques appellent ferveur, est lorsque Dieu, cachant sa présence et ne se manifestant pas assez à ses chaste amantes, leurs empressements et le désir qu'elles ont de le recevoir devient si ardent qu'il semble que l'âme marche et vole incessamment vers Dieu pour s'approcher de lui, et c'est ce qu'on appelle ferveur.

Que si Dieu se cache et ne se laisse point trouver à une amante transportée de le rencontrer, ou s'il fait semblant de ne pas avoir tous ces beaux empressements, comme s'il n'entendait plus le langage et les stratagèmes de son amour, elle se dessèche dans ses ardeurs, elle se consume dans les flamme, rien ne la peut satisfaire, tout lui déplaît, et si Dieu seul, qui pourrait la contenter par sa présence, ne veut pas se manifester, elle soupire, elle s'attriste dans l'absence de son Bien-Aimé et souffre des langueurs qu'on veut bien comparer aux peines de l'enfer.

Enfin, remarquez que le zèle, qui est un effet commun entre les amants et qui ne provient que d'un excès d'amour parmi les créatures, est bien différent dans l'amour divin ; car du côté de Dieu, c'est parce qu'il ne peut souffrir de rival dans un cœur dont il est jaloux ; au contraire, le zèle qu'une âme a pour Dieu vient de ce qu'elle voudrait tout autant de compagnes dans cet amour qu'il y a de cœurs pour aimer.

La raison pour laquelle ce zèle n'est pas suivi de jalousie de part et d'autre est parce qu'une âme qui aime Dieu véritablement voudrait bien satisfaire aux défauts qu'elle connaît dans ses amours par l'amour de plusieurs amantes, et que l'amour que Dieu a pour elles ne saurait se diminuer ni se ralentir en se communiquant à plusieurs autres. Mais au contraire, si une âme aime autre chose que Dieu seul, son amour qui n'est pas infini diminue, se divise à mesure qu'il se multiplie, et ainsi elle aime d'autant moins Dieu qu'elle aime des créatures ; et voilà la cause de sa jalousie et les divers effets de l'amour. Revenons aux effets des ravissements.

CHAPITRE VII

Suite des ravissements plus relevés

Il semble que ce dernier ravissement où nous avons dit que le cœur est blessé d'une flèche d'or soit une prochaine disposition à cette union où l'âme et Dieu ne sont plus qu'un même esprit. Car premièrement, la mémoire, qui est remplie d'une infusion toute céleste, s'applique incessamment et s'occupe toute de Dieu, parce qu'elle est toute tranquille, claire et sereine ; et comme celui qui serait élevé par-dessus les nuées verrait toujours le ciel sans empêchement, ainsi, l'âme étant élevée sur toutes les choses sensibles et imaginaires, rien ne peut troubler sa confiance ni obscurcir sa sérénité dans la contemplation.

En second lieu, l'entendement, qui est toute pénétré des lumières divines, contemple ses perfections infinies par des espèces intellectuelles et tout ravi dans ses communications, il admire la grandeur, la puissance et les autres attributs de Dieu, d'où lui vient cette grande familiarité de traiter des choses divines sans jamais se familiariser ni se dispenser du respect qu'il doit à la majesté de Dieu.

En troisième lieu, dans ce ravissement, si la mémoire est dans un ciel si serein que toutes les créatures n'y sauraient faire aucun ombrage et si l'entendement est si bien éclairé des lumières divines qu'il pénètre dans ces connaissances surnaturelles sans s'arrêter aux fantômes qui viennent de la part des sens, la volonté y brûle d'un feu sans mouvement et aime d'un amour si tranquille et si parfait qu'il n'a plus ses saillies de l'amour imparfait et sensible car, comme une huile ne bout plus à force de bouillir, ainsi un cœur n'aime plus à force d'aimer, c'est-à-dire que comme les huiles deviennent peu à peu toutes tranquilles parce que le feu a consommé tout ce qu'elles avaient d'impur, de même le cœur qui se consomme en désirs et en soupirs pour son Bien-Aimé dans l'exercice de l'amour pratique et sensible jouit auprès de Dieu dans un amour pur et tranquille qu'on appelle l'amour fruitif.

Sainte Thérèse nous semble vouloir expliquer ce même ravissement en traitant son oraison d'union, où elle dit que les trois puissances raisonnables sont si parfaitement unies et dans un calme si grande que le moindre mouvement serait qu'elle ne serait plus dans l'oraison d'union. Car, comme remarque subtilement la même sainte, l'oraison de repos que nous avons expliquée dans un autre ravissement est différente de l'oraison d'union en ce que l'âme y est à l'égard de Dieu comme un petit enfant à l'égard de la mère (comme nous avons dit), lequel a la bouche ouverte et ne fait que remuer un peu la langue pour avaler le lait qu'elle y distille de sa mamelle ; mais dans l'oraison d'union l'âme n'a pas besoin de faire aucun mouvement pour goûter ce nectar divin, dont elle jouit dans un parfait repos sans faire aucun effort, puisqu'elle en est toute remplie, quoiqu'elle ignore de quelle manière Dieu l'a prévenue de ses bénédictions. Et pour en donner une plus sensible différence, remarquez encore que dans l'oraison de repos, ce lait divin est une liqueur que l'âme reçoit du dehors, et dans l'oraison d'union au contraire c'est un nectar qui se trouve épanché dans le fond de l'âme sans qu'elle sache comment : Nam unde in animam meam venerit, quove abierit, ignorare me fateor335, dit le dévot saint Bernard.

Enfin, pour achever par le plus sublime de tous les ravissements, où toutes les puissances sont parfaitement introverties et recueillies, les inférieures en unité de cœur et les raisonnables en unité d'essence, de sorte qu'elles cessent dans leurs propres opérations pour se reposer en Dieu et n'agissent plus (si elles agissent) que d'une manière toute ineffable — car l'entendement, qui véritablement ne voit pas l'essence divine face à face comme parle l'Apôtre, ni dans des images comme dans des autres degrés moins relevés, mais d'une manière plus noble et plus relevée, se trouve perdu en Dieu et absorbé dans un abîme de lumière infinie comme dans un abîme de ténèbres où il voit clairement qu'il ne voit rien de l'être de Dieu qu'il contemple et connaît sensiblement, qu'il ignore quid sit Deus336, car plus il veut pénétrer dans l'être de Dieu plus il se perd dans ses perfections infinies, où il reste lui-même pris au lieu de les comprendre337.

Pour lors la volonté, qui ne s'éblouit point pour ce grand éclat parce qu'elle n'a point d'yeux, poursuit toute seule sa pointe, et s’unissant à Dieu, ou pour mieux dire, Dieu s'unissant à l'âme contemplative, elle se liquéfie, se repose dans cette union — ou si elle agit, c'est d'une manière toute ineffable.

Les mystiques se partagent sur ce point : les uns veulent que ces puissances ne produisent plus leurs actes ordinaires et les autres disent qu'elles en produisent mais qu'ils sont si tranquilles, si doux et si directs qu'ils sont imperceptibles.

Saint Thérèse dit encore quelques mots d'un autre ravissement, qu'elle appelle le vol d'esprit parce que l'âme y est emportée avec véhémence, et quelquefois le corps, mais si soudainement, et il imprime une telle crainte dans l'âme, qu'il ne faut pas qu'elle soit moins généreuse que parfaitement abandonnée au bon plaisir de Dieu pour se laisser aller de bon gré à un enlèvement si prompt et si inopiné sans lui faire aucune résistance.

CHAPITRE VIII

De l'état du parfait ravissement plus en particulier

On ne saurait mieux faire comprendre la nature des ravissements, après les avoir expliqués par leurs définitions et par les convenances qu'ils peuvent avoir avec les oraisons de recueillement, de repos et d'union, que de faire voir toutes les différences qui sont entre l'état du parfait ravissement et celui de l'oraison d'union.

Sainte Thérèse, qui nous tirera de peine et nous éclaircira cette difficulté, en trouve sept qui distinguent parfaitement l'extase, ou le parfait ravissement, de l'oraison d'union de toutes les puissances.

La première différence est que le ravissements se sent davantage au corps et paraît plus extérieurement, parce que le souffle s'en va défaillant, si bien qu'on ne peut parler ni ouvrir les yeux ; et quoique cela se fasse aussi en l'oraison d'une union où toutes les puissances sont unies, toutefois dans le ravissement c'est avec plus grande force, parce que la nature réelle s'en va je ne sais où quand le ravissement est grand, et les mains demeurent gelées, ce qu'on ne dit point arriver en l'oraison d'union.

Secondement, en cette union de toutes les puissances, l'âme perd les sentiments peu à peu comme une personne qui expirerait ; mais le ravissement enlève l'âme par une seule connaissance que Dieu lui communique, et avec une telle vitesse qu’il lui semble être ravie au plus haut point et sortir hors de son corps.

Troisièmement, en l'union des puissances, l'âme peut presque toujours résister aux mouvements que Dieu lui imprime ; mais au ravissement, d'ordinaire, elle n'y saurait résister, parce que l'âme sent une force si puissante qu'elle la ravit et la tire hors des sens et de toutes ses connaissances.

Quatrièmement, le ravissement a coutume de durer plus que le repos mystique qui réside en toutes les puissances parce que, comme dans l'oraison d'union toutes les puissances ne sont pas si fortement attirées et attachées à leur objet que dans le ravissement, il se passe fort peu de temps que quelqu’une des puissances ne retourne à son être, parce que, comme remarque saint Bonaventure après le Sage, « le corps qui se corrompt appesantit l'âme », corpus quod corrumpitur, aggravat animam.

Cinquièmement, l'âme entend et connaît plus clairement la grâce dont elle jouit dans le ravissement qu'elle ne sent les dons qu'elle reçoit dans l'oraison d'union ; et dans ces élévations Dieu lui communique d'ordinaire des secrets qui surpassent la force du raisonnement et impriment dans le fond de l'âme une certitude si grande de ses intentions qu'elle n'en saurait plus douter, quoiqu'elle expérimente mille événements contraires à ses desseins et que son directeur même fasse tous ses efforts pour lui persuader que ses visions sont des illusions et ses entreprises des chimères.

Sixièmement, les effets qui restent en l'âme après le ravissement sont bien plus grands que ceux que cause ce repos qui réside en toutes les puissances, et les vertus demeurent plus fortes parce que l'âme est plus dépouillée et dénuée ; et le pouvoir de ce grand Dieu se fait connaître davantage pour se faire craindre et pour se faire aimer, puisqu'en cette force il ravit si bien l'âme comme en étant le Seigneur, sans qu'elle puisse aucune chose.

Enfin, le repos dont l'âme jouit dans l'oraison d'union de toutes les puissances n'est pas si grand que celui dont elle jouit dans le ravissement. C'est pourquoi, dit la même sainte, si cette union de toutes les puissances est vraie, c'est la plus grande grâce que Notre Seigneur fasse en ce chemin spirituel, excepté le ravissement où Dieu se manifeste plus clairement dans le plus intime de l'âme ; et c'est dans ces grandes communications des ravissements que se font les visions et les révélations.

CHAPITRE IX

Des visions et révélations en particulier

Les docteurs qui traitent des visions en parlent fort peu et disent que les révélations prophétiques se font en quatre manières différentes : premièrement, par une fusion des lumières intellectuelles ; secondement, par un renvoi ou intromission338 des espèces intelligibles ; troisièmement, par une impression ou par un assemblage de formes imaginaires et en quatrième lieu par une impression de formes sensibles, comme le buisson ardent de Moïse ou l'écriture qu'on fit voir au prophète Daniel.

Saint Denys, dans tous ses écrits, nous enseigne que les visions mystiques sont celles qui surpassent toutes nos façons de concevoir, et par conséquent qu'on ne saurait expliquer ni comprendre quæ transcendunt omnis entis considerationis339 ; c'est-à-dire que dans les visions divines la volonté précède et surpasse les lumières de l'entendement, de sorte que le même entendement voit et connaît dans ces visions mystiques (c'est-à-dire secrètes, cachées et exemptes de toutes sortes de tromperies) ce qu'il n'aurait su voir ni connaître si la volonté par ses ardeurs ne l'avait premièrement goûté et senti dans la pointe de l'affection, où Dieu se communique d'une manière inexplicable (quando scilicet, dit le docteur Harphius, vis intellectiva cognoscit ex affectu præcedente et non e converso340), de sorte que c'est une règle incontestable que les visions sans amour dans la contemplation sont des illusions de l'Ange des ténèbres ou de pures imaginations de notre propre nature.

Les visions ou révélations spirituelles sont imaginaires ou intellectuelles. Premièrement, la vision est imaginaire lorsque Dieu représente à l'âme par des espèces ou des fantômes ce qu'il veut lui manifester. Or ces visions imaginaires se font dans trois degrés différents : dans le premier et le moins parfait, Dieu manifeste ses volontés par des signes ou des images seulement ; dans le second, qui est plus noble que le premier, non seulement l'on connaît la vérité par des signes, mais encore on entend des paroles qui la manifestent clairement ; et dans le troisième, qui est le plus noble de tous, non seulement l'on s'aperçoit des signes mais encore on entend et on voit (de la façon qu'on peut entendre et voir) la personne qui parle et qui révèle, et pour lors il semble à l'âme qu'elle est plus proche de Dieu que dans tous les autres degrés de communication.

Secondement, je dis que les visions sont intellectuelles lorsque Dieu se manifeste, et révèle à l'esprit humain des vérités divines sans aucune image corporelle, parce que dans ces visions, on voit intellectuellement l'objet, ou pour mieux dire on le sent intimement ; comme par exemple quiconque se promènerait dans une chambre obscure et sans clarté avec un ami intime, il aurait une certitude ferme et constante de sa présence sans le savoir et le connaîtrait distinctement sans le regarder. Ainsi dans les visions intellectuelles on sent intimement la présence de Dieu ou de celui qui l'envoie et on connaît distinctement la voix de celui qui parle ; et par ce sentiment intime l'âme connaît plus clairement et plus distinctement que par les vues de l'entendement, et conserve une assurance si grande de ce qu'elle a expérimenté qu'elle n'en saurait plus douter.

C'est pourquoi quand on demande à ces âmes saintes ce qu'elles ont vu, elles en ont une assurance très constante, sans qu'elles puissent expliquer sous quelle forme ou figure. Et moi-même, interrogeant un jour sur ce même sujet une de ces âmes d'élite, je lui disais : « Si vous êtes si certaine de votre vision, dites-moi, je vous prie, était-il jeune ou vieux ? Si vous l'avez si bien vu, était-il beau ou laid ? Si vous l'avez si bien connu, était-il blanc ou noir ? » Mais elle me répondait toujours qu'elle était très assurée de ce qu'elle avait vu et qu'elle ne savait rien de tout ce que je lui demandais. Mais le lendemain cette même personne, qui n'avait ni lecture ni science que celle de la sainte oraison, me vint dire qu'on lui avait dit de me dire que cela s'appelait sentir et non pas voir.

Cette expérience ne sera pas contraire au principe des savants s'ils considèrent que la charité est une ardeur qui se laisse sentir et non une lumière qui se laisse voir et que Dieu, étant la charité même, se communique plus essentiellement à la volonté qu'il ne le fait à l'entendement.

Mais il faut prendre garde que bien des visions intellectuelles soient plus nobles que les visions imaginaires, parce qu'elles approchent plus de la vision béatifique, qui est la plus excellente de toutes. Toutefois, si dans les visions intellectuelles on ne connaît que des choses naturelles qui sont cachées et inconnues à la nature, cette vision sera inférieure à la vision imaginaire si elle manifeste et communique à l'âme des vérités divines et surnaturelles.

Enfin, pour conclusion de cette matière, je dis que comme l'essence divine ne peut être parfaitement contemplée que par la voie d'entendement, il s'ensuit que quand Dieu se manifeste sous des images aux figures imaginaires, c'est par le ministère des anges et des saints et non par lui-même que Dieu opère ces visions qui se font dans l'imaginaire, comme dans une glace qui représente à l'âme ce que Dieu veut. Mais quand Dieu se manifeste par des vérités intellectuelles ou des ressemblances spirituelles, pour lors l'entendement reçoit immédiatement de Dieu ses impressions et ses infusions divines. C'est pourquoi elles sont si extraordinaires et d'une manière si relevée que quelquefois l'on en peut expliquer quelque chose, mais d'ordinaire, encore que l'entendement ne soit pas tout à fait aliéné dans la contemplation de ces vérités, l'on ne saurait pourtant comprendre ce qu'on voit, ce qu'on entend ; et c'est la raison pour laquelle ces âmes saintes ne font que bégayer, voulant s'expliquer à leurs directeurs sur ce qu'elles ont vu ou entendu. Et voilà à peu près de quoi juger des visions intellectuelles et imaginaires que Dieu communique à l'âme. Disons maintenant quelque chose des illusions et des visions fausses et trompeuses qui se font par l'artifice de l'ange des ténèbres.

CHAPITRE X

Des visions ou des fausses illusions de l'Ange des ténèbres

Les illusions et les bonnes visions sont si semblables qu'il est bien difficile de ne prendre pas le change. À peine connaît-on leurs différences ; et si un directeur n'est pas bien spirituel pour juger des dispositions intérieures d'une âme et des différents effets bons ou mauvais que les visions vraies et fausses y produisent, il ne peut que s'ensuivre que des effets bien dangereux.

Le savant Jean Tauler dit que les esprits naturellement subtils et éloquents s'enorgueillissent bien souvent et s'épanchent dans une multitude de paroles lorsque Dieu leur verse abondamment des grâces. C'est pourquoi il juge qu'« ils ont grand besoin d'être humiliés, et conclut que s'ils ne souffrent patiemment les humiliations, ils ne peuvent que causer de grands dommages à l’Église » : Hi maxime indigent humilitate et si non patiantur, maxime periculosi Ecclesiæ.

Il y en a d'autres, dit Tauler, auxquels Dieu communique certaines images excellentes, de sorte qu'étant persuadés d'avoir vu quelque ange, ou quelque chose d'éminent, ils se réjouissent extrêmement, se dilatent et se font accroire qu’ils ne sont pas du commun, mais d'un grand mérite devant Dieu qui leur donne abondamment ses bénédictions. Et cependant Dieu ne leur communique ces grâces particulières que parce qu'« il les connaît d'un naturel pusillanime et que leurs faiblesses n'ont pas besoin d'un moindre secours » : Eorum potissimus in causa infirmitas est, novit enim Deus eos pusillanimes.

Enfin, outre ceux-là, il y en a d'une autre manière « qui sont d'une nature si délicate et un cœur si tendre que dès qu'ils expérimentent quelque grâce sensible et particulière, d'abord toutes les puissances inférieures s'élèvent de toutes leurs forces ; et bien souvent, poursuit Tauler, Lucifer se mêle » dans ces opérations trop sensibles et trop humaines : Qui ex natura tam molli teneroque sunt corde, ut excellenti illa gratia tacti, mox in inferioribus viribus suis ex toto commoveantur : his sapenumero Lucifer admiscere se consuevit.

La raison est parce qu'un cœur si tendre et si sensible à ces douceurs intérieures se porte facilement à souhaiter de ces grâces particulières, comme d'avoir des extases, des révélations ou autres dons semblables qui excitent par accident, dans ces esprits sensuels, l'ostentation, ou la curiosité, ou la délicatesse ; et bien souvent l'esprit de ténèbre se transforme en ange de lumière pour tromper ces âmes trop sensibles à la douceur. Car, trouvant des cœurs pleins de vanité et vides de charité, il leur verse intérieurement ou il feint extérieurement une certaine lumière imaginaire qui les éblouit d'un faux éclat et les abuse par des images fantastiques et si sensibles au cœur et au sens qu'elles prennent facilement le change et croient opiniâtrement que tout cela vient de Dieu et du Ciel.

Hélas ! Pour désabuser ces fausses amantes de l'oraison, je ne veux point d'autres arguments (si elles n'avaient pas perdu la raison dans ces fausses lumières) que les empressements qu'elles ont de recevoir de ces grâces plus spéciales et le peu de profit qu'elles en retirent, et principalement dans la vertu d'humilité, qui est la pierre de touche dans cet état des parfaits.

Car au lieu qu'une âme véritablement contemplative fait un secret de tout ce que Dieu lui communique et se sent d'autant plus anéantie qu'elle est élevée en ses oraisons et y reçoit de plus grands dons, au contraire ces âmes visionnaires manifestent leurs illusions et discours indifféremment avec toutes sortes de personnes de ce qu'elles ne devraient dire qu'à leur directeur. Aussi elles ne retirent de leurs fausses élévations qu'une présomption insupportable, car elles s'estiment sages, expérimentées et savantes, principalement en fait de spiritualité, et ne prennent conseil de personne, parce que se faisant accroire qu'elles ne font plus rien que de grand et de relevé, elles méprisent facilement toutes les instructions des plus savants et des plus expérimentés, s'ils ne flattent leurs fausses imaginations et ne veulent plus se conduire que selon leurs caprices.

Sainte Thérèse nous explique très bien l'état des illusions par opposition aux ravissements lorsqu'elle dit qu'une des meilleures marques du bon ravissement est quand il laisse dans l'âme des désirs extraordinaires de souffrir et qu'elle revient de ces saintes communications toute instruite que le véritable amour et la vraie perfection consistent dans le mépris et dans les souffrances. Mais pour faire mieux remarquer encore en quoi les bonnes visions sont différents des illusions, il faut se souvenir :

Premièrement, que les visions divines ne révèlent que des mystères secrets ou des vérités infaillibles et nécessaires, et les illusions d'ordinaire ne manifestent que des choses vaines et inutiles, et quelquefois véritablement assez surprenantes.

Secondement, les visions divines portent la crainte dans le cœur au commencement, qu'elles se font parce que Dieu ne se communique qu'à des âmes humiliées et anéanties qui s'estiment indignes de recevoir de ses visites ; mais elles expérimentent bientôt après une joie, une paix et un calme intérieurs qui les rassurent dans leur doute et qui leur font connaître que tout cela vient de Dieu. Au contraire, si l'Ange des ténèbres porte quelque joie au commencement de ces illusions, cette joie n'est pas de durée comme sont celles qui viennent de Dieu, car cette âme trompée passe bientôt de cette paix dissimulée dans un trouble de cœur et d'esprit, et tout ce faux éclat de lumière qui lui paraît d'abord n'est qu'un feu follet qui l'éblouit pour la précipiter.

Troisièmement, les visions divines se font au milieu des ténèbres sacrées pleines de lumières et de vérités, car elles élèvent l'âme à des connaissances qui surpassent bien souvent le sens et la raison. Les illusions, au contraire, sont des lumières apparentes qui plongent l'âme dans des ténèbres pleines d'ignorance, parce que les illusions ne sont que des lumières fantastiques qui surprennent l'imagination, mais si on le considère attentivement, on trouve qu'elles n'ont ni clarté ni ardeur ; c'est pourquoi elles laissent l'entendement sans connaissances et la volonté sans charité, et ces âmes trompées qui les reçoivent, dit le docteur Harphius, y restent enveloppées comme dans un fond de ténèbres : Lumen quoddam phantasticum infundit intrinsecus a quo se sentiunt veluti sacco penitus obvolutos341.

Enfin, les visions divines sont des lumières expérimentales qui dépouillent l'âme de tout ce qui n'est pas Dieu et l'humilient dans toutes ses connaissances ; c'est pourquoi elle garde le secret de tout ce qui se passe de révélé dans son intérieur, et à peine le dit-elle à son directeur sans jamais se glorifier des grâces que Dieu lui communique. Au contraire, les illusions sont des lumières sans ardeur, sans charité et sans humilité, qui n'inspirent que des désirs de se faire connaître. C'est pourquoi une âme qui en est abusée parle facilement de ces dons particuliers et de ces grâces plus spéciales qu'elle s'imagine de recevoir dans ses oraisons, et par là il est aisé de faire la distinction et la différence des visions divines d'avec les illusions, par le moyen des dispositions intérieures de l'âme et des différents effets que ces illuminations bonnes et fausses produisent dans l'intérieur.



Table des matières

PREMIÈRE JOURNÉE dans le parfait dénuement de l'âme contemplative 15

PREMIER PAS 15

Du détachement des richesses et qu'on les doit posséder sans affection 15

DEUXIÈME PAS 16

De deux sortes de pauvreté volontaire, pauvreté de fait et pauvreté de cœur 16

TROISIÈME PAS 17

Du vrai et du faux détachement des richesses 17

QUATRIÈME PAS 19

Qu'il faut se dépouiller de tout respect humain et principalement de ce malheureux « que dira-t-on ? » 19

CINQUIÈME PAS 22

Il faut souffrir les affronts et les amertumes de cœur sans perdre le repos intérieur. 22

SIXIÈME PAS 23

Comment il faut se dépouiller de tout ressentiment dans les injures par la pratique d'une vraie patience 23

SEPTIÈME PAS 24

Du pur amour et du dénuement de l'amour de soi-même 24

HUITIÈME PAS 26

Suite du même sujet dans le dénuement de l'amour intéressé 26

NEUVIÈME PAS 27

Des différents effets de l'amour servile et de l'amour filial 27

DIXIÈME PAS 28

D'une avarice spirituelle que l'amour intéressé produit dans l'âme 28

ONZIÈME PAS 29

D'une sensualité spirituelle que l'amour intéressé produit dans l'âme 29

DOUZIÈME PAS 31

Il se faut dépouiller de toute recherche pour acquérir la pureté d'intention et l'intention droite, simple et déiforme. 31

TREIZIÈME PAS 32

De la pureté d'intention 32

QUATORZIÈME PAS 33

Méthode pour acquérir cette grande pureté d'intention 33

QUINZIÈME PAS 35

Des moyens pour se perfectionner et persévérer dans cette sainte méthode de la pureté d'intention 35

SEIZIÈME PAS 36

Examen de chaque jour pour faciliter cette grande pureté d'intention. 36

DIX-SEPTIÈME PAS 37

De quelques avis nécessaires pour l'oraison mentale 37

DIX-HUITIÈME PAS 41

Des trois degrés différents ou des trois différentes façons pour bien méditer la Passion de Jésus-Christ 41

DIX-NEUVIÈME PAS 42

Du peu de raison que les personnes du monde ont de s'excuser de faire oraisons mentales. que tous, sans exception de sexe, de condition, doivent, peuvent, savent très bien faire ce qu'on fait dans l'oraison mentale. 42

VINGTIÈME PAS 44

Méthode pour l'oraison mentale, très facile à toutes sortes de personnes 44

Premier moyen 44

Deuxième moyen 44

Troisième moyen 45

VINGT-ET-UNIÈME PAS 46

Exercice d'oraison selon cette même méthode 46

Première touche : des reproches 46

Seconde touche : des protestations 47

Troisième touche : de l'union 48

VINGT-DEUXIÈME PAS 49

Examen ou réflexion pour s'examiner dans l'oraison 49

VINGT-TROISIÈME PAS 50

Consolation pour ces âmes qui souffrent de grandes distractions en l'oraison 50

VINGT-QUATRIÈME PAS 51

Consolations pour les âmes qui croient perdre leur temps en oraison parce qu'elles ne peuvent pas s'appliquer 51

VINGT-CINQUIÈME PAS 53

Des fautes que l'on commet et que l'on peut commettre dans l'oraison 53

SECONDE JOURNÉE 55

Du dénuement de l'âme et de la contemplation acquise 56

PREMIER PAS 56

Avant-propos 56

DEUXIÈME PAS 56

De la contemplation acquise 56

TROISIÈME PAS 58

Des deux voies différentes pour arriver à la contemplation 58

QUATRIÈME PAS 60

L'âme doit connaître sa propre opération parce que l'ignorance de son intérieur est un obstacle à la contemplation 60

CINQUIÈME PAS 62

De quelques autres empêchements à la contemplation 62

SIXIÈME PAS 63

Du dénuement de l'âme et de l'âme sensitive 63

SEPTIÈME PAS 66

Un amour trop ardent, quoique pour Dieu, a des effets bien dangereux dans un cœur trop affectif 66

HUITIÈME PAS 67

Pratique de quelques actes intérieurs très propres pour achever ce dénuement des passions 67

NEUVIÈME PAS 69

Méthode très utile pour faire servir la vie des sens à la vie de l'esprit par une application à la Passion de Jésus-Christ 69

De la vue 69

De l'ouïe 69

Du goût et de l'odorat 70

De l'attouchement 70

DIXIÈME PAS 71

Du dénuement des puissances raisonnables 71

De la mémoire 71

ONZIÈME PAS 71

De l'obligation de penser à Dieu et de la nécessité que nous avons de marcher en sa présence 71

DOUZIÈME PAS 73

Exercice de la présence de Dieu très nécessaire pour ce dénuement 73

TREIZIÈME PAS. Éclaircissement sur ce même exercice de la présence de Dieu et de la présence de Dieu extérieure. 75

QUATORZIÈME PAS 77

De la présence de Dieu intérieure 77

QUINZIÈME PAS 79

De la persévérance de Dieu intime ou essentiel 79

SEIZIÈME PAS 82

Du dénuement de l'entendement 82

DIX-SEPTIÈME PAS 83

Des trois différentes manières d'éclairer l'entendement dans la vie contemplative 83

DIX-HUITIÈME PAS 84

Il se faut former des idées universelles de la grandeur de l'être de Dieu pour devenir contemplatif 84

DIX-NEUVIÈME PAS 86

Du nombre presque innombrable des courtisans et de la grandeur immense du palais de notre divin Monarque 86

VINGTIÈME PAS 88

Du grand amour de Dieu envers les hommes 88

VINGT ET UNIÈME PAS 90

De la volonté dans son dénuement, et que les répugnances dans l'exercice de la vertu ne sont pas contre la perfection de la conformité à la volonté de Dieu 90

VINGT-DEUXIÈME PAS 91

Les fautes en fait de dévotion et les pensées agréablement importunes ne doivent pas troubler le repos d'une âme pour les biens qui lui en reviennent 91

VINGT-TROISIÈME PAS 93

Le trop d'attache aux exercices de dévotion est une espèce d'indévotion 93

VINGT-QUATRIÈME PAS 93

Il faut se détacher de toute recherche dans les douceurs intérieures. Du bon usage qu'on doit faire et comme il faut distinguer les bonnes d'avec les contrefaites 93

VINGT-CINQUIÈME PAS 95

Des motifs que Dieu a de nous soustraire les douceurs intérieures. 95

VINGT-SIXIÈME PAS 97

Pourquoi il y a des peines intérieures et des croix honteuses, et d'où elles procèdent 97

VINGT-SEPTIÈME PAS 98

Des croix extraordinaires dans l'état des parfaits 98

VINGT-HUITIÈME PAS 100

Du bon usage des croix 100

VINGT-NEUVIÈME PAS 103

Il faut aimer les croix sans en considérer l'éclat 103

TRENTIÈME PAS 104

De l'anéantissement intérieur dans les croix, particulièrement pour les personnes religieuses 104

TRENTE ET UNIÈME PAS 107

De l'anéantissement intérieur dans les croix et dans les dévotions sensibles 107

TROISIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE 110

Le dénuement de l'esprit et de la contemplation purement mystique 110

PREMIER PAS 110

Avant-propos 110

SECOND PAS 110

Du dénuement de l'esprit dans la contemplation mystique 110

TROISIÈME PAS 111

De la contemplation naturelle 111

QUATRIÈME PAS 113

De la contemplation purement mystique ou négative en général 113

CINQUIÈME PAS 116

Du système ou constitution de l'âme contemplative et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique 116

SIXIÈME PAS 118

De la manière qu'il faut se conduire pour passer de la contemplation acquise à la contemplation passive et comment on doit se comporter dans l'état de la contemplation négative et purement mystique 118

SEPTIÈME PAS 121

De quelques fautes les plus subtiles et de leurs remèdes 121

HUITIÈME PAS 123

Des lumières qu'on appelle expérimentales 123

NEUVIÈME PAS 125

Du portrait et de l'excellence de l'âme contemplative 125

DIXIÈME PAS 127

De la manière qu'on doit entendre ce dénuement de toutes sortes de formes et images dans la contemplation mystique. 127

ONZIÈME PAS 129

De l'objet de la plus sublime contemplation, que Jésus-Christ comme Dieu et homme doit être l'objet ordinaire des plus parfaits contemplatifs, et comment 129

DOUZIÈME PAS 133

Des différentes espèces de repos dans l'oraison de quiétude 133

TREIZIÈME PAS 134

De la manière que toutes les puissances agissent dans ce repos d'oisiveté 134

QUATORZIÈME PAS 135

De la durée de ce repos et des effets que ce goût délicieux produit dans l'âme durant l'oraison de quiétude 135

QUINZIÈME PAS 138

Suite de l'oraison de repos et de celle qui est sans goût et dans les sécheresses 138

SEIZIÈME PAS 140

De l'amour affectif et de l'amour fruitif, du flux et reflux que ces deux amours font dans l'âme contemplative 140

DIX-SEPTIÈME PAS 142

L'on peut s'enivrer d'amour, et de quelques prodigieux effets de cette ivresse spirituelle 142

DIX-HUITIÈME PAS 143

D'une faim sensible et extrême que ces âmes ont de Dieu et d'où vient qu'elles ne sont jamais rassasiées dans leur faim ni satisfaites dans leur amour 143

DIX-NEUVIÈME PAS 145

Des trois différentes élévations de l'esprit dans la contemplation : dans la première l'esprit est en esprit, dans la seconde l'esprit est par-dessus l'esprit et hors de l'esprit et dans la troisième l'esprit est séparé de l'esprit et sans esprit 145

VINGTIÈME PAS 148

Il est très nécessaire de bien comprendre la bonne oisiveté pour ne pas tomber dans la fausse et contrefaite 148

VINGT-ETUNIÈME PAS 151

Des trois sortes de silence dans l'oraison de recueillement 151

VINGT-DEUXIÈME PAS 152

Des trois langues différentes qui peuvent parler dans le silence intérieur 152

VINGT-TROISIÈME PAS 154

De l'anéantissement passif et actif dans le dernier dénuement de l'esprit 154

Traité des extases, ravissements, révélations et illusions 157

Avant-propos 157

CHAPITRE I 157

S'il y a des visions ou révélations et jusqu'où l'âme peut arriver dans ces élévations 157

CHAPITRE II 158

Des visions ou révélations en général 158

CHAPITRE III 160

Des extases et ravissements en général 160

CHAPITRE IV 161

Des ravissements et extases en particulier. De deux sortes de ravissement et de deux ivresses spirituelles. 161

CHAPITRE V 163

Suite du même sujet 163

Des autres ravissements et extases 163

CHAPITRE VI 164

Des effets et des efforts de l'amour divin dans les extases 164

CHAPITRE VII 165

Suite des ravissements plus relevés 165

CHAPITRE VIII 167

De l'état du parfait ravissement plus en particulier 167

CHAPITRE IX 168

Des visions et révélations en particulier 168

CHAPITRE X 170

Des visions ou des fausses illusions de l'Ange des ténèbres 170


Fin

1« Lumière née de la lumière » (texte du Credo).

2Proteste : affirme.

3« Le Seigneur est le Dieu des sciences » (I S 2, 3). On notera que c’est faussement qu’Alexandrin attribue à David (« le Roi-Prophète »), donc aux psaumes, une citation du premier livre de Samuel.

4« Et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils a bien voulu le révéler » (Mt 11, 27).

5Saint Augustin, Rétractions, XX.

6Origène, docteur de l’Église né à Alexandrie vers l'an 185. Il faisait l'admiration des fidèles par ses lumières, son zèle et l'austérité de ses mœurs et fut ordonné prêtre en 220. À l'origine d'un concile, il fut excommunié par l’évêque Dimitrius en raison de sa mutilation. Il vécut trois persécutions sous Septime Sévère et Maximin, où il étonna ses bourreaux par son courage. Il fut le premier à commenter la Bible en entier, et le plus beau de ses ouvrages est Celse, qu'il finit quelque temps avant de mourir en 253.

7S’amusent : perdent leur temps.

8Mt 15, 15.

9Dans l’exercice : dans la pratique.

10« Pour nous, d’être méprisés à cause du Christ » (I Co 4, 10).

11« Car vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3).

12Alexandrin désigne ainsi sainte Thérèse d’Avila.

13Qui se traite : qu’on commence à envisager, en vue duquel on fait des tractations.

14Sainte Thérèse d'Avila, réformatrice du Carmel (1515-1582), proclamée docteur de l’Église en 1970.

15Adage du droit antique : « Si tu veux te marier, épouse un de tes égaux. »

16Jn 13, 15.

17« La distance ou la proximité d’une créature avec Dieu est la ressemblance ou la dissemblance. »

18« Ô bien-aimé Timothée, exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques ; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez vous unir, aussi intimement à celui qui est élevé par-delà toute essence et toute notion. » (Pseudo-Denys, La Hiérarchie céleste, chap. i, trad. Darboy).

19 « Dieu nous a appelés à faire un chemin de trois jours dans le désert pour y offrir un sacrifice au Seigneur notre Dieu » (Ex 5, 3).

20Col 3, 9.

21De vous fâcher et de vous inquiéter.

22D’abord : aussitôt.

23« Qui seule habite une lumière inaccessible » (I Tm 6).

24Lacets : filets, pièges.

25Ps 9, 15.

26Cf. Phil 3, 7.

27« Là où est ton trésor, là est aussi ton cœur » (Mt 6, 21).

28Saint Jérôme, sur Jérémie, II, v, 2.

29Lc 14, 9.

30« Un homme riche d’Arimatie », Mt 27, 57.

31« N’ayant rien et possédant tout » (II Co 6, 10).

32« Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19, 21).

33Caractère de ce qui est superflu, futilité.

34Cf. I Co 7, 29-31.

35« Elle passe, la figure de ce monde » (I Co 7, 31).

36Syndérèse : intuition des principes moraux ; ici : remords.

37« Ceux qui veulent s’enrichir tombent dans la tentation et dans les pièges du diable » I Tm 6, 9.

38« Comme il sera difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu » Lc, 18, 24.

39Jb 1, 21.

40Docteur de l’Église né en 390, de nationalité romaine, ami de Basile de Césarée, ordonné prêtre par son père. Ordonné évêque, il devient le premier évêque auxiliaire. À la mort de son père, il mène une vie cénobitique et combat l'arianisme et les divisions de l’Église de Constantinople. Il cherche à défendre la place de l'Esprit Saint dans la théologie orthodoxe. Il développe la théologie chrétienne et principalement la nature divine de l'Esprit Saint comme personne de la Trinité. Il est aussi connu comme l'un des trois pères cappadociens.

41Zénon d’Élée, philosophe grec (490-430 av. J.-C.), habile dialecticien qui, selon Aristote, serait l'inventeur de la méthode de raisonnement qui cherche à établir la vérité en défendant successivement des thèses opposées. Il montre les portes de la vérité et de la fausseté.

42Cratès de Thèbes (365-285 av. J.-C.), philosophe cynique de l'antiquité, vit une vie de misère avec son épouse malgré sa fortune ; maître de Zénon et fondateur du stoïcisme.

43« Des embarras condamnés et morts » (d’après Tertullien, De cultu feminarum, i).

44« Qu’elle enlève les adultères d’entre ses sein » (Os 2, 4).

45Charles Borromée (1538-1584) Cardinal, grand artisan dans son diocèse de la Réforme Catholique voulue par le Concile de Trente, il est considéré comme un modèle d'évêque post-tridentin.

46« Nul ne peut servir deux maître » (Mt 6, 24).

47« Car il vient, le prince de ce monde, et il n’a sur moi aucune prise » (Jn 14, 31).

48S’excusent de pratiquer : se donnent des excuses pour ne pas pratiquer.

49Rencontre : occasion.

50Cf. Rm 8, 35.

51Ps 69, 21.

52Ménage : économie.

53À fausse enseigne : sans raison valable.

54« Ce ne sont pas ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des Cieux, mais ceux qui font la volonté de mon Père » (Mt 7, 21).

55Action par laquelle on se recueille en soi-même. Profonde récollection. Récollection intérieure. Il n'est en usage que dans le style de dévotion.

56Saint Thomas d’Aquin. Somme Théologique (2. 2. Question 148.)

57Jean de Ruisbroek ou Jan van Ruysbroec (1293-1381). Il tient une grande place dans le courant de la mystique rhéno-flamande. Ses ouvrages ont été inspirés par les doctrines du Pseudo Denys l'aéropagite.

58« Avec ardeur ».

59(je pense que c'est) Saint Grégoire le Grand, Docteur (540-604) grand par sa science et sa sainteté, grand par les merveilles qu'il opéra. Il distribua toutes ses richesses aux pauvres. Il devint pape et se préoccupa de l'évangélisation de l'Angleterre. Il est célèbre pour avoir réformé la liturgie et perfectionné son chant ecclésiastique. Il doit aussi sa notoriété à ses nombreux sermons et homélies.

60 p.55, 0059 Les suppressions de grâces.

61Saint Bernard de Clairvaux, Docteur de l’Église (1090-1174). L'Abbé de Clervaux est un moine français, réformateur de la vie religieuse, directeur de consciences et promoteur de l'ordre cistercien, il recherche par amour du Christ la mortification la plus dure.

62C’est une science expérimentale : on sait d’expérience.

63Tirer une conséquence de quelque chose, conclure : de là vous devez conclure à la perte...

64Je trouve que cela exprime l'inverse...

65Benoît de Canfield (1562-1611), La Règle de perfection : quinze chapitres de la volonté de Dieu essentielle.

66Discrétion : discernement, sens de la juste mesure.

67Col, 3, 17.

68On peut dire que c'est un renoncement à toutes sortes de biens. Fénelon prétend que les mystiques n'ont jamais bien défini la propriété et la désappropriation. Selon lui, la désappropriation des vertus n'est que le dépouillement de toute consolation et de tout intérêt propre.

69Règlement (adv.) : ponctuellement, de manière réglée.

70Jb 7, 20.

71Protestez-lui : assurez-le.

72S’excuser : s’exempter.

73Si 1, 16.

74II Tm 2, 12.

75Application : attirance surnaturelle pour Dieu.

76Comme on veut dire : comme certains le prétendent.

77Actuelle : réelle, effective.

78Syndérèse : remords de conscience.

79« Rien n’est plus contraire à l’espérance que de regarder en arrière » (saint Jérôme, lettre14 — et non saint Augustin).

80Aspiration : élévation de l’âme vers Dieu, par une courte prière ou un regard intérieur.

81Fruitif : qui donne de la fruition, de la jouissance spirituelle.

82Effectif : suivi d’effets, agissant.

83Médiocre : modérée.

84Rencontres : occasions.

85L’auteur veut dire que plus on se laisse aller aux douceurs spirituelles, plus on risque de tomber dans l’illusion de fausses douceurs.

86Se précipiter : tomber dans un précipice.

87S’amuser : s’arrêter inutilement, perdre du temps.

88Prendre l’échange : prendre le change, se tromper.

89« C’est sur un détail qu’on se dispute, et on ne s’occupe pas de ce qui est éternel. » Nous ne savons pas qui est le grand homme auquel il est fait allusion.

90Minuter : combiner, prévoir.

91« Seigneur, apprends-nous à prier » (Lc 11, 1).

92« Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, et renouvelle en mes entrailles un esprit droit » (Ps 50, 12).

93Qu'est-ce que c'est ? p.120, 0092

94Ne serait pas bien novice : serait déjà avancé.

95S’appliquer : appliquer leur esprit à la méditation.

96Évêque et Docteur de l’Église reconnu comme un des plus grands spirituels de tous les temps avec le bienheureux Jean Duns Scot et Saint Thomas d'Aquin. Il est guéri d'une grave maladie après un vœu, fait par sa mère, à Saint François au moment de sa canonisation. Il part étudier à Paris et rentre chez les frères mineurs à 22 ans. Il suit le cursus des études de théologie et enseigne de 1246 à 1257. Il devient ministre général de l'Ordre qui compte 35000 frères. Il réforme l'Ordre et se voit confier des charges diplomatiques par le Pape Grégoire X pour le rapprochement des Églises principalement grecques. Il est chargé de préparer le deuxième concile de Lyon où il meurt en 1274. Il est fait Docteur de l’Église aux environs de 1537 par le Pape Sixte-Quint.

97Mal digérés : sans ordre.

98Sic, pour « celui ».

99Recolliger : recueillir.

100Proprement : à proprement parler.

101« Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8, 28).

102« Donne-moi donc quelqu’un qui aime, et il comprend ce que je dis » (saint Augustin, traité 26 sur l’Évangile de Jean).

103Les idiots : les gens peu instruits.

104Il s’agit du fond de l’âme, lieu où a lieu la rencontre avec Dieu.

105Science et sagesse.

106Ne peut qu’elle n’admire : ne peut s’empêcher d’admirer.

107Gerfon ???

108La volonté.

109La philosophie classique, c’est-à-dire aristotélicienne.

110Ceux que rien ne gêne plus que notre coopération.

111Manque de retenue, exagération .

112Même ceux qui ne laissent pas facilement tromper.

113Sic. Faut-il lire « appétit » ?

114Au sens de construction militaire.

115De : à.

116Sic.

117« Crée en moi un cœur pur et suscite en mes entrailles un esprit droit » (Ps 50, 12).

118« Comme le cerf désire les sources d’eau vive, ainsi mon âme te désire, ô Dieu » ; « Mon âme a eu soif du Dieu fort et vivant » (Ps 41, 2-3).

119« J’ai couru dans la voie de tes commandements, lorsque tu as dilaté mon cœur » (Ps 118, 32).

120S’efforcent : se font violence.

121Saint Bonaventure.

122« En Dieu avec le Christ » (Col 3, 3).

123« Dans lequel les anges désirent plonger leurs regards » (I P 1, 12).

124120.

125« À mort, à mort, crucifie-le ! » (Jn 19, 15).

126Ps 54, 13.

127Felix Porri dit Saint Félix de Cantalice né en 1515 à Cantalice en Italie et mort en1587 à Rome. Frère mineur capucin. Placé à 12 ans comme berger, le garçon se fait remarquer par sa piété et son amour du silence. Aux remarques qu'il essuyait il répondait : il faut se faire saint ! À la suite d'un accident de labour au couvent d'Anticoli di Campana, il est sauvé miraculeusement en 1553. Par la suite il est envoyé à Rome comme frère quêteur et devient l'ami de Charles Borromée et surtout de Philippe Néri. Au moment de la peste en 1530 il est chargé de récolter des fonds et se rendra célèbre par ses austérités, sa charité et sa verve plaisante. Il se nomme « âne des capucins » et à sa mort le peuple réclame aussitôt sa canonisation. Il est le premier saint de l'ordre et le patron des frères non-prêtres.

128Petite chemise en étoffe de crin ou de poil de chèvre portée par les ascètes par esprit de pénitence.

129Il est dangereux : vous courez le risque.

130Un exercice : une épreuve.

131Prévenu : préoccupé.

132Pr 23, 26.

133En écorce : à la surface, superficielles.

134C’est-à-dire où on le voit face à face.

135Soliloques, ii, 1.

136Ps 118, 168.

137Pentes : inclinations du cœur.

138Confessions X, vii.

139Intéresser : affecter.

140« D’éternité en éternité » (Ps 102, 17).

141C’est-à-dire qu’il serait plus facile de soutenir la vue des démons, lesquels, au moins, continuent à subsister en Dieu, que celle d’une hypothétique créature qui subsisterait en dehors de lui.

142« Toutes les œuvres du Seigneur, bénissez-le, louez-le et exaltez-le dans les siècles » (Dn 3, 57).

143Soigneusement : pour prendre soin de toi.

144Il ne s’agit pas ici d’une citation littérale de saint Augustin mais d’une paraphrase des idées exprimées dans les Confessions, à partir de la fameuse exclamation « Bien tard je t’ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle ! » La citation biblique et tire de Pv 8, 31.

145Chemin de perfection, xxix.

146Barbe Acarie (1566-1618), laïque mariée, introductrice du Carmel en France, puis carmélite sous le nom de Marie de l’Incarnation.

147Traité VIII sur l’Évangile de Jean.

148Ce depuis : depuis ce jour-là.

149Présence actuelle : l’âme fait un acte intérieur pour se mettre en présence de Dieu ; opposée à la présence passive de Dieu en l’âme, où elle n’a qu’à le laisser faire.

150« Voyez que moi je suis le seul [Dieu] » (Dt 32, 59).

151Frère Gilles d’Assise ou de Pérouse, l’un des premiers compagnons de saint François.

152« Et les justes sont en fête, ils se réjouissent en présence de Dieu et il exultent de joie » (Ps 67, 4).

153« Lorsqu’on s’approche de Dieu, il faut croire » (Hb 11, 6).

154Le texte passe sans crier gare du pluriel au singulier.

155Qui souffre : qui consent à.

156Saint Denys l’Aréopagite, en réalité le Pseudo-Denys. Cf. Traité des noms divins, chap. ii.

157Espèces : images.

158« Parce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents et que tu l’as révélé aux tous petits  »(Mt 11, 25).

159« Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l’œuvre de ses mains » (Ps 18, 2).

160Saint François d’Assise.

161« Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il divise les eaux d’avec les eaux » (Gn 1, 6).

162« Et que toutes les eaux par-dessus le ciel louent le nom du Seigneur » (Dn 59, 60).

163Saint Bernardin de Sienne (1330-1444), orateur franciscain. Il est surnommé l'Apôtre de l'Italie. Très jeune il abandonne son patrimoine à la charité et prend l'habit des frères mineurs de Saint François. À 25 il a l'autorisation de prêcher et devient très populaire. En 1411 il est tombe malade de la peste et guérit il arpente toute l'Italie et il est reconnu comme prédicateur dénonce le vice régnant en particuliers l'usure et devient l'instigateur du mont-de-piété. Malgré sa popularité il est accusé d’hérésie par un dominicain mais il est soutenu par les papes.

164Rm 1, 20.

165Is 6, 1.

166Jb 25, 3.

167Hugues de Saint-Victor (1096-1141) philosophe, théologien et auteur mystique du Moyen Âge, entré chez les chanoine réguliers de Saint Victor il est vite reconnu comme le plus grand théologien de son temps et surnommé le nouvel Augustin.

168Illustre : lumineuse.

169« Ils diront la gloire de ton règne et parleront de ta puissance, pour faire connaître aux fils des hommes ta puissance » (Ps 144, 11).

170« Ô Israël, qu’elle et grande la maison du Seigneur, qu’il est vaste le lieu de son domaine, il n’a pas de borne, il est élevé et immense » (Ba 3, 24).

171« Tu veux être aimé ? Aime » (attribué à Sénèque).

172« Aime l’amour qui t’aime depuis toute éternité » (Jean de Bona, Via compendii ad Deum, xvi).

173« D’un amour éternel je t’ai aimé » (Jr 31, 3).

174Saint Cyrille, Sur la première lettre aux Thessaloniciens, v).

175Né à Carthage entre 150 et 160. excellent élève, il étudie la rhétorique, la jurisprudenc, les sciences, la philosophie… En 193 il se convertit au christianisme, il est séduit par l'esprit de sainteté et d'humilité qu'il découvre chez les chrétiens persécutés et sa conversion est rapide et décisive. On lui doit cette phrase : « On ne naît pas chrétien, on le devient ». Moraliste intransigeant, il est connu pour ses traités sur la femme, le mariage, la chasteté ou le jeûne. Il est considéré comme le premier auteur chrétien à énoncer la foi en latin. C'est en 207 que sa vie prend un tournant, il rompt avec l’Église traditionnelle et ses positions deviennent rigoristes. Il combat avec acharnement les hérésies gnostiques qui minent la chrétienté du IIIème siècle. Il a beaucoup inspiré Cyprien de Carthage et meurt à Carthage vers 220.

176Saint Augustin, Manuel, xx.

177Se heurtant au bois de la croix ou heurtant le bois de la croix. p.251, 0159.

178« Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous les deux dans un trou » (Mt 15, 14).

179Tissu : tissé.

180« Que tout genou fléchisse au nom de Jésus, au ciel, sur terre et aux enfers » (Ph 2, 10).

181« Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi » (Mt 26, 37).

182Des arguments : des preuves.

183Le sexe : le « beau sexe », les femmes.

184Cet exercice : cette épreuve.

185Courriers : messagers (à l’origine, les postiers qui portaient le courrier en diligence).

186Pas : étape..

187Comprendre : Ne point quitter la présence de Dieu sous prétexte de nous appliquer à la prière vocale que nous avons commencée pour son service, à moins qu’il ne nous donne lui-même notre congé, autrement dit ne fasse lui-même cesser l’épisode contemplatif qu’il a fait naître.

188Quoiqu’il ne nous soit pas permis de recevoir ces douceurs pour notre satisfaction.

189Dès qu’elles commencent à être déversées en nous.

190Cf. I Co 3, 1.

191Comprendre : goûter Dieu et sentir ces sensibilités.

192Pâtir : être passif.

193Rm 12, 16.

194En peinture : en apparence.

195Henri est probablement né au début du xvème siècle à Erp au Pays-Bas.Henri est probablement né au début du XVe siècle, à Erp, dans les Pays-Bas On ne sait rien sur ses années de formation, c'est en 1445 qu'on découvre qu'il est recteur d'une communauté de Frères de la vie commune, une congrégation hollandaise En 1447, à Gouda il est recteur à la Maison Saint-Paul, où il organise des conférences religieuses, sa congrégation étant très attachée à stimuler efficacement la vie intérieure des laïcs. Trois ans plus tard, lors d'un pèlerinage à Rome, il est impressionné par le renouveau spirituel dont font preuve les franciscains du couvent de l'Aracoeli, qu'il demande à être admis dans leur communauté. Il décide alors d'entrer dans l'Observance franciscaine, sans doute pour renouer avec une forme de vie plus contemplative. C'est ainsi qu'il devient gardien (= supérieur) du couvent de l'Observance à Malines en 1454, puis à Anvers, de 1460 à 1462. Après avoir fondé une maison à Boetendael (près de Bruxelles), il est élu vicaire provincial de 1470 à 1473. Sous son impulsion, de nouvelles communautés voient le jour à Herenthals, Amersford, Bolsward et Leeuwarden. Ayant été nommé pour la troisième fois gardien du couvent de Malines en 1473, il y décède, le 13 juillet ou le 22 février 1477. Il sera enterré dans l'église du couvent. Mort en odeur de sainteté, il laisse un grand renom de prédicateur auprès des religieux, des religieuses et des laïcs; mais également une œuvre mystique abondante, qui puise principalement son inspiration dans l'enseignement de ,Ruysbroeck "Héraut de Ruusbroec" souvent donné à Harphius. Publiée en 1538 par les chartreux de Cologne sa Theologia mystica est devenue très rapidement un modèle du genre, en particulier dans l'ordre franciscain.

196« Il donne de vouloir et d’accomplir » (Ph 2, 13).

197« Pourquoi Seigneur, es-tu parti si loin, pourquoi avoir fait éclater ta fureur ? » (Ps 73, 1.)

198Confidemment : avec confiance.

199« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps 21, 2.)

200Sainte Théodora d’Alexandrie († 491), qui expia son adultère déguisée en homme dans un monastère de moines, avant d’être accusée, toujours prise pour un homme, d’avoir engendré un enfant, dont elle s’occupa jusqu’à sa mort plutôt que de se disculper en révélant son sexe.

201« Il sera saturé d’opprobres » (Lm 3, 30).

202« Au torrent il s’abreuve en chemin » (Ps 109, 7).

203« Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1, 29, liturgie de la messe).

204« Si nous souffrons avec lui, avec lui nous régnerons » (II Tm 2, 12).

205« Exulte et réjouis-toi. »

206« Nul ne sera couronné s’il n’a pas combattu selon les règles » (II Tm 2, 5)

207« Ô bonne croix ! »

208« Comme le cheval et le mulet, qui ne comprennent pas » (Ps 31, 9).

209Celui qui est sous l’autorité d’un supérieur.

210La république : les affaires publiques, le bien de la cité.

211Comprendre : ils ne se soucient pas d’être dans la géhenne des humiliations, pourvu qu’ils n’aient pas à leur donner leur assentiment intérieur.

212« Il tourne comme un lion rugissant cherchant qui dévorer » I P 5, 8

213L’auteur joue sur l’expression « qui vive ? », à laquelle il donne son sens habituel, l’interrogation d’une sentinelle à l’affût d’un possible ennemi, avant de la prendre au sens littéral, « qui vit [en moi-même] ? », pour y répondre par l’affirmation de saint Paul.

214Ga 2, 20.

215« Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur » (Ps 88, 1).

216Souris : sourire.

217« Sous sa langue, torture et douleur » (Ps 9, 29).

218Bienheureux Grégoire Lopez († 1596), espagnol ermite au Mexique.

219Retiré : donné l’hospitalité pour vivre dans la retraite.

220Adressante : s’adressant.

221« Car vous êtes morts et votre vie et cachée dans le Christ » (Col 3, 3).

222Ps 131, 14.

223Jean Tauler est né vers 1300 et mort à Strasbourg en 1361. Il fit partie de l'ordre des dominicains, comme Maître Eckhart dont il fut l'élève. Son enseignement s'apparente à ce dernier et es prédications se placent dans la droite lignée de Maître Eckhart. Elles développent surtout le thème du détachement et prêchent une ascèse apparemment austère, mais qui,au XIVème, est nettement moins doloriste que les autres : il demanda à la commanderie Saint Jean à Strasbourg (aujourd'hui ENA) de largement modérer son ascèse. Il a probablement fait ses études au studium à Cologne et a séjourné à Bâle, lors du conflit entre le pape et l'empereur, où les dominicains, ayant pris le parti du pape, furent expulsés de la ville ; mais à part quelques voyages il passa toute sa vie à Strasbourg. Il conseillait les « Amis de Dieu » orthodoxes, dont les béguines comme (Marguerite Ebner) vivaient librement dans la pauvreté dans une communauté retirée afin de s'entraider dans leur quête d'une voie intérieure. Ce fut un remarquable prédicateur. Il mourut au couvent des dominicains de Saint Nicolas in Undis, où sa propre sœur était religieuse. Il est cité parmi les réformateurs strasbourgeois de l'Ordre dominicain dans le manuscrit Liber reformationis ordinis praedicatorum in Germania, avec Maître Eckhart.

224Qui mettra merveilleusement en lumière toute la mystique.

225Sans milieu : sans intermédiaire (terme de la mystique rhéno-flamande).

226Dieu.

227Sans pouvoir se retrouver.

228« Il habite une lumière inaccessible » (I Tm 6, 16).

229« Comme tu illumines ma lampe, illumine mes ténèbres, Seigneur » (Ps 17, 29).

230La fantaisie est l’imagination en tant qu’elle est capable de combiner des images pour en former de nouvelles.

231Espèces : images.

232L’action que Dieu opère à l’intérieur de l’âme.

233Un absorbement : une absorption.

234« Devenu obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Ph 2, 8).

235I S 3, 9.

236Ps 2, 12.

237Comme si c’était le but de la contemplation.

238Ep 3, 18.

239Cf. Cassien, Conférences, IX.

240Milieu : intermédiaire, ici au sens négatif d’obstacle.

241Remises : interruptions.

242La suspension de l’activité des puissances.

243Ceux : les remèdes.

244Réïtant : réitérant.

245Efficace : efficacité.

246Il se produit : il se dresse.

247Départ : donne en partage.

248Tout de même : de la même façon.


249Superessentielle ou suressentielle : terme utilisé par Ruusbroec pour désigner la vie surnaturelle.

250Conformité : adhésion à sa volonté.

251Au sens où ils ne prennent pas les moyens pour éviter le naufrage.

252Cf. saint Augustin, Commentaire du Sermon sur la montagne.

253Le pôle Nord.

254« Dieu est amour » (I Jn 4, 8).

255« Aimons l’amour abyssal qui nous aime depuis toute éternité » (Harphius, Théologie mystique, III, iv, 28).

256« Toute contemplation s’achève dans l’affection et une union désirable » (id. III, v, 34).

257« Goûtez et voyez » (Ps 33, 9).

258Sans moyen : sans intermédiaire.

259Se tire : dérive.

260Que l’âme perçoit.

261Déformabilité : difformité.

262Inférer : déduire.

263« Quatre choses sont requises pour la contemplation parfaite, à savoir l’élévation de l’esprit, la persévérance dans l’attention, l’excès de l’admiration, la jubilation qui liquéfie. » Nous n’avons pu identifier ce passage de saint Bernardin de Sienne (1380-1444), qui ne constitue sans doute pas une citation exacte mais un résumé de sa doctrine.

264L’entendement est la partie de l’intelligence qui va procéder à la réflexion discursive.

265(Saint Bonaventure, Itinéraire de l’esprit vers Dieu, vii).

266« [Nous voyons] maintenant en énigme, alors nous verrons face à face » (I Co 13, 12).

267« Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portes éternelles, qu’il entre, le roi de gloire » (Ps 23, 7).

268Le Jour mystique ou l’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, 1671, par le capucin Pierre de Poitier (rééd. Centre Saint-Jean-de-la-Croix 2016).

269« Ce sommeil vient de cette très grande opulence de grâce dont Dieu gratifie l’âme » (Tauler, lettre 2).

270Notion : connaissance.

271« Où il y a le plus grand, le plus petit cesse. »

272C'est-à-dire qu’elle ne comprend même pas qu’elle entend quelque chose.

273Tempérament : disposition.

274Introversion : entrée en soi-même, recueillement.

275Sans reprises : sans interruptions.

276Pressures : oppressions.

277« Un corps corrompu alourdit l’âme » (Sg 9, 15).

278Sic, malgré « les uns » plus haut dans la phrase.

279La grâce.

280Se prend : se raccroche.

281À peine de : sous peine de.

282Viande : nourriture.

283Sans qu’il semble devoir s’adoucir.

284Terme vieilli. Union ou amour fruitif : qui donne de la jouissance.

285« Celui qui s’unit au Seigneur est avec lui un seul esprit » (I Co 6, 17).

286« Les apôtres semblaient pleins de vin doux » (cf. Ac 2, 13).

287Massé de Marignano, compagnon de saint François.

288« En effet le cœur non seulement sautera dans le corps, mais même il s’ouvrira, se fermera à la manière d’une porte, en sorte que la plupart pourront l’entendre » (Théologie mystique, II, iii, 42).

289« Malheureux homme que je suis ! Qui me libérera de ce corps de mort ? » (Rm 7, 24.)

290« Au contraire, celui qui se nourrit des délices spirituelle est d’autant plus affamé que dans sa faim il s’en nourrit davantage » (saint Grégoire le Grand, homélie 36 sur l’Évangile).

291Sic, pour « qui ».

292« Un désir famélique est dirigé vers Dieu » (Harphius, Théologie mystique, III, ii, 11).

293« En effet elle brûle de jouir pleinement de Dieu, que tous ses efforts sont impuissants à saisir. »

294« Les délices spirituelles augmentent en effet le désir dans l’âme à mesure qu’elles la rassasient. Car plus on goûte leur saveur, mieux on les connaît, et plus on les aime avec avidité » (saint Grégoire le Grand, homélie 36 sur l’Évangile).

295Une pinnule est une plaque de cuivre élevée perpendiculairement à chaque extrémité d'une alidade (règle mobile qui servait de raporteur pour calculer les angles) et percée d'un petit trou pour laisser passer les rayons de la lumière. p.446, 0259. je n'ai rien trouvé pour habilade.

296Théologie mystique, III, 3, 17.

297Sic, nous proposons de lire « ignore ».

298« Je me trouvai en esprit le jour du Seigneur » (Ap 1, 10).

299L’oisiveté.

300« Comme le connu dans celui qui connaît et l’aimé dans celui qui aime. »

301Mt 7, 16.

302Mot attribué au philosophe Xénocrate de Chalcédoine.

303Devant que de : avant de.

304« Et il les engageait par un serment à garder le silence » (saint Jérôme, À Népotien, I. Jérôme parle d’ailleurs d’Hippocrate et non de Socrate).

305« Il s’assiéra solitaire et il se taira parce que [le Seigneur] l’a imposé sur lui » (Lm 3, 28, et non Isaïe comme l’écrit Alexandrin).

306« Alors on a Dieu, on parle avec lui et le cœur est enseigné par ses paroles sans paroles et sans syllabes. »

307« Il dit et elle furent créés » (Ps 148, 6).

308« Je suis celui qui suis » (Ex 3, 14).

309« Dans la fine pointe de l’âme ».

310Se fait une peine : s’afflige.

311« Donne-moi donc quelqu’un qui aime et il comprend ce que je dis, donne-moi quelqu’un qui désire, qui brûle, qui chemine dans ce désert et a soif et soupire après la source de la patrie éternelle, donne-moi un tel homme et il sait ce que je dis » (saint Augustin).

312Aux personnes qui en font l’expérience.

313« Tu m’as manifesté le mystère et le secret de ta sagesse » (Ps 50, 8).

314« De la grandeur de l’amour dépend le mode de la révélation divine » (Richard de Saint-Victor, La Grâce de la contemplation, IV).

315« J’ai vu le Seigneur face à face » (Gn 32, 30).

316« Personne, voyant le Seigneur, ne peut vivre de cette vie où l’on vit mortellement dans les sens du corps » (saint Augustin, La Genèse au sens littéral, cité par la Somme de saint Thomas d’Aquin Iia 2ae).

317En philosophie thomiste l’âme est la forme du corps, son principe vital.

318« Par mode de forme immanente ».

319« Par mode de cette passion transitoire ».

320Tourne : forme.

321Dn 5, 26.

322Ac 10.

323II Co 12, 2-4.

324« C’est une élévation par l’Esprit divin vers certaines réalités surnaturelles, avec abstraction hors des sens. »

325Comprendre : sont d’autant plus parfaits qu’ils se font dans une partie plus élevée.

326Un des premiers compagnons de saint François

327« On le croyait ivre de vin doux. »

328C’est-à-dire qu’elle pleure comme sans y penser.

329« Jusques à quand aurai-je à subir ton absence, jusques à quand gémirai-je, mon œil pleurera-t-il à cause de toi, Dieu aimable ? Là est l’hôtellerie où tu reposes joyeux parmi tes bien-aimés, et où tu les rassasies de la manifestation de ta gloire » (Saint Anselme, Méditation XIII).

330Ct 2, 5.

331« [L’amour] ne les laisse pas aimer leur propre droit, mais les transfère entièrement dans ce qu’elles aiment » (Pseudo-Denys, Les Hiérarchies célestes, vii).

332« Le divin amour est un excès de l’esprit, qui produit l’extase » (Pseudo-Denys, Les Hiérarchies célestes, vii).

333« Mon âme s’et liquéfiée quand le bien-aimé a parlé » (Ct 5, 6).

334Être dans une autre chose, séparément de laquelle on ne peut exister. p. 507, 0289

335« Mais d’où il est venu en mon âme, et vers où il en est sorti, j’avoue que je l’ignore » (sermon 74 sur le Cantique des cantiques).

336« Qui est Dieu ».

337La longue phrase d’Alexandrin s’achève sans qu’il lui ait donné de proposition principale, nous avons respecté cette imperfection grammaticale.

338Intromission : action par laquelle un objet ou un organe est introduit dans un autre objet ou organe.

339« Qui transcendent la considération de tout être. »

340« C’est-à-dire quand la puissante intellective connaît à partir de l’affection qui a précédé, et non le contraire. »

341« Il verse une certaine lumière imaginaire à l’intérieur de l’âme, après laquelle ils se sentent comme entièrement voilés par un sac. »

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